Cet article a initialement été publié sur le site Bloc-notes Eco de la Banque de France, le 15 novembre 2023.


La France détient deux records opposés de l’ère post-Covid : le plus important recul de la productivité horaire du travail et la plus forte hausse du nombre total d’heures travaillées.  Ces éléments se compensent lorsque, pour l’ensemble de l’économie, on retient une mesure d’efficacité productive ajustée du taux d’emploi de l’ensemble des ressources en main d’œuvre, qu’elles soient employées ou non.

Graphique 1 : Évolutions du PIB, des heures travaillées et de la productivité horaire du travail depuis 2019
(en %, variations cumulées entre T4 2019 et T2 2023)

Source : Insee, Eurostat, Istat, ONS, BEA, OCDE ; calculs des auteurs
Note : PIB en volume et heures travaillées au sens de la comptabilité nationale

Alors que depuis fin 2019, le PIB français a augmenté à un rythme moyen comparable à celui de l’Italie et du Royaume-Uni et à un rythme largement supérieur à celui des économies allemande et espagnole, seule la France a vu sa productivité horaire reculer sur la période (graphique 1). Au 2ème trimestre 2023, la productivité du travail a rattrapé son niveau pré-Covid dans les trois autres grands pays de la zone euro  ̶  et l’a même dépassé au Royaume-Uni et aux États-Unis  ̶ , tandis qu’en France elle se situe encore 3,8 % en dessous de son niveau de fin 2019.

Comment expliquer cette singularité française ? Dans quelle mesure doit-on s’en alarmer ou au contraire se réjouir du fort enrichissement en emplois de la croissance française?

Le décrochage de la productivité française depuis fin 2019 est d’autant plus surprenant que celle-ci avait crû à un rythme certes modéré mais comparable à celui des autres pays européens pendant les dix années précédentes. Plusieurs facteurs, de nature soit temporaire (comme par exemple la rétention de la main d’œuvre dans certains secteurs), soit plus durable (recours accru à l’apprentissage, effets de composition de la main d’œuvre, etc.), ont pu concourir à ce décrochage. L’objet de ce billet n’est pas d’en faire l’inventaire détaillé ni de chiffrer leur contribution. Il vise plutôt à étudier dans quelle mesure la performance tout aussi singulière de la France en matière d’emploi au cours des années récentes doit conduire ou non à relativiser cette perte de productivité.

La forte progression du taux d’emploi a contribué au recul de la productivité en France

À la mi-2023, le nombre total d’heures travaillées (c’est-à-dire l’emploi que multiplie la durée effective moyenne du travail par employé) se situe en France à 5,7 % au-dessus de son niveau de fin 2019, à comparer à seulement + 2,3 % aux États-Unis et + 1,7 % en Italie, l’Allemagne, l’Espagne et le Royaume-Uni ayant à peine retrouvé leur niveau de 2019. Cette progression en France tient à l’emploi plutôt qu’à la durée effective moyenne du travail, qui a même très légèrement diminué. De fait, c’est en France que le taux d’emploi (le rapport entre l’emploi total et la population des 15-64 ans) a le plus augmenté au cours de cette période  (cf. Sicsic et al. 2022). Il se situe au 2ème trimestre 2023 à 68,5 %, soit son plus haut niveau historique. Il est vrai toutefois qu’il reste encore très inférieur à celui de l’Allemagne (77,5 %), du Royaume-Uni (75,7 %) ou des États-Unis (77,5 %). Malgré une dynamique récente positive, les taux d’emploi relativement bas des jeunes (15-24 ans) et des seniors (55-64 ans) expliquent la plus grosse part de ce retard Français.

