Pierre-François Kettler (1984) vient de publier son cinquième roman. A cette occasion, il répond aux questions de variances.eu et nous dit ce qu’est l’écriture pour lui.

Pierre-François, tu viens de publier ton cinquième roman, L’Autre, tu aimeras. Peux-tu nous décrire le parcours qui t’a mené de l’Ensae à la publication de ce roman ?

Après l’Ensae, volontaire du Service National, je suis allé enseigner les mathématiques et l’économie du développement au Rwanda, à l’Institut Africain et Mauricien de Statistiques et d’Économie Appliquée, pendant deux ans.

Juste avant mon départ, j’ai découvert le théâtre. Je n’avais pas du tout pour habitude d’y aller. Cette culture ne m’avait pas été transmise. En classe de sixième, j’avais pourtant eu une première expérience qui m’avait plu. Et par le plus grand des hasards, en prépa, j’avais appartenu à une troupe semi-professionnelle.

Pour moi, au théâtre, quand je dirigeais la troupe de l’Ensae, l’acteur était une marionnette. Mais lorsque j’avais présenté ce travail à Jacques Debary, un comédien, il m’avait dit : « Il faut ressentir avant d’exprimer ». Ces mots avaient provoqué en moi un tsunami : ils me révélèrent le théâtre comme lieu de rencontre entre l’espace, le corps, l’âme et l’esprit. Je devais partir en quête de moi-même et non suivre la voie que m’avaient tracée mes études. Juste avant d’aller au Rwanda, lors de mes derniers mois à l’Ensae, je me suis initié au métier d’acteur dans une école de théâtre, « L’Entrée des artistes », animée par Yves Pignot.

Au Rwanda, j’ai mis en scène Rhinocéros, de Ionesco, et joué le rôle principal. J’ai aussi organisé un festival du rire à Kigali, avec des comédies en un acte (de Tchekhov, Obaldia, etc.). J’avais un lieu à ma disposition. J’ai beaucoup lu : Stanislavski, Meyerhold, Jouvet, Copeau, Barrault, Lee Strasberg, tous les grands théoriciens de la scène et du jeu d’acteur.

Et j’ai eu la chance, un an après mon retour en France, de gagner ma vie en tant qu’acteur.

Comment cela s’est-il passé ?

A mon retour, je m’étais donné dix ans pour atteindre ce but. C’est pour ça que je parle de chance. J’avais les coordonnées du fils de coopérants belges avec qui j’avais sympathisé au Rwanda (nous étions dans la même troupe). Il m’a dit : « Pour travailler, il faut rencontrer des gens qui travaillent. Il existe un atelier pour professionnels à Paris, animé par Blanche Salant. Elle recrute uniquement sur audition ». J’ai passé cette audition, j’ai été pris. J’y ai sympathisé avec un acteur qui m’a fait rencontrer un metteur en scène avec qui j’ai eu mon premier travail pendant l’été 1987. Je ne cessais de prospecter, de rencontrer, de passer des castings (même dans le mannequinat, c’est dire !). J’avais échangé avec un metteur en scène dont j’étais allé voir le spectacle, Les Mains sales, de Sartre, à la Maisons des arts de Créteil, il m’a rappelé en été pour reprendre l’un des rôles. Je me suis retrouvé avec des comédiens confirmés, en septembre 1987, salarié (ce qui m’a permis de devenir intermittent du spectacle), et de gagner ainsi ma vie en tant qu’acteur.

À ton retour d’Afrique, tu décides donc de faire du théâtre et d’abandonner totalement l’idée d’un métier plus en ligne directe avec ta formation, comment s’est fait ce choix ?

Je m’étais donné dix ans… La première année, je travaillais à mi-temps à la Direction des Études et Recherches d’EDF, avec Gérard Hatabian. Ensuite, pendant quelques années, une fois par an, j’ai fait des analyses d’enquêtes. C’étaient mes vacances : je n’avais rien à inventer, je devais juste analyser.

Mais je voulais faire un métier utile et je me sentais plus utile en offrant du plaisir aux spectateurs, en intervenant dans des classes ou en animant des ateliers-théâtre. Je poursuivais l’exploration du corps, de l’âme et de l’esprit dans l’espace.

Comment s’est passé ton passage à l’écriture ?

En 1990, mon premier vrai travail d’écriture a coïncidé avec les premiers mois de vie de ma fille aînée, Garance : ce fut la traduction de Deirdre of the sorrows, de John Millington Synge, une pièce de théâtre que je voulais monter. Le texte a été publié et France Culture l’a enregistré. Je ne l’ai jamais montée.

