Dans un précédent article[1], nous avons décrit les facteurs qui incitent les institutionnels à investir de manière responsable. Nous proposons à présent d’approfondir les politiques effectivement mises en œuvre par les investisseurs dans ce domaine.

De l’exclusion à l’intégration ESG

Si le parcours de l’investissement responsable a souvent commencé par une politique d’exclusion, l’enquête que nous avons menée montre qu’il s’agit désormais d’une composante secondaire de la politique des investisseurs. Certaines exclusions demeurent, qui concernent souvent les armes de destruction massive, le tabac, et tout ou partie des énergies fossiles, notamment le charbon, les forages dans l’Arctique ou les sables bitumineux. Nombre d’institutions continuent toutefois à détenir des entreprises exploitant des énergies fossiles, à condition, comme c’est le cas du fonds de pension néerlandais PGGM, qu’elles aient  «  … un plan stratégique crédible pour fonctionner conformément à l’Accord de Paris et au scénario 1,5 degré ». Nous approfondirons ce sujet un peu plus loin.

Approche « top-down » ou « bottom-up » ?

Selon nos observations, les investisseurs appliquent essentiellement une approche bottom-up lorsqu’ils intègrent l’investissement responsable dans leurs portefeuilles, c’est-à-dire en construisant des portefeuilles ESG[2] pour chaque grande classe d’actifs, plutôt que de l’appréhender au niveau de leur allocation stratégique d’actifs (AAS). Les questions liées au climat sont cependant parfois prises en compte par les investisseurs à un niveau plus large, par exemple pour générer des scénarios climatiques[3], afin d’estimer les impacts physiques et de transition sur les bénéfices des entreprises. Certains investisseurs reconnaissent également que le changement climatique aura des impacts significatifs sur les variables économiques et sur les rendements des actifs, ce qui peut les conduire à modifier l’objectif de rendement attendu pour leur AAS.

L’intégration de critères ESG peut ainsi conduire à certains biais géographiques dans l’allocation des portefeuilles des investisseurs. Ainsi, le fonds de pension danois Pensam accepte une sous-pondération des marchés émergents, car les entreprises de ces marchés ont tendance à avoir des notes ESG plus faibles et un risque climatique plus élevé. De même, son allocation à la dette américaine à haut rendement est relativement faible, car nombre d’entreprises de ce marché ont selon lui un profil d’émissions de carbone trop élevé.

L’intégration de l’ESG conduit également assez fréquemment à certains biais sectoriels, notamment une sous-pondération sur l’énergie ou une surpondération sur la technologie. Les investisseurs qui jugent ces biais excessifs peuvent alors décider de les corriger en définissant des contraintes d’écart sectoriel maximal par rapport aux indices de référence de leur portefeuille.

Sélection des indices et des gérants

Les investisseurs se fixent généralement comme objectif que l’empreinte carbone de leur portefeuille soit meilleure que celle de leur indice de référence, mais la majorité d’entre eux ne s’orientent pas pour autant vers des indices de référence spécifiques ESG, considérant notamment que les méthodologies des fournisseurs d’indices sont très discutables. Le premier pas dans l’utilisation de ces indices spécialisés concerne généralement le portefeuille passif des investisseurs. À titre d’exemple, le fonds de pension californien CalSTRS a réalloué 20 % de son allocation en actions vers un indice de valeurs à faibles émissions de carbone.

La plupart des investisseurs institutionnels intègrent également les considérations ESG dans leur processus de sélection de gestionnaires externes en recourant à des questionnaires détaillés, et les critères de sélection sont devenus beaucoup plus stricts sur ces questions.

L’essor des investissements axés sur le développement durable

Certains investisseurs ont développé une taxonomie pour standardiser leur évaluation de la contribution des entreprises aux Objectifs de Développement Durable (ODD) des Nations unies. Ainsi PGGM s’est fixé l’objectif d’une part de 20 % de ses actifs sous gestion consacrée aux « investissements de développement durable » (IDD) qui contribuent à un ou plusieurs ODD selon cette taxonomie. De nombreux investisseurs se fixent également un objectif de part d’investissements « verts » dans leur portefeuille.

