Le 7 mars 2024, ENSAE Alumni a reçu Jean-Paul Bouttes, auteur avec Dominique Bourg, philosophe de l’environnement, du livre « Energie » paru chez PUF, pour un dialogue sur l’énergie.

Jean-Paul Bouttes, X et ENSAE 1982, est ancien professeur d’économie à l’Ecole Polytechnique, ancien membre du Comité des Etudes du Conseil Mondial de l’Energie et ancien directeur de la stratégie et de la prospective d’EDF.

Il est intervenu dans les instances nationales et internationales sur l’ouverture des réseaux dans les années 90, dans les débats sur le Climat dans les années 2000 et, plus récemment, dans les débats sur la transition énergétique et l’écologie. Sur ces différentes thématiques, il a porté la feuille de route des électriciens. Il a été l’un des instigateurs de la Chaire Développement Durable, première chaire de l’Ecole Polytechnique.

Toutes ces expériences nourrissent le livre « Energie » paru chez PUF.

Variances : Quelles ont été tes motivations pour écrire ce livre ?

Le sujet énergie et climat, comme celui de la transition énergétique, suscitent des débats passionnés. Les lecteurs potentiels ne savent pas forcément quels sont les sujets qui font consensus et sur quoi portent les sujets de divergence. Un des objectifs du livre est de poser les bases d’un débat informé et de recentrer le débat sur les « bons » sujets, de clarifier les points d’accord et de désaccord sur le sujet de l’énergie, ce qui suppose de partager les données clés et de challenger les positions.

Ce livre est aussi l’opportunité de dialoguer avec Dominique Bourg, sur les points de convergence et de divergence. Et ainsi de contribuer à mettre en avant le besoin d’une vision systémique de l’énergie à la fois dans les sociétés et les écosystèmes : nous allons y revenir dans la suite.

Variances : Dans ce livre, tu remets en perspective l’histoire longue des transitions énergétiques. Mais auparavant : comment définir l’énergie ? Quel est son rôle pour nos sociétés humaines ?

L’énergie est consubstantielle du métabolisme vivant, depuis l’utilisation du feu chez les chasseurs-cueilleurs du paléolithique supérieur, la biomasse des cultures et la force des animaux domestiques au néolithique, l’utilisation de l’eau et du vent pour les grandes civilisations hydrauliques et maritimes de -3000 à +1000, jusqu’au charbon ou au pétrole et à l’atome plus récemment. Les données historiques montrent que les révolutions industrielles marquent un avant/après dans l’histoire longue de l’énergie : si la corrélation entre croissance et consommation énergétique a été très forte depuis la révolution industrielle, ce n’a pas toujours été le cas: il y a eu de la croissance depuis le néolithique jusqu’aux années 1800, essentiellement liée à l’augmentation de la population, avec une augmentation des tep[1]/habitant/an faible, comme pour le ratio PIB/hab ; on observe aujourd’hui, depuis un peu plus d’une vingtaine d’années, une croissance moins liée à une hausse des tep/habitant/an, en particulier dans les économies avancées.

Bien sûr, l’évolution de la consommation globale d’énergie est d’abord liée à l’évolution de la démographie. En 1800 la population mondiale est d’environ 1 milliard d’habitants, la consommation d’énergie de 0,5 tep/habitant et le niveau de vie autour de 600$/habitant ; en 1950, 2,5 milliards d’habitants et un niveau de vie supérieur à 2000$/habitant (extrait d’une chronique longue en $ de 1990) ; en 2015, 7,5 milliards d’habitant, environ 2 tep/habitant et un niveau de vie approchant les 9000$/habitant.

Les deux révolutions industrielles, celle de 1820 à 1910 autour de l’exploitation du charbon (dans un contexte, rappelons-le, d’épuisement des forêts) et de la sidérurgie, avec en son cœur la machine à vapeur, et celle de 1910 à 2020 autour du pétrole et de l’électricité, avec le moteur à explosion et le moteur électrique, illustrent bien le rôle central des « convertisseurs d’énergie » qui permettent de capter, transformer, transporter, et utiliser l’énergie au bon endroit, sous la bonne forme, et au bon moment.

