Variances publie aujourd’hui la 1ère partie d’un article consacré à SAFARI qui visait à automatiser le répertoire des personnes, à l’initiative de l’INSEE. Ce projet a connu un destin singulier qui trouve ses racines dans la seconde guerre mondiale, objet de cette première partie.

 En 1970, l’INSEE annonçait dans sa revue centrale, Economie et statistique, l’automatisation de son répertoire des personnes dans un projet affublé du nom de SAFARI (Système d’Automatisation des Fichiers Administratifs et du Répertoire des Individus).

Il y était question de généraliser un Numéro National d’identification des Individus (NNI) à l’ensemble de l’administration, d’abord pour simplifier leur gestion en cours d’informatisation, ensuite pour faciliter les appariements de fichiers, enfin, pour offrir aux statisticiens de nouvelles possibilités d’exploitation des données contenues dans les fichiers administratifs. Le projet, dûment réclamé par plusieurs rapports officiels sur la modernisation de l’administration était très attendu par ses services informatiques. Il devait être opérationnel en 1972. Le délai a été tenu, et le service prévu, opérationnel. Survient alors, en mars 1974, un article du journal Le Monde intitulé : « SAFARI ou la chasse aux Français ». Il dénonçait le caractère liberticide des appariements de fichiers permettant de rapprocher, pour un même individu, l’ensemble des informations détenues par les différentes administrations. Le lendemain, le premier ministre de l’époque, Pierre Messmer, convoque le directeur général de l’INSEE qui, semble-t-il, ne le convainc pas de l’innocuité du projet. Une circulaire va ordonner son arrêt, l’interdiction des appariements de fichiers d’administrations différentes, enfin elle crée une Commission Informatique et Libertés chargée de proposer un cadre régissant les rapports d’une informatique qui soit compatible avec notre régime de libertés. Ce rapport, dit rapport Tricot du nom de son président, est rendu fin 1975. Il est très largement repris par la loi de janvier 1978 « Informatique, fichiers et Libertés ». Celle-ci énonce plusieurs principes tout à fait contraires à ceux mis en œuvre dans SAFARI, ce qui signera sa fin.

Le titre exact de l’article : « L’I.N.S.E.E. entreprend d’automatiser le répertoire des personnes »[1] sous-entendait qu’un fichier, non automatisé, préexistait. On saura même qu’il subsistait sous une forme manuscrite dans de grands livres reliés in folio, classés par année, département et commune : « support aussi désuet que possible ». Mais qu’est-ce que ce fichier manuscrit ? Quand, pourquoi et comment a-t-il été réalisé et maintenu sachant qu’il contient alors plusieurs dizaines de millions de lignes ? L’article de l’INSEE n’en dit rien.

Trouver des réponses à ces questions n’est pas très compliqué, plusieurs historiens ayant exploré le sujet. En 1940, l’Armistice étant signé, un groupe d’officiers restés en poste à Vichy formèrent le projet de reconstituer en zone sud une armée qui, le moment venu, un débarquement des alliés par exemple…, participerait à la libération du pays. Les armes et moyens de transport échappés des réquisitions allemandes furent dissimulés dans des grottes, granges, entrepôts mais le plus difficile était de mobiliser une armée souhaitée de 300.000 hommes. Difficile car « à la barbe » des Allemands et de leurs « collaborateurs » français. L’idée est venue à ce groupe d’officiers de faire appel à un certain René Carmille[2], polytechnicien (X1906), Contrôleur Général des Armées[3] qui avait réorganisé en 1934 les bureaux de recrutement de l’armée[4], en ayant recours à des « machines fascinantes » qui exploitaient des fiches en carton perforées : avec de telles machines, en quelques heures, il devenait possible d’imprimer les ordres de mobilisation et de les expédier… Le plus difficile restait : obtenir un fichier d’hommes mobilisables avec, si possible, leur qualification et, obligatoirement, une adresse postale récente où les joindre le moment venu.

© Claude Poulain

Carmille a accepté avec empressement dit l’un de ses collègues[5]. Dans les différentes missions qu’il avait accomplies pour le CGA, il s’était formé à l’administration des entreprises, à la comptabilité, à l’économie politique et … à la mécanographie. De ces expériences il a notamment tiré un ouvrage : « La mécanographie dans les administrations »[6] où il présente comment plusieurs des mécanismes mis en place dans les entreprises les plus modernes pourraient l’être, avec profit, dans les administrations. De sa mission de réorganisation des bureaux de recrutement il a acquis l’expérience du traitement de gros fichiers à l’aide de machines mécanographiques et, surtout, une façon d’identifier rigoureusement les recrues par un matricule appelé à l’avenir que l’on sait. Son acceptation de la proposition s’accorde certainement à son patriotisme[7] mais elle s’inscrit aussi dans son projet d’organisation de l’information économique et statistique. C’est peut-être ce qui le conduit à mettre comme condition à son engagement la création, en guise de couverture, d’un service de statistique : si l’on veut faire ce fichier clandestinement il faut une couverture solide. En façade, on fera de la statistique officielle, dans l’arrière-cour, le fichier de mobilisation. Ses interlocuteurs acceptent. D’ailleurs, il obtient, semble-t-il, tout ce qu’il demande : la création d’un Service National de Statistique (SNS) dont il sera le directeur, le rattachement administratif de tous les services traitant de près ou de loin de statistique, y compris le service officiel, la Statistique Générale de la France (SGF), l’attribution des locaux et des personnels des bureaux de recrutement devenus inutiles, un budget pour acheter des machines…

