L’investissement responsable est devenu une composante importante des décisions de gestion de portefeuille de nombreux investisseurs. Pour le confirmer, nous avons mené des entretiens qualitatifs approfondis avec plus de vingt investisseurs institutionnels internationaux – principalement fonds de pension et banques centrales de tous les continents –, dont nous avons confronté les résultats aux enseignements de la littérature académique. Il en ressort une grande diversité dans les préférences des investisseurs en matière d’investissement responsable, qui peut être attribuée à des facteurs culturels, ainsi qu’à la réglementation, l’Europe étant leader en la matière. Par ailleurs, pour la plupart des investisseurs, rendement financier à long terme et durabilité vont de pair, et l’investissement responsable constitue souvent un élément clé de la gestion des risques.

Une grande diversité d’approches en matière d’investissement responsable

L’impact de la géographie

Il existe une grande diversité de degrés d’intégration de l’investissement responsable, et plus particulièrement des considérations ESG[1] par les investisseurs. La géographie est un facteur clé de différenciation et le niveau de normes sociales dans un pays influence l’orientation des investisseurs locaux. En Europe, ceux-ci sont particulièrement sensibles à la soutenabilité, particulièrement dans les pays nordiques et aux Pays-Bas. Le fonds de pension néerlandais ABP, qui recourt à des enquêtes pour analyser les préférences de ses bénéficiaires, a estimé en 2021 que 59 % d’entre eux étaient favorables aux investissements durables, à condition que les rendements financiers ne soient pas affectés négativement dans une large mesure.

La situation est plus hétérogène aux États-Unis, où les points de vue sur la définition et l’applicabilité de l’investissement responsable divergent. Alors que certains investisseurs considèrent « l’analyse ESG et les investissements potentiels comme un outil supplémentaire pour assumer notre responsabilité fiduciaire envers nos retraités et nos contribuables », d’autres considèrent que l’intégration de considérations ESG est en contradiction avec leur responsabilité fiduciaire.

Le débat politique sur l’ESG y constitue un défi pour le développement de l’investissement responsable. Un récent rapport de ShareAction montre qu’en 2023, seulement 3 % des 257 résolutions d’actionnaires présentées aux assemblées générales annuelles (AGA) dans le domaine environnemental et social ont reçu un soutien majoritaire, contre 14 % en 2022 et 21 % en 2021. Cette tendance baissière a été tirée par les grands gestionnaires d’actifs américains qui ont voté pour seulement 25 % de ces résolutions en 2023, contre 88 % pour les gestionnaires d’actifs européens.

Le contraste en Amérique du Nord est également assez marqué entre les investisseurs des Etats-Unis et du Canada, et ces derniers n’ont pas l’impression que la tendance « anti-ESG » américaine ait franchi la frontière. La culture canadienne a en effet historiquement mis davantage l’accent sur les questions sociales, et le système des fonds de pension y manifeste une forte conscience des enjeux globaux. À titre d’illustration, un fonds de pension canadien déclare qu’« en tant qu’entreprise citoyenne du monde, nous assumons notre responsabilité d’utiliser notre capital et notre influence pour promouvoir une décarbonation alignée sur l’accord de Paris dans l’ensemble de notre portefeuille d’investissement ».

L’impact des facteurs culturels

Les facteurs culturels influencent également le contenu des politiques d’investissement responsable des institutions. Conformément aux résultats des recherches universitaires, le pilier Environnemental tend ainsi à être dominant dans l’approche ESG des entreprises européennes, alors que les investisseurs des Etats-Unis  ont tendance à mettre davantage l’accent sur les considérations sociales, et notamment sur le thème « Diversité et inclusion ». C’est également le cas au Canada, où un grand fonds de pension a défini la diversité, les droits de l’homme et ceux des peuples autochtones comme ses thèmes centraux, aux côtés du climat et en cohérence avec les priorités fixées par le gouvernement canadien. Un autre fonds de pension y a soutenu en 2022 une résolution demandant la réalisation d’audits raciaux dans deux grandes banques nationales.