  • La question centrale n’est pas la rareté des stocks d’énergie, mais l’innovation dans les convertisseurs d’énergie : comment capter l’énergie, la transporter, la transformer, et tout cela à un coût raisonnable?
  • A noter que l’on observe une décorrélation progressive entre consommation d’énergie et PIB sur les 20 dernières années, ce qui signifie que la décroissance du PIB n’est pas inéluctable en accompagnement de la transition énergétique.

Variances : Quel rôle des « convertisseurs d’énergie » aujourd’hui ? quels enjeux industriels hier, aujourd’hui et demain ?

Les convertisseurs d’énergie sont donc tous les systèmes techniques qui permettent de capter l’énergie et de la transformer (les panneaux photovoltaïques pour le rayonnement du soleil ou les centrales nucléaires pour l’uranium), puis de la transporter (les transformateurs et les lignes électriques) et enfin de l’utiliser chez le consommateur (une pompe à chaleur, un moteur électrique…).

Une transition énergétique réussie, c’est la capacité à mobiliser des savoir-faire scientifiques et techniques pour fabriquer efficacement ces convertisseurs ; c’est donc aussi une révolution industrielle.

Cela est d’autant plus vrai aujourd’hui avec les progrès scientifiques et l’accès « théorique » actuel à toutes les énergies, nucléaire, solaire, chimique… L’enjeu est l’accès « économique et industriel ».

Qu’il s’agisse de la première révolution industrielle ou, nous nous allons le voir, du programme nucléaire français, ces transformations lourdes sont plus complexes que la vision simplifiée souvent vulgarisée d’une simple découverte ; elles ont supposé un alignement de tous les acteurs permettant une industrialisation progressive de toutes les composantes de ces convertisseurs et assurer une baisse très significative du coût des services rendus par l’énergie.

Ainsi, un retour sur le programme nucléaire français permet de sortir des idées reçues :

– le programme nucléaire n’a pas été une décision « d’un clic » en réaction au choc pétrolier de 1973, grâce à la copie de la technologie américaine et grâce à la tradition « colbertiste » d’intervention de l’Etat,

– il est au contraire préparé de longue date de 1945 à 1975, avec une organisation de l’Etat efficace et inédite sur un ensemble de grands projets industriels civils, qui sait s’ouvrir des options et décider au moment opportun, disposer des compétences et bâtir les ressources industrielles nécessaires.

Cet alignement de tous les acteurs est particulièrement nécessaire aujourd’hui pour l’électricité, meilleur vecteur énergétique actuel en termes d’usage (avec toutefois des enjeux importants sur le stockage), compte tenu notamment de l’importance des économies d’échelles au niveau des moyens de production, ou encore du lissage et de la mutualisation des pics de consommation permis par la solidarité assurée par les réseaux de transport et de distribution.

Pour généraliser l’usage des convertisseurs, il faut d’une part passer au stade « industriel » : l’énergéticien doit être sidérurgiste, chimiste, mécanicien, spécialiste des matériaux, de la thermo hydraulique… Il faut également s’assurer de la cohérence d’ensemble et dans le temps entre ces chaînes de convertisseurs d’énergie, de leur cohérence avec les enjeux environnementaux ainsi que de la maîtrise industrielle nécessaire pour les fabriquer et les exploiter avec des chaines de valeur suffisamment résilientes et souveraines : le rôle de l’Etat est donc central pour la gestion long terme de ces biens communs et dans cette approche systémique que j’évoquais au début.