Dès 1941, il lance deux opérations : un recensement de la population de 16 à 65 ans de la zone sud et un « répertoire de tous les Français ». Celui-ci va identifier toutes les personnes nées en France de 1881 à 1941. Carmille fait recopier les registres d’état civil détenus par les greffes des tribunaux, eux-mêmes destinataires des copies des registres communaux. Ces recopies sont ensuite acheminées vers les établissements régionaux du SNS pour une dernière copie sur les registres cités plus haut. À cette occasion, on attribue le numéro identifiant à treize chiffres de chaque individu. C’est ici le réemploi du matricule inventé dans les années trente pour les besoins des bureaux de recrutement : il doit identifier un individu et un seul (et un individu n’aura qu’un identifiant et un seul) ; il doit être valable de la naissance à la mort ; il se base sur la situation à la naissance (cela ne changera donc pas au fil du temps) ; il est numérique (c’est plus simple avec des cartes perforées qui n’ont que dix lignes) ; il est « signifiant », donc facile à coder pour le personnel et à utiliser par les mécanographes. Conditionné par la technique disponible à l’époque, il est défini en 1936 dans l’ouvrage de Carmille et sa définition n’a pas changé jusqu’à aujourd’hui.

Mais pourquoi donc entreprendre une telle opération ? Plusieurs historiens s’interrogent. Certains capitulent : « pour des raisons obscures… » disent-ils. D’autres évoquent l’utilité d’avoir un numéro pour identifier les recrues de la nouvelle armée. Mais pourquoi identifier des millions de personnes alors que ladite armée ne devait comporter que 300.000 hommes ? En fait, la réponse est à chercher dans le projet conçu par Carmille : identifier les composants de base de la vie économique et sociale, individus, entreprises, sols. Ici donc, les individus. Diffuser (et imposer) ces identifiants dans tous les fichiers de l’administration ; obtenir de cette façon de quoi faire les appariements de fichiers destinés à répondre aux questions posées par les dirigeants du pays.

Le répertoire une fois disponible (on est fin 1941-début 1942), Carmille se met à la recherche de fichiers administratifs dans lesquels identifier les individus par ce nouveau numéro. En 1941, il n’y en avait guère à être sur cartes perforées. Carmille allait donc devoir montrer l’exemple.

© Claude Poulain

En même temps qu’était lancée la constitution du répertoire, le SNS entreprenait un recensement de la population des 16-65 ans résidant en zone sud. Le but affiché était celui … d’un recensement de la population comme il y en avait tous les dix ans. Quoi de plus normal pour un institut de statistique que de faire un recensement ? Le but réel était tout autre : établir un fichier des hommes mobilisables pour constituer une nouvelle armée. Outre cet objectif spécifique, l’opération présentait trois différences par rapport aux recensements précédents et ceux qui le suivront. D’abord il demandait et enregistrait le nom, le prénom et l’adresse de résidence. On comprend pourquoi. Ensuite, il prévoyait une zone de treize cases destinée à recevoir le numéro d’identification du répondant figurant au répertoire[8]. Il s’agissait là d’une innovation majeure pour la statistique : les recensements jusqu’alors étaient des photographies instantanées. Avec l’identifiant, les informations relatives à un même individu peuvent être rapprochées d’un recensement à l’autre. Les possibilités d’études sont considérables. On passe de la photographie au cinéma à concurrence d’une image par décennie. Enfin, et c’est davantage un problème, une question n°11 est ainsi libellée : « Etes-vous de race juive : oui / non ». Les historiens discutent encore aujourd’hui pour savoir si Carmille était libre ou non d’insérer une telle question.

Le système créé par Carmille ne devenait intéressant que si plusieurs fichiers se dotaient de l’identifiant. Il était donc à la recherche de tels fichiers, et, si nécessaire, prêt à apporter l’aide du SNS (personnel et machines) pour les constituer. C’est ainsi que se rapprochant du ministère de l’Intérieur, Carmille parvint à récupérer les données de deux fichiers nouveaux, tous les deux fortement inspirés par l’occupant : la déclaration obligatoire de changement de domicile et les demandes de cartes d’identité rendues elles aussi obligatoires pour les résidents de Paris et des départements de la façade côtière. Le SNS s’offrit de les traiter mécanographiquement sur ses machines en échange d’une récupération des données démographiques et sociales que contenaient les formulaires de déclaration de changement de domicile ou de demande de carte d’identité. Ainsi, le troisième étage du système Carmille prenait forme : derrière l’identifiant du répertoire, on pouvait trouver les données du recensement, celles des déclarations de changement de résidence, celles enfin des demandes de cartes d’identité. Tout ceci était rangé dans une grande base dite des « dossiers individuels », ou encore du « casier de la population », véritable mine pour des exploitations statistiques ultérieures.

