Frédéric Bieber, ENSAE 1990, tient la librairie de Cluny au 1 place Paul Painlevé à Paris dans le 5è arrondissement depuis maintenant 13 ans. Il nous raconte son parcours et nous propose un petit jeu que vous retrouverez à la fin de cet entretien.
Variances : Tu rentres à l’ENSAE en 1987 à 19 ans: comment te projetais-tu à la sortie d’école ?
J’ai grandi dans une famille de scientifiques, ma voie était toute tracée vers les sciences.
A la sortie de l’ENSAE, j’avais 22 ans, certains de mes copains ont poursuivi par une thèse, Je voulais rentrer rapidement dans la vie active :J’ai choisi de rejoindre une structure qui à l’époque se montait (j’étais le 4e embauché, ils sont maintenant plus de 800 !) pour travailler sur SAS, un logiciel de statistiques. Puis j’ai rejoint le GAN. Ensuite je suis parti à Londres pour la Compagnie Générale des Eaux. Je suis rentré à Paris, et l’envie de faire autre chose devenait de plus en plus forte. En 1997, j’ai donc décidé de faire une pause de 6 mois, cette pause dure depuis 27 ans.
Variances : Et une nouvelle aventure a alors commencé
J’ai toujours eu le goût pour les livres et pendant mes études j’ai commencé à acheter, collectionner et vendre des livres d’occasion. A l’époque le marché du livre d’occasion était très actif. J’allais dans les dépôts-ventes, les vide-greniers, les ventes aux enchères, je remplissais ma voiture et ensuite je faisais le tour des libraires parisiens pour les revendre.
Pendant un temps j’ai été bouquiniste sur les quais, une joyeuse vie de bohème, puis je me suis lancé sur internet en 2002 : j’avais au départ créé des fiches pour 600 livres que je présentais sur des sites regroupant des libraires. Pendant 7 ans, j’ai bien vendu sur internet. Mais vers 2010, malgré un stock de près de 5 000 livres en ligne, j’ai commencé à percevoir une stagnation de l’activité, tous mes confrères s’étaient mis sur internet, et la concurrence était rude.
Variances : Et en 2011, tu choisis de prendre une boutique au 1 place Paul Painlevé, entre la Sorbonne et le musée de Cluny. Une très belle adresse au cœur du Quartier Latin, très proche des grandes librairies du quartier : Gibert, Eyrolles, Compagnie…
Je voyais les petites librairies de quartier fermer les unes après les autres et beaucoup de mes confrères ne juraient plus que par la vente en ligne à partir d’entrepôts en province. Par pur esprit de contradiction, j’ai donc décidé d’ouvrir une ‘vraie’ librairie et arrêter la vente sur internet. Curieusement, ça a marché dès le premier jour, j’en suis encore surpris.
Cette boutique était l’annexe d’une librairie de livres d’arts située rue des Écoles. Elle est située face au petit square de la place Paul Painlevé, je peux exposer des boîtes de livres à petit prix sur le trottoir. De nombreux lecteurs font une halte dans leur tour des librairies du quartier, ils peuvent repartir aussi bien avec un livre de poche à 1 euro, une Pléiade d’occasion à moitié prix ou un livre de collection à plusieurs centaines d’euros.
J’ai un stock en boutique d’environ 6 000 livres d’occasion, beaucoup de littérature, philosophie, beaux-arts, les prix sont volontairement bas, je veux que “ça tourne”. J’ai aussi, deux réserves pleines, de quoi remplir plusieurs fois la librairie.
Mes livres proviennent pour l’essentiel de grosses successions : professeurs de la Sorbonne, critiques d’art, traducteurs, collectionneurs. Je ne sais jamais ce que je vais acheter, et ainsi, d’une semaine à l’autre, je peux proposer aussi bien un lot de livres russes, des livres de cuisine, des bandes dessinées ou tout sur Saint Augustin.
Variances : Est-ce que tu as eu un mentor, ou un rôle modèle ?
A l’ENSAE j’avais comme professeur Dominique Ladiray qui est aussi un passionné de livres d’occasion avec lequel j’ai beaucoup échangé pendant des années.
Dans le métier du livre d’occasion, mon modèle est Alain Delbes, sa photo est d’ailleurs accrochée à l’entrée de ma boutique. Alain tenait la librairie Rieffel rue de l’Odéon. J’avais découvert cet endroit dans les années 90, un lieu magique pour découvrir des livres. J’essaie de restituer cette atmosphère pour tous mes clients, jeunes ou moins jeunes, réguliers ou de passage.
Variances : Et les statistiques dans le métier de libraire ?