Deux exemples de ces rebouclages systémiques technologie-économie-société-environnement :

  • Une des solutions majeures pour la décarbonation réside dans les énergies renouvelables comme le photovoltaïque ou l’éolien. Ces technologies présentent des caractéristiques spécifiques : elles ne sont pas pilotables et sont décentralisées. En conséquence, elles demandent des moyens de production ou de flexibilité plus importants pour compenser les périodes sans vent et sans soleil et elles requièrent plus de réseau que les systèmes fondés sur les énergies pilotables. Ceci a deux types d’implications socio-économiques majeurs : cela renchérit leur coût de manière croissante avec leur pénétration et cela pose la question pratique du développement des réseaux, notamment en termes d’acceptabilité et de rythme de développement.
  • Par ailleurs, chaque technologie a des caractéristiques propres en termes de besoin en espace (mesuré par la surface des installations nécessaire pour produire un kWh) ou de quantité de matériaux utilisés (par exemple kg de cuivre, d’acier ou de nickel nécessaire par kWh produit). Ces besoins sont très contrastés entre les technologies décarbonées : il faut, par exemple, 100 à 500 fois plus d’espace et entre 3 et 10 fois plus de matériaux pour produire 1 kWh éolien ou photovoltaïque que pour produire 1 kWh nucléaire. Ces caractéristiques technologiques ont d’importantes conséquences sociales et environnementales : en termes d’acceptabilité ou d’utilisation de l’espace, d’arbitrages entre utilisation de l’espace pour l’énergie et pour l’agriculture ou les forêts, en termes de biodiversité ou encore d’impact environnemental et social des mines nécessaires aux différents mix énergétiques possibles.

Deux exemples actuels de réussite en termes de souveraineté et de maîtrise industrielle :

  • La Chine et la maitrise industrielle des technologies bas-carbone en particulier les panneaux photovoltaïques : de premières usines test en 2000-2010, à la maîtrise de tous les maillons de fabrication depuis 2015 (y compris les machines et robots des chaînes de fabrication actuellement) et un quasi-monopole sur le raffinage des matériaux critiques;
  • Les Etats-Unis : leaders dans la préparation de l’avenir avec leur pratique d’une « fusée à 3 étages » pour leur plan d’investissement d’avenir (ARPA-E) : prospective technologique à plusieurs décennies, plan stratégique par technologie à 10 ans, appels d’offre et financements (prototypes, démonstrateurs). Le tout soutenu par une politique de souveraineté industrielle vigoureuse avec l’Inflation Reduction Act qui mobilise plusieurs centaines de milliards de dollars pour la relocalisation industrielle aux Etats-Unis.

Tant aux US qu’en Chine, les décideurs qui allouent les subventions sont des commissions de très haut niveau scientifique et industriel.

Variances : Quels sont les enjeux pour les prochaines décennies au niveau national et au niveau mondial ? quelle feuille de route pour décarboner l’énergie et l’électricité ?

 Le scénario NetZero établi par l’AIE en 2021 d’atteinte d’un niveau de réchauffement de +1,5°C en 2100 par la neutralité carbone au niveau mondial en 2050 est intéressant par la cohérence des hypothèses, même si on le sait aujourd’hui largement impossible à atteindre compte tenu de l’inertie du système énergétique et des besoins et des comportements humains : de tels scénarios de « backcasting » où on s’impose les résultats à l’arrivée ne sont donc utiles que par l’explicitation des principales hypothèses pour pouvoir les questionner et les faire évoluer. D’autres scénarios plus récents ne prévoient pas la neutralité carbone en 2050 et font l’hypothèse que l’on compensera les excès d’émissions dans la seconde moitié du siècle par des émissions négatives (via le recours à des centrales brûlant de la biomasse avec capture et séquestration du CO2) pour tenir des objectifs climatiques ambitieux. Ce sont également des scénarios de backcasting, sans certitude sur la capacité à les mettre en oeuvre en pratique.

