On compte, au 1er octobre 2023, 74 342 personnes détenues en France. La densité carcérale moyenne dans les maisons d’arrêt, c’est-à-dire le rapport entre le nombre de détenus et le nombre de places opérationnelles, est de 146%. Dans plusieurs établissements, elle dépasse 200%, comme à Bordeaux Gradignan : 224%. Au total, 2 470 personnes dorment sur des matelas au sol, dans des cellules de 9 m² équipées de deux lits superposés.

Au rythme actuel de croissance de la population carcérale, le cap des 80 000 détenus devrait être franchi en 2026. Si le programme de 18 000 places nouvelles à l’horizon 2027 récemment voté par le Parlement était effectivement réalisé, ce qui semble improbable, la capacité d’accueil serait portée à 79 000 places. Elle serait déjà insuffisante. Une mécanique s’est mise en place, hors de contrôle : plus de condamnations, pour des durées plus longues, avec une préférence collective pour la prison. Est-il possible de changer de paradigme ? Comment ? Telle est la question à laquelle cet article se propose de répondre.

Il convient d’abord de faire un état des lieux. Quelles sont les conséquences de la surpopulation pour les personnes détenues et pour les personnels ? La prison contribue-t-elle, comme elle l’ambitionne, à la sécurité publique, ou au contraire favorise-t-elle la réitération de délits et de crimes et la récidive ?

On cherchera ensuite à identifier les causes de la surpopulation carcérale. On découvrira que, loin d’être laxistes, la loi pénale et son application par les juges sont de plus en plus rigoureuses. On mettra en lumière les croyances qui sous-tendent ce durcissement : que la délinquance et le crime augmentent fortement, que la prison est la seule peine de nature à dissuader les infracteurs, que la dissuasion est proportionnelle à la durée des peines encourues.

Enfin, on examinera les moyens d’échapper à la course actuelle vers le mur, immédiatement et dans les prochaines années.

Les effets collatéraux de la surpopulation carcérale

La surpopulation carcérale constitue en elle-même une atteinte aux droits humains, qui a valu à la France d’être condamnée par la Cour Européenne des Droits de l’Homme. À l’issue d’une mission à la maison d’arrêt de Bordeaux-Gradignan en mai 2022, la Contrôleure des Lieux de Privation de Liberté, Dominique Simonnot, écrivait : « l’hébergement d’êtres humains devrait y être proscrit ».

Le rapport public thématique publié par le Cour des Comptes en octobre 2023 sous le titre « Une surpopulation carcérale persistante, une politique d’exécution des peines en question » souligne que la capacité de prise en charge des maisons d’arrêt, qui retiennent des personnes en attente de jugement et des condamnés à des peines inférieures à deux ans, est inférieure aux besoins. « La question ne se pose pas seulement en termes d’espace ou d’équipements, mais aussi en termes de personnels. Les organigrammes de référence, qui permettent à l’administration de définir le nombre d’agents dans chaque établissement, sont en effet calculés à partir de leur capacité théorique, la surpopulation ne donnant pas lieu à des ajustements à temps rapproché. La gestion des « mouvements » et, par suite, l’accès au parloir, aux entretiens avec les conseillers pénitentiaires d’insertion et de probation (CPIP), au service de santé ou à des activités en sont compliqués d’autant. » Et le rapport ajoute : « La surpopulation constitue également un facteur d’aggravation du niveau de violence en détention et de récidive. »

Or, les publics incarcérés présentent des caractéristiques qui justifieraient d’un accompagnement robuste. Ils sont jeunes (41% ont moins de 30 ans) : «  l’incarcération, lit-on dans le rapport de la Cour des Comptes, marque tout d’abord un moment spécifique de l’existence, la jeunesse, où des hommes s’inscrivent dans des parcours délinquants récidivistes ». Ils souffrent en majorité de troubles psychologiques et d’addictions. Ils ont un niveau d’instruction faible, avec un taux d’illettrisme voisin de 10% et un tiers sans diplôme. Beaucoup ont un ancrage familial faible : pour les deux tiers, aucun permis de visite par un proche n’est délivré. Enfin, ils souffrent d’une forte précarité sociale : seul un tiers d’entre eux déclare avoir un logement personnel.

La prison poursuit quatre objectifs : punir les coupables, les contraindre à indemniser les victimes, écarter de la société des individus dangereux, préparer la réinsertion des infracteurs. Dans l’état de surchauffe où se trouvent les maisons d’arrêt, elle endommage les liens familiaux et sociaux, plonge les détenus dans l’oisiveté (un tiers seulement dispose d’un emploi en détention), provoque de l’amertume et de la « haine » contre la société, facilite la création de réseaux délinquants.