Une progression rapide du taux d’emploi fait généralement baisser la mesure de la productivité horaire du travail. La population issue de l’inactivité ou du chômage accède en effet à des emplois moins productifs que la moyenne, en raison notamment de leur qualification ou de leur secteur d’appartenance. Cet effet de composition est bien documenté. Bourlès et al (2012) estiment par exemple qu’une augmentation de 1 point de pourcentage du taux d’emploi se traduit par une baisse de 0,5 % de la productivité horaire mesurée. Guadalupe et al (2022) utilisent ce résultat pour expliquer la dynamique de l’écart de productivité entre la France et l’Allemagne.

Pour autant, il ne faut pas se tromper de diagnostic quand une baisse de la productivité résulte d’une hausse du taux d’emploi. En effet, par construction, la productivité apparente du travail ne rend pas compte du fait que les individus qui ne sont pas en emploi ont un potentiel productif inexploité.  Lorsqu’ils accèdent à un emploi, même peu productif, il y a donc un gain d’efficacité dans l’utilisation des ressources en main d’œuvre de l’économie, sous réserve bien sûr que la productivité des emplois existants ne diminue pas en contrepartie (ce qui serait le cas s’il s’agissait d’une pure mesure de partage de travail, via par exemple une réduction généralisée de la durée du travail).

De ce point de vue, l’efficacité productive ne doit pas être appréhendée de la même façon selon qu’on se place au niveau d’une entreprise en particulier et même de la totalité du secteur productif, ou au niveau de l’économie nationale dans son ensemble. Dans le premier cas, l’efficacité de l’entreprise doit être mesurée au regard des effectifs qu’elle emploie (ajustée de la durée effective du travail si l’on s’intéresse à la productivité horaire), conformément à la définition habituelle de la productivité du travail. Dans le deuxième cas, une mesure de l’efficacité au niveau de l’économie nationale doit aussi prendre en compte les ressources en main d’œuvre non utilisées : une économie où seuls les individus les plus qualifiés seraient employés (la masse des autres étant inactifs ou au chômage) serait faussement plus « productive » que les autres, et surtout aurait des pertes d’efficacité en laissant inutilisées des ressources potentiellement productives.

Une mesure élargie de l’efficacité de l’économie dans l’utilisation des ressources en main d’œuvre, employées ou non

Pour tenir compte de ce phénomène, ce billet propose d’élargir la mesure usuelle de la productivité apparente du travail en rapportant le PIB à l’ensemble de la population en âge de travailler, et non plus à la seule population employée ou au total des heures travaillées. Ces deux mesures sont néanmoins liées l’une à l’autre, le PIB (Y) rapporté à la population en âge de travailler (P) pouvant se décomposer comme le produit de la productivité horaire (Y/H, où H est le nombre total d’heures effectivement travaillées), des heures travaillées par emploi (H/L, où L est l’emploi total) et du taux d’emploi (L/P).

En combinant ces différentes dimensions cette mesure permet de dresser un tableau plus complet et moins univoque de l’évolution de l’efficacité productive d’une économie donnée. En particulier, une baisse de la productivité horaire (Y/H) n’entrainera pas forcément une baisse de l’efficacité productive ainsi élargie (Y/P) si elle est compensée par une hausse de la durée moyenne effective du travail (H/L) et/ou du taux d’emploi (L/P).

Graphique 2 : Évolutions de l’efficacité des ressources en main d’œuvre et de ses composantes depuis 2019
(en %, variations annuelles moyennes entre T4 2019 et T2 2023)

Source : Insee, Eurostat, Istat, ONS, BEA, OCDE ; calculs des auteurs

En prenant en compte l’évolution globale des ressources potentielles en main d’œuvre de chaque pays cette mesure permet d’enrichir les comparaisons internationales. Nous présentons les résultats de cette décomposition dans le graphique 2

Cette mesure nuance la singularité française de l’ère post-covid en matière de productivité

Sur la base de cette mesure élargie de l’efficacité productive, la singularité française durant la période post-covid disparaît. Tandis qu’entre la fin 2019 et la mi-2023 la productivité horaire française a reculé au rythme de 1,1 % par an, la production par personne en âge de travailler a quant à elle progressé de 0,4 % par an, la hausse du taux d’emploi faisant plus que compenser la baisse de la productivité horaire. Ce léger gain français se compare à celui de l’Allemagne, à une quasi stagnation au Royaume-Uni et à une perte en Espagne (- 0,3 % par an). Seuls font mieux l’Italie (+ 1,2 % par an) et les États-Unis (près de + 1, 5 %).