Afin de définir ce qui est vert, un fonds de pension canadien a développé sa propre taxonomie pour quantifier son exposition aux gaz à effet de serre (GES), qui distingue trois catégories d’actifs : les actifs verts, ou investissements dans des activités à faible émission de carbone et aux impacts environnementaux positifs ; les actifs de transition, qui se sont engagés à apporter une contribution substantielle à une transition bas carbone ; et les actifs à forte intensité de carbone.

A l’appui de son objectif de neutralité carbone d’ici à 2050, Pensam s’est fixé un objectif de 15 % d’actifs « verts » dans son portefeuille, ainsi qu’une réduction de 55 % des émissions de CO_2 en 2025 par rapport à 2019. Une telle allocation peut inclure, au sein des actions, des stratégies thématiques, généralement axées sur les sources alternatives d’énergie, l’hydrogène, l’eau… ; dans le domaine obligataire, des obligations vertes destinées à financer des projets présentant des avantages environnementaux et climatiques, tels que des parcs éoliens, des infrastructures solaires ou hydroélectriques, des réseaux intelligents, des bâtiments verts, des transports propres. Les infrastructures et le capital-investissement peuvent également être des classes d’actifs appropriées pour investir dans des thèmes verts ou sociaux. Enfin, dans le domaine de l’immobilier, les institutions peuvent viser à maximiser la performance énergétique de leur portefeuille lorsque des travaux de rénovation sont réalisés.

Certains investisseurs acceptent que leurs actifs puissent rester positifs en carbone dans un avenir proche et tentent d’identifier des compensateurs carbone, tels que des investissements en stockage de carbone, des crédits issus de projets de conservation des forêts ou de parcs éoliens…

L’investissement thématique constitue ainsi une priorité élevée pour une majorité d’institutions mais la question se pose de savoir si, comme le craignent certains, la valorisation de ces stratégies vertes n’a pas été gonflée par le déséquilibre entre une forte demande des investisseurs et un marché encore étroit.

N’oublions pas enfin, comme le rappelle par exemple le fonds NGS Super, que les stratégies axées sur la transition sont essentielles pour atteindre les objectifs de zéro émission nette, au-delà d’une simple réallocation de portefeuille vers des investissements « verts », qui serait la voie de la facilité pour décarboner son portefeuille[4]. En se débarrassant simplement des émetteurs à forte intensité de carbone, le risque serait en effet de constituer un portefeuille insuffisamment diversifié.

Engagement et vote en assemblée générale

Un grand nombre d’investisseurs interrogés mettent en avant l’importance de la politique d’actionnariat actif, notamment l’« engagement » (c’est-à-dire discussion en coulisse avec la direction de l’entreprise), et le vote actif en assemblée générale. La littérature académique souligne, de manière encourageante, un lien positif entre l’actionnariat actif et la performance financière et environnementale des entreprises, ce qui devrait conduire les investisseurs à accentuer leurs efforts dans ce domaine.

L’engagement constitue un élément clé des stratégies d’investissement responsable. Les investisseurs le considèrent en effet comme conforme aux bonnes pratiques de gouvernance et faisant partie de leur obligation fiduciaire.

La première étape la matière consiste à fixer des objectifs clairs. CalSTRS en particulier a fixé quatre priorités pour sa politique d’engagement :

– Atteindre des résultats mesurables en influençant la responsabilité des entreprises et du marché

– Soutenir des conseils d’administration d’entreprise efficaces

– Favoriser la transition vers une économie bas carbone

– Soulever la question de la sécurité et de la responsabilité en matière d’armes à feu.

De plus, pour qu’un engagement soit efficace selon cet investisseur :

– L’enjeu doit être pertinent par rapport à la performance à long terme du portefeuille

–  L’investisseur doit avoir la capacité d’influencer un changement significatif

– Les résultats doivent être mesurables

Certains investisseurs concentrent leur politique d’engagement sur certains thèmes, comme ce fonds de pension canadien qui concentre ses efforts sur une courte liste :  les droits des autochtones, les pratiques de travail, les droits des actionnaires et, en matière climatique, l’alignement des pratiques de reporting sur le cadre du TCFD[5], la vérification des données d’émissions et l’intégration des objectifs climatiques dans la rémunération des dirigeants. Illustrant son souci d’une fiscalité équitable, Pensam cite également ses pressions sur certaines entreprises américaines pour obtenir d’elles davantage de transparence fiscale, ou qu’elles paient un montant juste d’impôt dans les pays où elles opèrent.