La prison coûte en moyenne 105€ par détenu et par jour, soit plus de 38 000€ par an, plus de deux fois le SMIC. Il faut reconnaître que c’est cher payé pour fabriquer de la délinquance. Selon le Ministère de la Justice, « parmi les sortants de prison de 2016, 32,9 % ont commis une nouvelle infraction dans l’année suivant leur libération, sanctionnée par une condamnation enregistrée au casier judiciaire national. Cette proportion est de 45,4 % dans les 24 mois suivant la libération »

Première cause de la surpopulation carcérale : le durcissement de la réponse pénale

De nouveau, nous utilisons ici les informations fournies par le rapport de la Cour des comptes. Elle fournit une première explication à l’augmentation de la population détenue : «  alors que les enquêtes dites de « victimation » menées par l’Insee font état d’une certaine stabilité des faits de délinquance dont les ménages ont été victimes, la réponse pénale à la délinquance s’est durcie au cours des dernières années. Les incarcérations et leurs durées ont ainsi augmenté de façon significative : près de 90 000 années de prison fermes ont été prononcées en 2019 contre 54 000 environ en 2000, soit une augmentation de près de 70 % sur vingt ans. Certains crimes et délits font l’objet d’une répression accrue, telles les violences intrafamiliales, les délits routiers ou les violences envers les forces de l’ordre. »

La Cour note aussi que le nombre de faits passibles de poursuites est passé de 10 100 en 1994 à 13 350 en 2014. Les faits qualifiés de contraventions ont augmenté de 35 % sur la période, les délits de 28 % et les crimes de 62 %. Elle souligne aussi l’alourdissement des sanctions  possibles : 636 092 années de prison étaient ainsi encourues dans les affaires examinées en 2019, contre 438 933 en 2000, soit une augmentation de près de 45 % sur presque 20 ans.

La durée moyenne des incarcérations s’est, logiquement accrue. Selon le rapport du Conseil Économique Social et Environnemental (CESE) sur le sens de la peine (septembre 2023), la durée moyenne d’emprisonnement ferme a doublé par rapport aux années 80. Elle était en 1980 de 4,2 mois : elle est passée à 7,6 mois en 1995 et elle est aujourd’hui de 9,7 mois.

La Cour des Comptes constate un effet pervers de l’obligation faite aux juges, par la loi du 23 mars 2019, d’aménager, sauf exceptions, les peines inférieures ou égales à 6 mois. Elle a produit, par « effet de bord », une augmentation du quantum des peines prononcées. Entre 2019 et 2022, les peines de 6 mois ou moins ont diminué de 23% ; celles de 6 mois à un an ont augmenté de 24%.

L’accroissement de la population carcérale s’explique donc d’abord par la sévérité accrue du code pénal : création de nouvelles infractions, allongement des peines encourues. Un exemple récent illustre cette mécanique. La loi du 27 juillet 2023, dite loi anti-squat, triple les peines d’amende et de prison encourues par les squatteurs. Ils encourent maintenant jusqu’à trois ans de prison, contre un an auparavant. Cette loi repose sur une hypothèse non vérifiable : que l’aggravation de la peine encourue dissuadera les squatteurs, jusqu’à peut-être diminuer dans une proportion de trois à un le nombre de squats ? Si son effet sur le comportement des squatteurs est incertain, la loi entraînera une conséquence indubitable : l’allongement des peines de prison infligées, donc le nombre de personnes sous les barreaux, donc l’accroissement de la population carcérale.

L’incidence de la comparution immédiate

Le rapport de la Cour des Comptes souligne la forte augmentation des comparutions immédiates dans la réponse pénale globale. En 2021, près de trois fois plus d’affaires ont été jugées en comparution immédiate qu’en renvoi après instruction : 49 299 contre 17 441. Vingt ans plus tôt, la comparution immédiate était minoritaire. Or, note le rapport, « selon une étude empirique conduite dans cinq tribunaux correctionnels, la comparution immédiate multiplie par plus de huit la probabilité d’un emprisonnement ferme. Il existe cependant de forts effets de sélection qui sont de nature à atténuer ce résultat. La part des années d’emprisonnement ferme prononcées à l’issue d’une comparution immédiate sur l’ensemble des peines d’emprisonnement ferme atteint ainsi 37,6 % en 2021, en augmentation de 18 points par rapport à 2018. »

Le développement des peines alternatives à la détention

Pour réduire la population carcérale, les pouvoirs publics encouragent le prononcé, par les juges, de peines alternatives à la détention : placement sous surveillance électronique, travail d’intérêt général, placement extérieur.