Les questions sociales sont moins souvent évoquées en Europe car, selon une institution interrogée, « elles sont plus difficiles à gérer » et quelques investisseurs considèrent qu’elles relèvent plutôt de la politique gouvernementale. Une grande institution française considère en revanche qu’il s’agit d’un critère important à intégrer dans l’évaluation de la qualité de la gouvernance d’une entreprise.  Les questions sociales, notamment les droits du travail, sont par ailleurs très sensibles lorsqu’on analyse les entreprises opérant sur des marchés émergents où les normes sociales sont souvent faibles.

En matière d’environnement, de nombreux investisseurs européens ont défini un objectif net zéro[2] d’ici à 2050, avec des cibles intermédiaires dans un certain nombre de cas, alors que cela est moins fréquent aux États-Unis où, selon un interviewé, « les investisseurs qui se sont fixé un objectif net zéro ont désormais du mal à définir comment l’atteindre ».

Parallèlement, les investisseurs de tous les continents considèrent depuis longtemps la gouvernance comme un élément clé de leur analyse des entreprises. Dans ce domaine, notre étude met en évidence une attention particulière portée sur les sujets de la diversité au sein des conseils d’administration, de la rémunération des dirigeants et des droits des actionnaires.

Impact des caractéristiques des parties prenantes

Au-delà de la géographie, d’autres facteurs peuvent avoir une incidence sur l’attitude des investisseurs à l’égard de la durabilité, notamment la nature des parties prenantes des investisseurs et en particulier la structure des adhérents aux régimes de retraite. Ainsi, les initiatives en faveur du développement durable prises par le fonds de pension californien CalSTRS ou par l’australien NGS Super ont été en partie encouragées par leurs membres qui, dans les deux cas, appartiennent à la communauté enseignante.

Ceci se manifeste également dans les priorités affichées par les politiques d’investissement responsable. Par exemple, le fonds de pension danois Pensam, qui est lié au troisième syndicat danois, porte de nombreuses valeurs qui sont à la base de la société danoise du bien-être, telles que l’attention portée au climat, aux droits du travail et à une fiscalité équitable, cette dernière étant spécifiquement mentionnée comme prioritaire par plusieurs Investisseurs nordiques. De même, le fonds de pension britannique Nest accorde une grande attention au thème du salaire vital, qui trouve un fort écho auprès de ses membres, dont beaucoup sont des travailleurs faiblement rémunérés.

L’âge peut également jouer un rôle puisque, selon plusieurs investisseurs, comme Nest ou un fonds de pension canadien, les jeunes générations sont particulièrement sensibles aux enjeux environnementaux et sociaux. La structure des membres par genre a aussi une influence sur la définition de la politique d’investissement responsable des institutions : le thème de la diversité est d’autant plus important pour NGS Super qu’environ 70 % des participants à son plan sont des femmes.

En conclusion, il existe une grande diversité de préférences et d’approches des investisseurs en matière d’investissement responsable, qui peut être attribuée à des facteurs culturels. Ceux-ci sont étroitement liés aux préférences des ayants droit, ainsi qu’à la longueur de l’horizon d’investissement et à l’impact de la réglementation.

L’impact de la réglementation

Au-delà de la pression des investisseurs finaux et des normes sociales, les approches de durabilité peuvent être encouragées par la réglementation, que les investisseurs reconnaissent comme un moteur majeur pour améliorer la transparence de l’information et l’intégration des considérations de durabilité dans les stratégies d’investissement. À titre d’exemple, la récente législation américaine (IRA) est citée par certains comme une mesure déterminante pour favoriser les investissements liés au climat.

L’Europe joue quant à elle un rôle de premier plan en matière de réglementation, reconnu par les investisseurs d’autres continents, notamment en Asie, reflétant une forme d’« effet-Bruxelles » selon lequel « les acteurs du marché ont tendance à réagir par l’imitation dans leurs activités internationales lorsque l’UE met en place des incitations à s’adapter à ses normes strictes ».  Le cadre réglementaire continue de s’enrichir, et l’on en attend de nouvelles composantes importantes dans différents domaines comme la déforestation, les droits de l’homme ou la demande à travers la directive CS3D[3], ce qui ne manquera pas d’impacter les modèles économiques des entreprises internationales.