Les déterminants de ces gains ou pertes d’efficacité sont différents d’un pays à l’autre. Aux États-Unis, les gains sont principalement tirés par la productivité horaire, même si l’emploi et les heures travaillées contribuent aussi positivement. En France et en Italie, les gains d’efficacité sont directement liés à la forte hausse de leurs taux d’emploi respectifs (tirée par la progression de l’emploi en France et le recul de la population en âge de travailler en Italie). Même s’il s’agit d’un phénomène assez général en Europe durant la période post-covid (cf. Arce & alii, ECB Blog June 2023), l’Allemagne et l’Espagne sont quant à elles davantage pénalisées par les baisses sensibles de la durée moyenne du travail par emploi, auxquelles a contribué l’augmentation des absences pour maladie. Enfin, le Royaume Uni présente la situation inverse de celle de la France : les gains de productivité horaire du travail sont largement compensés par le recul du taux d’emploi.

Graphique 3 : Évolutions de l’efficacité des ressources en main d’œuvre et de ses composantes sur longue période
(en %, variations annuelles moyennes par période)

Source : Insee, Eurostat, Istat, ONS, BEA, OCDE ; calculs des auteurs
Note : l’année 2023 est arrêtée au T2.

Il ressort de cette analyse que la singularité française dans la période post-Covid réside dans une correction du déséquilibre préexistant entre un niveau de productivité du travail relativement élevé et un taux d’emploi en dessous de la moyenne des économies avancées. Ce rééquilibrage constitue une rupture assez nette avec la période pré-Covid comme le montre le graphique 3.  On constate en effet que sur longue période la croissance de la production par personne en âge de travailler a été soutenue en France par celle de la productivité horaire plus que par celle du taux d’emploi. La France se différencie à cet égard non seulement des États-Unis où la hausse de la production par personne en âge de travailler a été presque entièrement tirée par les gains de productivité horaire, mais aussi de l’Allemagne qui a mieux réussi à combiner une forte progression du taux d’emploi avec une croissance soutenue de la productivité horaire. Sur la période 1998-2019, l’Italie se singularise quant à elle par la quasi-stagnation de sa productivité horaire et de sa population en âge travailler, qui a été accompagnée d’une hausse du taux d’emploi seulement durant la première moitié de cette période.

De manière plus générale, le graphique 3 met en évidence un ralentissement de l’efficacité dans l’utilisation des ressources en main d’œuvre depuis la fin des années 1990, à l’exception notable des États-Unis. Cette tendance observée sur la production par personne en âge de travailler suit assez directement celle de la productivité horaire, et n’est donc pas attribuable au seul enrichissement de la croissance en emplois. Face à la dégradation attendue de leurs perspectives démographiques, les économies avancées vont devoir, au cours de cette décennie et des suivantes, combiner gains de productivité du travail et hausse du taux d’emploi.

Dans le cas plus spécifique de la France, le graphique 4 montre que le décalage par rapport à l’Allemagne et aux États-Unis se situe non pas tant en termes de niveau de productivité horaire du travail, mais d’abord et surtout en termes de niveau de production rapportée à la population en âge de travailler. Ceci montre que la France a encore un retard à combler en matière de taux d’emploi.

Graphique 4 : Comparaison des niveaux de productivité selon diverses mesures en 2022 en écart par rapport à la France
(en %, déviation par rapport au niveau français)

Source : Insee, Eurostat, Istat, ONS, BEA, OCDE ; calculs des auteurs
Note: PIB exprimé en dollars et en parité de pouvoir d’achat.

 

Cet article a été initialement publié le 8 janvier 2024.