Le nombre des personnes écrouées bénéficiant d’un aménagement de peine a été multiplié par cinq entre 2005 à 2019. Il concernait alors plus de 13 000 personnes, près de 20% des personnes placées sous écrou. Mais, relève le rapport de la Cour des Comptes, « cette évolution n’a pas entraîné une diminution des incarcérations. L’augmentation des personnes suivies en milieu ouvert est en réalité allée de pair avec celle du nombre de personnes incarcérées. L’évolution parallèle des personnes détenues et suivies en milieu ouvert suggère que la création de nouvelles peines aménagées a conduit les magistrats à condamner des personnes qui, autrement, ne l’auraient pas été, selon un mécanisme présenté comme une extension du filet pénal ».

La construction de nouvelles prisons

La loi d’orientation et de programmation de la justice, adoptée le 11 octobre 2023 par le Parlement, prévoit la construction de 18 000 nouvelles places de prison, 3 000 de plus que dans le projet présidentiel de 2017.

Le coût budgétaire du programme de construction de 15 000 places de prison, estimé initialement à 4,5 milliards d’euros, a été réestimé à 5,4 milliards d’euros en juin 2022. Les 3 000 places supplémentaires votées par le parlement devraient porter à 6,5 milliards d’euros le coût pour les contribuables. Il conviendra d’y ajouter, sur la base d’un coût de 105€ par jour et par détenu, 690 millions d’euros par an pour le fonctionnement.

On aurait pu s’attendre à ce que les députés, décidant d’une nouvelle charge, accroissent le budget alloué à la justice du montant de cette dépense additionnelle. Ce n’est pas le cas : celui-ci reste fixé à 10,8 milliards d’euros pour 2027. L’augmentation d’1,2 milliards d’euros annoncée en 4 ans sera donc pour l’essentiel consacrée à la construction pénitentiaire. Ce sont par conséquent d’autres dépenses qui seront réduites : recrutement de magistrats et de greffiers, suivi de justiciables en milieu ouvert, entretien du parc immobilier existant, etc.

Il est très peu probable que ce programme soit réalisé à l’échéance prévue de 2027. Le programme des 15 000 places a démarré il y a six ans. Seulement 3 951 places « brutes » ont été livrées, et 2441 places « nettes », c’est-à-dire ne venant pas en substitution de places dans des prisons anciennes détruites : soit 14% du programme nouveau de 18 000 places. Il reste donc 4 ans d’ici 2027 pour réaliser 86% d’un programme censé s’étager sur 10 ans. La probabilité que cela advienne est minime. On notera que les retards sont en partie dus à l’hostilité d’élus qui, enthousiastes pour la création de nouvelles places de prison, refusent qu’elles soient installées sur leur territoire. Le cas de Fréjus est emblématique : bravo, mais pas chez moi !

Un autre obstacle est celui du recrutement et de la formation d’un nombre suffisant de surveillants. L’administration pénitentiaire souffre d’un manque chronique de personnel. La surcharge de travail entraîne un fort absentéisme. Beaucoup de jeunes surveillants démissionnent après quelques mois.

La construction de 18 000 nouvelles places de prison n’est de toute manière pas à la hauteur de la marée d’incarcérations nouvelles, en l’absence d’une modification en profondeur du cadre pénal. Pour reprendre l’exemple de Bordeaux Gradignan, une prison de 600 places est en construction pour remplacer les bâtiments actuels en fin de vie. Mais il y a, déjà, plus de 800 personnes détenues.

Un mécanisme contraignant de régulation carcérale

La Contrôleure Générale des Lieux de Privation de Liberté réclame depuis longtemps la création d’un mécanisme de régulation carcérale, inscrit dans la loi. Géré localement par tous les acteurs de la chaine pénale sous la responsabilité de l’autorité judiciaire, il consisterait à libérer par anticipation des personnes détenues en fin de peine lorsqu’arriveraient en détention de nouvelles personnes au-delà de la capacité opérationnelle de l’établissement.