Cependant, pour certains, la réglementation va trop loin et devient trop complexe. En Californie, où la loi interdit déjà aux fonds de pension d’État de réaliser de nouveaux investissements ou de renouveler des investissements existants dans des sociétés liées au charbon, un projet de loi du Sénat est en cours de discussion qui interdirait tout investissement dans les combustibles fossiles d’ici à 2030 par les investisseurs publics. Selon certains investisseurs, une telle mesure serait trop extrême, inefficace en termes de gestion de portefeuille et probablement pas la meilleure approche pour atténuer le changement climatique, même si la législation envisagée laisse subsister des zones d’incertitude quant à la portée de sa mise en œuvre.

En Europe également, certains investisseurs font part d’une forme de lassitude réglementaire en matière de développement durable , qui contient déjà de nombreuses règles jugées parfois redondantes ou contradictoires. Cette complexité est renforcée par le fait que, dans certains cas, les législations nationales ou les organismes de normalisation ajoutent des éléments au cadre réglementaire européen.  A titre d’illustration, la forte sensibilité à l’énergie nucléaire qui prévaut en Autriche a conduit l’Ecolabel autrichien pour les produits financiers durables à interdire tout investissement dans des entreprises liées à la production ou au commerce de l’énergie nucléaire et de l’armement. Au Canada, les divergences entre les différentes provinces ont empêché le gouvernement fédéral d’agir, et la réglementation a tendance à être décidée au niveau provincial.

En résumé, la réglementation en matière de développement durable a en partie atteint ses objectifs et l’investissement responsable a tout à gagner d’exigences de transparence accrues, mais des améliorations sont possibles pour la rendre plus efficace.

Un impact au moins neutre de l’investissement responsable sur la rentabilité

Une autre question clé est celle de la relation entre l’investissement responsable et la performance des investissements. La littérature académique sur le sujet conclut généralement que l’investissement responsable a au minimum un impact neutre sur la performance des investissements. Les investissements « verts » ont même eu tendance à surperformer le marché ces dernières années, même si cette tendance peut s’expliquer par l’importance des flux d’investissements vers l’ESG, qui ne peut être extrapolée.

La plupart des institutions, même si elles ont une forte sensibilité à la durabilité, soulignent que leur devoir fiduciaire envers leurs parties prenantes les conduit à donner la priorité à la performance financière. Cependant, elles ajoutent généralement que « la prise en compte des facteurs ESG aide l’institution à atteindre son objectif de générer une rentabilité ajustée du risque supérieure sur le long terme ».

L’idée selon laquelle l’investissement responsable est favorable à la performance à long terme est largement répandue. Comme le mentionne le fonds de pension canadien CPP[4], « …nous croyons que les organisations qui anticipent et gèrent efficacement les risques et opportunités matériels…, y compris le changement climatique, sont susceptibles de prendre des décisions plus éclairées, et… de créer de la valeur à long terme… ».  Il découle de cette conviction qu’il n’y a pas de contradiction entre investissement responsable et performance des investissements à long terme. De même, l’une des dix convictions du fonds de pension suédois AP2 est que « la durabilité est payante ».

Un grand investisseur européen du secteur public exprime même une préférence officielle pour la durabilité plutôt que pour la performance des investissements, en raison de la structure de son conseil d’administration et de ses objectifs généraux, même s’il ajoute que les deux vont de pair sur le long terme.

Une composante incontournable de la gestion des risques

L’investissement responsable est également considéré comme un élément primordial de l’approche de gestion des risques des investisseurs. Le risque climatique en particulier est de plus en plus intégré dans le cadre général de risque des institutions, considéré comme holistique, incluant à la fois les sources de risques financiers et non financiers. Une autre des dix convictions d’AP2 est ainsi que « le changement climatique est un risque systémique ». Pour le Future Fund of Australia, « l’intégration des facteurs ESG permet aux investisseurs et aux entreprises de mieux comprendre l’ensemble des risques et opportunités futurs auxquels les actifs sont exposés. Une bonne gestion des facteurs ESG contribue également plus largement au développement de marchés de capitaux plus efficaces et plus durables ». De même, une mauvaise gouvernance d’entreprise est associée à un risque accru d’événements négatifs, justifiant la prise en compte de la gouvernance par les investisseurs pour améliorer le profil rentabilité/risque de leur portefeuille. Plus généralement, les investisseurs considèrent souvent les questions liées au développement durable comme essentielles à l’analyse des entreprises et complémentaires plutôt qu’orthogonales aux considérations financières. L’intégration de ces questions aidera ainsi les investisseurs à comprendre si et comment les entreprises seront capables de s’adapter aux conditions physiques et économiques auxquelles elles seront confrontées à l’avenir.