Avec ma compagnie, « Les Enfants du paradis », que je crée en 1991, j’ai produit un seul en scène consacré à Théodore de Banville en juin de cette année-là. J’ai ensuite monté La Liberté ou l’amour, voyage poétique dans l’œuvre de Robert Desnos, d’abord en appartement puis sur scène, qui s’est joué en 1996 à Avignon, avec L’Homme dans tous ses états, composé de textes de Feydeau, dont L’Homme de paille. Suivront, en 1999, une adaptation du Dernier jour d’un condamné, de Victor Hugo et, en 2001, du Code Noir, ou le calvaire de Canaan, de Louis Sala-Mollins…

Dans le cadre d’un atelier-théâtre, ouvert à Pantin en 1999, j’ai adapté de nombreux textes du répertoire (je me suis passionné pour la mythologie grecque, pour Eschyle, notamment), et j’ai écrit des pièces « accommodées » aux participants.

Mes motivations ont toujours été liées à mon désir et non à une quelconque rentabilité.

Écrire, depuis l’enfance, m’a permis de ne pas perdre pied, de penser pour panser mes souffrances, pour rester debout, pour avancer. J’ai beaucoup lu, toujours, et découvert la fantasy, avec Tolkien, juste avant d’intégrer l’Ensae.

Le doute a été mon compagnon de tous les jours. La vie m’a donné quelques certitudes, puisque ça ne m’a pas empêché d’avoir des enfants, deux filles (Garance et Morgane) et un garçon (Hugo). Lorsqu’ils étaient petits, je leur racontais des histoires. J’en avais déjà plein la tête avec mon expérience des jeux de rôles, et c’est ainsi qu’est né Le Monde de Belmilor.

A quel moment t’es-tu senti prêt pour publier ce que tu écrivais ?

Je refuse de publier à compte d’auteur. Pour être lu par des lecteurs, il me paraît normal de passer par un éditeur, qui va estimer que le texte mérite d’être publié, qui va donc faire avec l’auteur son travail d’éditeur.

J’aurais pu passer ma vie à ne pas me sentir prêt. Mais j’ai réussi deux concours (avec des auteurs déjà édités) qui m’ont prouvé que j’avais ma place parmi les auteurs dits professionnels.

Joueur depuis mes années à l’Ensae (Donjons et dragons avec d’autres étudiants), j’ai créé un univers onirique, qui interroge le nôtre. Une amie, autrice, m’a demandé un jour pourquoi je n’écrivais pas de fantasy. Quel intérêt d’écrire la énième quête ? lui répondis-je. Au même moment, j’ai perdu le chat qui avait partagé dix-sept années de ma vie, Eschylle. Il m’a inspiré Le Monde de Belmilor, un cycle de fantasy où le narrateur est un chat, siamois de surcroît. J’avais un point de vue original et une épopée à écrire. C’était en 2009. Neuf années s’écoulèrent, pendant lesquelles j’écrivis chaque jour ou presque, sans jamais envoyer mes manuscrits… sauf lorsque je participai à un concours organisé par un éditeur jeunesse belge. C’est ainsi qu’est sorti, en 2011, en Belgique, mon premier roman : L’Arc de la lune.

En 2015, un traumatisme subi pendant mon enfance est remonté à ma conscience. J’ai compris, en le revivant, pourquoi l’enfant de sept ans avait décidé d’oublier cet événement. J’avais auparavant fait un travail psychanalytique sur l’impact toxique de mon père dans ma construction. J’étais mûr pour écrire, libéré de mes fantômes intérieurs. Je pouvais enfin penser pour panser de façon consciente.

En 2018, j’ai participé à un autre concours, « les émergents », organisé par la Charte des auteurs jeunesse. La nouvelle présentée fut primée et intéressa diverses maisons d’édition qui me demandèrent d’écrire un roman. C’est ainsi que vingt-cinq ans après les faits, presque jour pour jour, le 6 avril 2019, je mis un point final à Je suis Innocent, récit du génocide des Tutsi au Rwanda. Le point de vue est celui d’un enfant de sept ans qui « écrit au présent d’éternité ». Ce roman est sorti le 19 mars 2020 aux Éditions Talents Hauts… quatre jours après la fermeture de toutes les librairies de France et de Navarre.

En novembre 2020 fut publié, aux Éditions d’Avallon, le premier tome du Monde de Belmilor, Aux Apparences ne te fieras … lors du deuxième confinement, donc !

J’avais écrit les deux premiers tomes en 2009. J’ai réécrit le deuxième, dix ans après, et le troisième, sorti en décembre 2022, est donc mon cinquième roman publié. Enfin, je viens de mettre un point final au tome 4, Solidaire, tu construiras.

Un autre roman, Un Dé trop loin, commencé dans les années 90, un polar situé dans l’univers des jeux de rôles, sortira cette année, en mai, aux éditions d’Avallon.

Tu écris, tu joues, tu mets en scène … comment organises-tu ton temps ? Dirais-tu qu’il existe une synergie fertile entre ces différentes facettes de ta vie ?