Dans son rapport, la Cour des Comptes constate l’échec d’expériences menées à Grenoble et Marseille fondées sur l’échange d’informations entre les magistrats et les responsables de la prison sur le nombre de personnes incarcérées. « Ce n’est donc qu’en se fondant sur une disposition explicite de nature législative que les magistrats pourraient prendre en compte, parmi les différents motifs fondant leur décision, la situation dégradée des établissements pénitentiaires de leur ressort. Il n’appartient toutefois pas à la Cour des comptes de se prononcer sur l’opportunité de mettre en place, par la loi, un dispositif national de régulation carcérale. Une telle proposition relève du débat démocratique et d’une orientation forte de la politique pénale. »

Se méfier du « bon sens », se fonder sur les faits

Le CESE, dans son avis intitulé « le sens de la peine » du 13 septembre 2023, formule une première préconisation : « évaluer les effets économiques et sociaux des politiques pénales et faire réaliser, par les laboratoires universitaires spécialisés dans l’évaluation des politiques publiques, un bilan systématique des réformes de la procédure, de la création d’incriminations nouvelles ou de l’alourdissement du quantum de peine. »

Le « bon sens » ferait penser qu’on assiste à une forte augmentation de la délinquance. Or, les enquêtes dites de « victimisation » de l’INSEE montrent que le nombre de ménages ayant fait l’objet d’un cambriolage ou d’une tentative de cambriolage est passé de 17 en 2006 à 19 en 2018. Le taux de victimes de violences physiques est également resté stable : 1,4 % en 2018, contre 1,5 % en 2006

Le « bon sens » fait aussi accroire qu’une plus grande sévérité des peines encourues dissuaderait crimes et délits. En réalité, c’est plutôt la probabilité d’être pris qui restreint le passage à l’acte. Les partisans de la peine de mort prédisaient en 1981 une explosion du nombre d’homicides. Ceux-ci sont nettement moins nombreux aujourd’hui.

Il y a peu de données chiffrées disponibles sur les ressorts de la délinquance et de la « désistance » (le renoncement à un parcours délinquant) ; peu de données sur l’influence des nouvelles mesures législatives, par exemple la libération sous contrainte à trois mois de l’échéance de la peine, sur le risque de récidive. Organiser la production de ces données et les exploiter pour orienter la politique pénale devrait être une priorité pour le Parlement et l’Exécutif.

La seconde préconisation du CESE va dans le même sens : « faire réaliser régulièrement, par le Parlement, une revue générale des délits et des peines, pour analyser leur utilité et leur réalité, réduire le nombre de délits sanctionnés par de courtes peines de prison et assurer une logique d’ensemble. »

Peut-être est-il temps, à rebours de la marée répressive des vingt dernières années, de réduire le quantum de peine de prison encouru pour certains délits, et d’utiliser plus systématiquement les sanctions financières ou le travail d’intérêt général. Peut-être est-il temps de renoncer à des programmes immobiliers carcéraux pharaoniques, et d’investir massivement sur l’accompagnement « hors des murs » de personnes que leur fragilité porterait à la délinquance.

S’inspirer des expériences étrangères

Tel est le chemin qu’ont choisi des pays comme l’Allemagne ou les Pays-Bas. C’est une diminution du nombre de détenus qui est en cours. Les objectifs affichés sont les mêmes qu’en France : punir les délits et les crimes, garantir la sécurité publique, permettre à ceux qui ont fait fausse route de s’intégrer dans la société.

Selon les statistiques des personnes placées sous main de justice (1980 – 2022) du ministère de la Justice, le taux de personnes détenues pour 100 000 habitants a baissé en Allemagne entre 2009 et 2019, passant de 83 à 77. Il a fortement baissé aux Pays-Bas, passant de 99 à 56. En France, il a augmenté, de 103 à 105. La durée moyenne de détention s’établissait en 2019 à 8 mois en Allemagne, 3,8 mois aux Pays-Bas, mais 10,9 mois en France, en hausse de plus de deux mois sur 10 ans.

Ces pays ont massivement investi sur l’accompagnement en milieu ouvert, y compris les structures psychiatriques. Ils ont vidé les prisons, au point que pour préserver l’emploi des surveillants, les Pays-Bas louent des places à d’autres pays. Les détenus sont pris en charge dans des établissements qui fonctionnent avec un encadrement correspondant à leur capacité et sont en mesure de leur offrir une vraie préparation à la sortie : accès aux droits, logement, travail, santé.

À la lumière de l’expérience de pays voisins, est-il vraiment impossible d’inverser la logique à l’œuvre en France : 18 000 prisonniers de moins au lieu de 18 000 places de prison en plus ?

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Mots-clés : Justice – Prison – Peines – Droit pénal – Peines alternatives à l’incarcération – Surpopulation carcérale
Xavier Denecker
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