Les grandes institutions sont également particulièrement sensibles au risque de réputation et sont parfaitement conscientes que l’intégration de la durabilité[5] peut améliorer leur réputation. Pour le fonds CPP, « sous-investir dans les stratégies de transition liées au changement climatique peut éroder la valeur d’une entreprise et entraîner une diminution de la confiance et de la fidélité des clients ou une incapacité à attirer des talents. Dans le pire des cas, l’entreprise pourrait même perdre son autorisation d’exploitation ». Au-delà de motivations purement financières, les investisseurs font ainsi état de motivations non financières plus larges (réputation, considérations morales et éthiques, obligations légales, devoir fiduciaire) pour intégrer les risques climatiques dans leurs décisions d’investissement. Pour une grande institution asiatique, la promesse d’un vivier de compétences accru constitue également un facteur d’accélération de l’intégration de l’ESG, dans la mesure où les individus talentueux, en particulier parmi les jeunes générations, attendent de leur employeur qu’il adhère à de fortes valeurs de durabilité. Enfin, la pression peut aussi provenir d’investisseurs individuels : « lorsque les actionnaires sont aussi des citoyens, des consommateurs, des travailleurs et des contribuables, en l’absence de marchés parfaitement compétitifs et complets, ils se soucient de l’impact des politiques des entreprises sur leur bien-être, au-delà des liquidités qu’ils reçoivent de l’entreprise »[6].

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En conclusion, les motivations des investisseurs pour intégrer l’investissement responsable, et en particulier les risques climatiques, dans leur cadre décisionnel, peuvent être financières, non financières ou une combinaison des deux. Nous détaillerons dans un prochain article les résultats de notre étude relatifs aux stratégies mises en œuvre par les investisseurs institutionnels en matière d’investissement responsable, en mettant l’accent sur leur politique d’engagement actionnarial. Nous débattrons à cette occasion de la pertinence des stratégies de désinvestissement des énergies fossiles.

 

Mots-clés : Investisseurs Institutionnels – Réglementation de la Durabilité – Performance des Investissements Responsables – Allocation d’Actifs Soutenable – Engagement Actionnarial –  Désinvestissement

 

Cet article a été initialement publié le 7 mars 2024.

 

* Cet article est tiré et traduit d’un Working paper plus complet récemment publié par l’Amundi Investment Institute https://research-center.amundi.com/files/nuxeo/dl/0ec359a9-30e5-4635-8ca0-9a841a801ef3?inline=. De nombreuses références académiques y sont mentionnées


[1] Environnementales, sociales et de gouvernance. On distinguera dans cet article la notion d’investissement responsable, qui repose sur des critères d’analyse ESG, de celles plus larges de soutenabilité ou durabilité, qui font référence à la politique générale d’une institution, y compris vis-à-vis notamment de ses salariés, de ses fournisseurs et de son environnement.

[2] C’est-à-dire de neutralité carbone

[3] Corporate Sustainability Due Diligence Directive qui requiert des grandes entreprises d’effectuer une due diligence raisonnable sur leurs propres activités et celles de leurs fournisseurs

[4] Dans son Rapport sur l’investissement durable 2022

[5] Pour le Future Fund australien, « notre réputation est l’un de nos atouts les plus précieux, reposant sur notre statut souverain et renforcée au fil du temps par notre conduite et nos résultats… ».

[6] Brière M., Pouget S., Schmalz M., Ureche-Rangau L. (2022), Delegated Philanthropy in Mutual Fund Votes on Climate Change Externalities

 

Marie Brière & Eric Tazé-Bernard