Les investisseurs doivent ensuite définir les entreprises cibles de l’engagement, car leurs ressources d’engagement sont souvent limitées et doivent être utilisées efficacement. Par exemple, NGS Super, qui a annoncé en 2021 son objectif ambitieux de faire passer son portefeuille à la neutralité carbone d’ici à 2030, se concentre sur « des entreprises à fortes émissions qui ont un plan d’affaires solide et réaliste pour passer à une économie bas carbone dans un délai jugé acceptable pour le Fonds ». Il exerce des pressions sur les sociétés qu’il détient pour qu’elles améliorent leur reporting mais, faute de moyens, doit se concentrer pour cela sur les sociétés australiennes.

En matière de processus, les engagements commencent le plus souvent par des discussions avec la direction de l’entreprise, mais ils peuvent également prendre la forme d’actions de « plaidoyer » auprès de différents niveaux de gouvernement, de superviseurs ou d’associations industrielles pour faire évoluer les normes dans une industrie.

Une action coordonnée constitue un avantage dans ce domaine car, selon Pensam, « les institutions sont plus fortes en tant que groupe ». Les recherches montrent également que le fait d’avoir un leader dans une coalition d’engagement augmente son taux de réussite[6].

Enfin, une attention particulière doit être accordée au suivi de l’engagement, afin d’évaluer régulièrement les actions des entreprises sur la base d’indicateurs de performance précis.

La seconde composante de l’actionnariat actif concerne les politiques de vote en Assemblées générales, que de nombreux investisseurs utilisent pour tenter d’influencer le comportement des entreprises. Pour un fonds de pension canadien, « l’élection des administrateurs est un moyen important d’exprimer leur mécontentement lorsqu’une entreprise n’a pas pris de mesures pour comprendre, évaluer et atténuer les risques climatiques ». Les investisseurs peuvent voter contre la réélection des membres du conseil d’administration si la stratégie climatique n’est pas suffisamment prise en compte ou s’ils estiment que les critères clés de gouvernance, tels que l’indépendance ou la diversité du conseil d’administration, ne sont pas remplis.

Chez un grand investisseur comme la Caisse des Dépôts, l’équipe Développement Durable est en charge de la politique de vote, sur la base d’un guide de vote revu chaque année avec le soutien d’experts en gouvernance, et elle participe aux réunions pré-Assemblées Générales avec les entreprises. De son côté, PGGM soumet des résolutions, souvent avec d’autres actionnaires, pour inciter une entreprise à agir conformément aux directives de leur politique d’engagement. À titre d’exemple, cet investisseur a décidé de voter contre l’ensemble du conseil d’administration d’une grande entreprise technologique américaine en raison de la réticence de celle-ci à engager un dialogue sur ses pratiques concurrentielles.

Les investisseurs moins dotés en ressources peuvent aussi s’appuyer sur des conseillers en vote externes[7], sans nécessairement appliquer l’intégralité de leurs recommandations, ou dans certains cas sur leurs gestionnaires d’actifs externes.

S’engager ou désinvestir ?

Lorsque l’engagement et le vote échouent, le désinvestissement peut être envisagé, mais tous les investisseurs que nous avons interrogés le mentionnent comme un instrument de dernier recours. D’ailleurs, seuls 17 % des investisseurs interrogés dans une étude un peu plus ancienne par Krueger et al. (2020)[8] ont indiqué qu’ils avaient désinvesti lorsqu’ils n’étaient pas satisfaits des réponses des sociétés à leur politique d’engagement.

Il y a plusieurs explications à cela. Le désinvestissement peut réduire l’influence des investisseurs, et s’avérer contre-productif lorsque ces derniers sont engagés à améliorer les politiques climatiques des entreprises investies. le désinvestissement peut également générer des coûts d’opportunité importants, sous forme de réduction de la diversification ou de coûts de transaction accrus pour les investisseurs qui cèdent des sociétés en portefeuille. Un fonds de pension canadien illustre bien cette attitude en déclarant : « nous préférons tirer parti de notre influence en tant qu’investisseurs pour susciter un dialogue constructif sur les meilleures pratiques ESG plutôt que de désinvestir et de réduire inutilement l’univers d’investissement ». Les investisseurs peuvent également considérer que le désinvestissement ne sera pas dans leur intérêt s’ils vendent leurs participations à des prix fortement réduits, permettant à des investisseurs beaucoup moins préoccupés par les considérations d’investissement responsable de bénéficier d’une opportunité d’achat à bas prix. Enfin, il n’est pas clair que désinvestir renchérit le coût du capital des entreprises, et à ce sujet il y a un large débat chez les académiques.