Comme je l’ai dit, je fus d’abord comédien. Écrire m’a permis de rester vivant et m’a toujours accompagné. J’écris comme je joue : avec mon corps. Je pense avec lui. Je recherche une écriture organique. Il y a à la fois un artisanat dans l’écriture, ainsi que dans le jeu d’acteur, mais il y a aussi une quête artistique. Donner à voir, à lire, à entendre, à goûter, à toucher la beauté du monde, de la vie.

J’anime aussi des ateliers d’initiation à la langue française par le biais de la poésie de Victor Hugo. J’interviens à la demande dans le cadre d’ateliers d’écriture (en particulier poésie). Toutes ces actions résonnent fortement les unes avec les autres.

Je suis libre.

À quel(s) type(s) de littérature appartiennent tes romans ? Quelles sont tes sources d’inspiration et ton intention d’auteur ?

J’écris la fragilité confrontée au monde qui l’entoure.

Je suis Innocent est de la littérature dite jeunesse, parce que le narrateur, au moment où il vit les aventures décrites, est un enfant de sept ans, mais lesdites aventures sont dues au génocide rwandais contre les Tutsi. Le genre est donc profondément réaliste puisqu’il s’agit de dire l’indicible.

Je travaille sur un décalogue dont le titre générique est Le Monde de Belmilor. Le genre commun à ces romans est la fantasy, mais il y a aussi le genre récit initiatique, le conte, etc. Je travaille sur une hybridation des genres littéraires par une recherche poétique et sensible.

J’écris aussi des polars.

Le point commun à tous ces romans est une interrogation sur le sensible, le fragile, et son rapport au monde. Mes « héros » sont souvent des êtres délicats, vulnérables, confrontés à un monde violent.

Pour conclure, peux-tu nous dire quelques mots de ton dernier roman publié ? et du prochain s’il est déjà en préparation ?

L’Autre, tu aimeras, sorti aux Éditions d’Avallon en décembre 2022, appartient au cycle de fantasy du Monde de Belmilor, dont le narrateur est un chat. Dans ce roman, les compagnons d’Eschylle (le chat) vont explorer un portail menant vers une autre dimension. Ils y découvriront qu’un pan de la mémoire du monde a été effacé. Qui trahira qui est la question à laquelle ils seront confrontés, ainsi qu’à celle de l’amour.

Je viens de terminer le quatrième tome, Solidaire, tu construiras. Eschylle et ses compagnons enquêtent au sein de l’Empire Brun, afin de savoir pourquoi des plantes meurent mystérieusement et pourquoi les habitants les plus fortunés se promènent avec d’étranges instruments.

Un Dé trop loin, évoqué plus haut, sort en mai 2023. Il se déroule en 1984, à la Direction des Études et Recherches d’EDF, où j’ai travaillé quand je suis revenu du Rwanda. Certains étudiants de l’époque s’y reconnaîtront peut-être. L’enquête se déroule entre rêve et réalité : un premier, puis un deuxième cadavre sont retrouvés dans un bureau du bâtiment C, là où travaillent des ingénieurs-chercheurs, mais aussi où certains d’entre eux jouent certaines nuits au jeu du Donjon…


Bibliographie :

Deirdre des douleurs, in Deirdre, variations sur le mythe, 1992, Editions Artus ;

L’Arc de la Lune, 2011, Les éditions du chemin ;

Je suis Innocent, 2020, Éditions Talents Hauts ;

Aux Apparences ne te fieras, 2020, Éditions d’Avallon ;

Ton Originalité, préserveras, 2021, Éditions d’Avallon ;

L’Autre, tu aimeras, 2022, Éditions d’Avallon.

Pour toutes celles et tous ceux qui veulent être tenus au courant de mon actualité, il suffit d’envoyer un mail à pf.kettler@gmail.com

 

Extrait de Je suis innocent (2020, Éditions Talents Hauts)

Soudain, une grande main effleure avec délicatesse mon épaule. De longs doigts effilés exercent une pression caressante, apaisante. Cela dure quelques secondes, à peine. Je lève les yeux. Je vois un oiseau s’envoler. Le sourire du vieillard s’est élargi. Son bras droit pend le long de son corps, immobile. Je ne frissonne plus. La vie est un fil tendu entre ce flamboiement spectaculaire, accompagné par la fraîcheur de la nuit qui vient, et mon regard ouvert ou fermé.

Je n’ai plus peur. Je ne comprends pas. Je vais mourir. Le monde est beau. Le monde est vivant. Papa me tient la main. « Poussière, tu es poussière, et tu retourneras à la poussière. » Je ferme les yeux. Pour garder avec moi cet embrasement des collines. Mon pays. Le Rwanda.

J’entends un choc, juste à côté de moi. Un frôlement. Comme une plume glissant vers le sol. Un souffle me parvient. Je le reçois. Mon cœur se remet à frapper du tambour. Mais ce battement est lent. Chaque percussion est espacée. C’est mon tour. Sur mes pupilles, il y a tout l’or du soir qui tombe.