Ma formation est bien lointaine, mais je m’aperçois que plus ou moins consciemment, j’applique des méthodes statistiques. Cela peut être pour évaluer un lot de 10 000 livres qu’on me propose, ou pour fixer des prix de vente qui permettent de faire tourner le stock.
De temps en temps, je sors ma maigre science auprès de mes confrères librairies, je les saoule en leur parlant d’espérance de gain, de loi de Poisson, et de gaussienne. J’ai d’ailleurs toujours dans ma bibliothèque le livre de Gilbert Saporta sur les méthodes statistiques, je ne l’ouvre pas souvent mais je le regarde avec affection, il m’avait été d’un grand secours dans ma petite carrière de statisticien.
Variances : Quels conseils donnerais-tu aux jeunes ENSAE ?
Avec mon parcours atypique pour un ENSAE, évidemment je recommande que chacun soit attentif à ses centres d’intérêt et cherche à les cultiver. Chaque jour, dans ma librairie, je me réjouis d’exercer ce métier, de rencontrer des lecteurs, d’organiser ma boutique pour donner envie de découvrir un livre.
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Voici le petit jeu auquel Frédéric Bieber nous propose de participer :
C’est le rêve de tous les libraires : découvrir un livre mythique au fond d’un carton oublié dans un grenier poussiéreux. On peut également imaginer la scène dans une cave, chez un brocanteur de province, ou au marché aux puces de Barcelone. Une fois l’émotion passée, le libraire cherche dans sa documentation le prix des derniers exemplaires vendus par des confrères ou en salle de vente et peut ainsi fixer son prix et le tour est joué.
Mais ! Il existe un cas où tout se complique : Et si, au lieu de trouver un seul exemplaire, il trouve 10, 100 ou 1000 exemplaires de ce livre précieux d’un coup ? Et bien cela arrive plus souvent qu’on ne le croit, le cas le plus célèbre étant celui du bibliophile belge Léon Losseau, qui en 1901 retrouve chez l’imprimeur 425 exemplaires du livre « Une Saison en enfer », qu’Arthur Rimbaud avait publié en 1873 « à compte d’auteur » et n’avait pu récupérer chez l’imprimeur faute d’argent.
C’est là que j’ai besoin d’aide : comment fixer un prix de vente quand on est assis sur un tel trésor ?
La méthode habituelle des marchands, que j’appellerai « méthode du coquin », c’est de ne rien dire à personne et de distiller très lentement ces exemplaires avec, peut-être, une petite décote. Ce fut la méthode employée par Losseau et à sa mort en 1949 on en retrouva… disons 350. Je ne suis donc pas sûr que cette méthode soit économiquement optimale pour le « découvreur ».
Je me retrouve de temps en temps confronté à ce problème de tarification (avec des livres hélas beaucoup moins précieux) et j’ai peu à peu développé une méthode « douce » : je fixe un prix très bas (entre 1/10e et 1/2 du prix habituel) et, selon la vitesse des ventes, je remonte le prix pour trouver un tarif de croisière, celui qui me permettra d’écouler mon stock sur 10 ou 20 ans. Je n’arrive pas totalement à théoriser cette méthode, et elle a ses défauts : de temps en temps, les ventes s’arrêtent et il faut de nouveau baisser le prix.
Je serai très heureux de lire les idées des lecteurs (envoyer vos idées à la rédaction : variances.eu@gmail.com ou laisser un commentaire ci-dessous), mais il n’y aura aucun exemplaire de « Une Saison en enfer » à gagner, désolé.
Cet article a été initialement publié le 3 juin 2024.
- Portrait de Frédéric Bieber (1990), libraire - 31 octobre 2024
Félicitations, Frédéric, pour cette vie professionnelle très riche, ce parcours très original, et cette petite pointe de statistiques mêlée à la chaîne du livre ! Je n’ai absolument aucune piste à proposer pour résoudre ce problème… mais je passerai volontiers à la librairie de Cuny ! Bravo.
La méthode habituelle est une mise aux enchères avec un prix de réserve et avec une publicité très large .
Toute l’information disponible est diffusée (prix et volume avant l’enchère, nouveau volume ).
Cette approche a un coût, qui est logiquement compensée par une commission d’intermédiation.
Elle permet de se constituer un savoir faire qui peut ensuite être utilisé sur d’autres opérations.
Elle permet aussi de bien distinguer la fonction de propriétaire du stock de la fonction d’intermédiaire.
Et de rémunérer séparément les deux services.
tout à fait d’accord sur la grande utilité du livre de Saporta pour un statisticien ! ça fait plaisir de le lire