Une minorité d’investisseurs a toutefois recours au désinvestissement et, selon Bekjarokwsi et Brière[9], « les fonds ayant des horizons plus courts et des participations plus faibles sont plus susceptibles de désinvestir lorsque leur politique d’engagement ou de vote en assemblée générale se révèle infructueuse, ajoutant que «pour que la menace de sortie soit crédible, elle doit être vue comme source de nouvelles informations négatives pour influencer les prix du marché ».

La question du désinvestissement est particulièrement aiguë en ce qui concerne les entreprises de combustibles fossiles. Ici aussi, désinvestir n’a pas forcément l’effet escompté. En effet, investir dans une entreprise « brune » qui prend des mesures correctives pour réduire ses externalités peut l’inciter à améliorer ses performances environnementales, d’autant plus que « les entreprises des industries « brunes » sont généralement actives dans la production de brevets « verts » » [10]. Les sociétés énergétiques sont ainsi à la fois une partie du problème et une partie de la solution.

Les campagnes de désinvestissement ont obtenu l’essentiel de leur succès dans le secteur à but non lucratif : fondations, œuvres caritatives, universités et collèges, dans certains cas en réponse aux protestations étudiantes. L’attitude spécifique des fondations universitaires des Etats-Unis est bien illustrée par la discussion au sein de l’Université Brandeis, qui a conclu ce débat par des arguments moraux[11]. D’un côté, les investisseurs institutionnels peuvent considérer que le désinvestissement des combustibles fossiles entre en conflit avec leur obligation fiduciaire. Mais d’un autre côté, sur des horizons longs, cela peut aussi éviter le risque d’actifs échoués, qui pourraient menacer les retraites à l’avenir.

En définitive, notre analyse du comportement des grands investisseurs institutionnels et de la littérature académique montre clairement la prise en compte croissante de considérations environnementales, sociales et de gouvernance dans la politique d’investissement de ces institutions, à travers notamment des investissements thématiques « verts », des politiques actives d’engagement et de vote, à l’appui dans de nombreux cas, et particulièrement en Europe, de stratégies de transition comme la mise en place de portefeuilles « net zéro ». Est-ce suffisant ? Est-ce efficace ? Le débat reste ouvert.

 

Mots-clés : ESG – Investissement durable – Investisseur institutionnel – Politique de vote


[1] Voir https://variances.eu/?p=7974

[2] C’est-à-dire intégrant des facteurs Environnementaux, Sociaux et de Gouvernance

[3] Souvent basés sur ceux fournis par le « Network for Greening the Financial System » (NGFS)

[4] Comme le confirment Atta-Darkua et al. dans Decarbonizing Institutional Investor Portfolios: Helping to Green the Planet or Just Greening Your Portfolio?, 2022

[5] Taskforce on Climate-Related Financial Disclosures

[6]Having a leader in the engagement coalition increases the success rate by 22-25%, selon Dimson, E., Karakaş, O., & Li, X. (2015) dans Active ownership. The Review of Financial Studies, 28(12), 3225–3268.

[7] ou proxy advisors

[8] Krueger, P., Sautner, Z., & Starks, L. T. (2020). The importance of climate risks for institutional investors. The Review of Financial Studies, 33(3), 1067–1111.

[9] Bekjarowski F. et M. Brière, Shareholder Activism: Why should investors care? Amundi Discussion Paper, DP-30-2018

[10] Cohen, L., Gurun, U. G., & Nguyen, Q. H. (2020). The ESG-innovation disconnect: Evidence from green patenting. National Bureau of Economic Research.

[11] « La majorité du Comité soutient que Brandeis envisage sérieusement de céder ses participations dans les entreprises de combustibles fossiles. Le consensus des étudiants et la forte inquiétude des professeurs suggèrent que la poursuite des investissements dans les combustibles fossiles présente une tension fondamentale avec la fière tradition de justice sociale de Brandeis », cité dans Brandeis University’s Exploratory Committee on Fossil Fuel Divestment, Final Report and Recommendations, April 2015

 

Marie Brière & Eric Tazé-Bernard