Toutefois, quelques leviers rapides peuvent et sont mis en œuvre, comme remplacer le charbon par le gaz ou ne pas fermer les centrales nucléaires existantes et prolonger leur durée de fonctionnement. Par ailleurs, selon les résultats du GIEC, on ne pourra pas se passer complètement des énergies fossiles et le net zéro nécessitera donc des émissions négatives. Or les technologies de captage sont encore limitées.

Au-delà des incertitudes liées à notre capacité à mettre en oeuvre les scénarios les plus ambitieux, il faudra faire face à de nouvelles difficultés et de nouveaux risques :

  • Géopolitiques : dépendance aux Etats-Unis et à la Chine en matière de technologies décarbonées et de leurs chaines de valeur des minerais.
  • Sécurité d’approvisionnement en hydrocarbures : comment l’assurer dans un monde où les besoins baissent mais à un rythme incertain ?
  • Des questions non résolues et des interrogations sur la pertinence de l’utilisation de l’hydrogène comme vecteur énergétique (fuites, rendements[2], explosions, etc.).
  • Concernant les pays en voie de développement, il est indispensable de les impliquer pour avoir un impact fort sur l’évolution du climat. Dans le même temps, il n’est pas possible de leur imposer des règles qui ralentiraient leur développement ; pour maîtriser les coûts liés à un passage à une énergie décarbonée, les pays développés devront leur proposer des transferts technologiques ou un soutien financier.

Malgré ces difficultés, il existe bien des chemins pour atteindre des objectifs ambitieux aux horizons 2050-2100 concernant tout à la fois la diminution des émissions de gaz à effet de serre, l’accès à une énergie et à une électricité à coût qui demeure maîtrisé et la sécurité des approvisionnements en énergie des différentes régions du monde.

Mais il faut pour cela changer le regard et déplacer le questionnement :

  • D’abord en réalisant le rôle central dans les sociétés humaines, comme dans le métabolisme du vivant, des « convertisseurs d’énergie » et donc des technologies de transformation, de transport et d’usage des sources d’énergie dans leur relation étroite et multiforme avec nos sociétés comme avec nos écosystèmes. Cela implique alors de sortir d’une vision manichéenne et idéologique de ces systèmes techniques.
  • En accordant beaucoup plus d’attention à l’analyse précise des avantages et des inconvénients des différentes solutions de décarbonation, aux conditions de réussite de leur mise en œuvre industrielle et aux dimensions systémiques des réseaux d’électricité et, demain, d’hydrogène et de capture et transport de CO2.
  • En articulant mieux les choix des sociétés sur la sobriété et l’organisation des villes et de l’espace, par la planification à long terme, avec les choix d’infrastructures et des convertisseurs d’usages adaptés.
  • Enfin, en intégrant les dimensions internationales climat-biodiversité-géopolitique pour permettre à l’ensemble des pays, en développement, émergents et développés, de contribuer de façon efficace et juste à ces objectifs et de façon robuste aux conflits et confrontations futures.

Au fond, il s’agit de transformer nos façons de travailler ensemble sur ces sujets complexes qui engagent l’avenir de nos sociétés et de nos écosystèmes. Ces défis globaux et d’une complexité inédite appellent de nouvelles formes de coopération et des cadres institutionnels renouvelés à l’échelle des pays comme au plan international.

Il nous faut être plus professionnel et plus précis et, surtout, traverser les lignes des diverses disciplines afin d’impliquer l’ensemble des compétences scientifiques, industrielles et prospectives au cœur de ces démarches au service des citoyens.

 

Mots-clés : Énergie – Convertisseurs – Décarbonation – Environnement – Transition énergétique – Développement durable

 

Cet article a été initialement publié le 23 mai 2024.


[1] Tep : tonne équivalent pétrole. 1 Tep vaut 42 GJ et 11,6 MWh

[2] La fabrication d’hydrogène est aujourd’hui un très gros consommateur d’énergie (liquéfaction à moins 253°C)

Jean-Paul Bouttes