Si le répertoire a été régulièrement mis à jour jusqu’à la Libération, la constitution du fichier de mobilisation a été interrompue par l’invasion de la zone sud par les Allemands suite au débarquement des Alliés en Afrique de Nord en novembre 1942. Carmille qui, selon son fils, n’en parut pas spécialement affecté, poursuivit son travail statistique. Il est alors recruté par le réseau de résistance Marco Polo, il est arrêté sur dénonciation, interné à Lyon, interrogé par Barbie, déporté à Dachau où il décède du typhus en janvier 1945. Les « dossiers individuels » ont continué à être alimentés jusqu’à la Libération où ils auraient contenu les informations individuelles de près de 20 millions de personnes. Ceci permet d’observer que le SAFARI prévu par l’INSEE en 1970 avait réellement existé de 1941 à 1945. Certes sur une échelle réduite et avec des performances limitées par la technique utilisée mais il y avait bien une identification des individus, diffusée auprès d’autres administrations pour permettre des appariements.

À la Libération l’ordre est donné de supprimer des documents administratifs toutes traces des données ayant servi (ou pu servir) aux persécutions prônées par les nazis et ratifiées par Vichy. En conséquence, les « dossiers individuels » sont détruits, les déclarations de changement de domicile sont supprimées tout comme la « carte d’identité de Français ». Le répertoire demeure mais il n’a plus d’utilité. Le SNS lui-même, que le grand public suspecte d’avoir collaboré, doit être remplacé par un nouveau service. Avant même que celui-ci soit créé (ce sera l’INSEE en 1946), la Sécurité sociale voit le jour qui a un besoin urgent d’un identifiant robuste. Son maître d’œuvre, Pierre Laroque, choisit l’identifiant de Carmille. Désormais il sera connu comme étant le « numéro de Sécu », davantage que par le nom de numéro INSEE (qu’il est pourtant), et plus encore que « le numéro d’identité de Français » en vigueur de 1941 à 1945. Après discussion entre statisticiens[9], la continuation du répertoire est confiée à l’INSEE plutôt qu’au ministère de l’Intérieur qui d’ailleurs n’en veut pas.

De la Libération à 1970, année d’annonce du projet SAFARI, le répertoire sert aux immatriculations de la Sécurité sociale. À cette date, les administrations se mettent à s’équiper d’ordinateurs pour traiter leurs fichiers et, lorsqu’elles ont affaire à des données individuelles, plusieurs se tournent vers l’INSEE pour lui demander son identifiant. À la suite de la Sécurité sociale, l’Education nationale, les Impôts et la Comptabilité publique sollicitent et obtiennent ces identifiants. Et il y a même une file d’attente… En plus de ces demandes qui, au passage, sont sources de rentrées financières appréciables, des statisticiens réalisent que l’exploitation des fichiers administratifs contenant des données individuelles, dès lors qu’elles sont ainsi identifiées, peut devenir source d’études statistiques particulièrement intéressantes. Pour connaître, par exemple, les salaires et leur évolution, les déclarations de salaire adressées par les employeurs à l’URSSAF contiennent des informations régulières et détaillées très difficiles et/ou très coûteuses à obtenir autrement via des enquêtes. Il y a donc une conjonction entre les demandes des services informatiques des administrations, celles des statisticiens pour avoir de nouvelles sources, et des rapports officiels de l’administration réclamant d’accélérer la mise en place des répertoires, SIRENE et SAFARI.

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(fin de la première partie)

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Cet article a été initialement publié le 13 février.

 

Mots-clefs : René Carmille – histoire de la statistique publique – répertoire des personnes – mécanographie – informatique – technocratie – CNIL

* Ce texte a été écrit à partir de deux articles publiés par la revue Terminal. Ils sont disponibles aux adresses : https://journals.openedition.org/terminal/8429 et https://journals.openedition.org/terminal/8787 . Le lecteur pourra y trouver notamment la liste des sources utilisées.


[1] Jacques Desabie, Economie et statistique, n°10 mars 1970,
https:// www.persee.fr/issue/estat_0336-1454_1970_num_10_1

[2] Pour en savoir plus sur René Carmille : « René Carmille, un hacker sous l’occupation », documentaire de Youssr Youssef, diffusé sur la chaîne Public Sénat et son article dans Variances. Voir aussi la notice « René Carmille » dans Wikipédia dont l’auteur principal est Michel Louis Lévy, administrateur de l’INSEE. L’activité de René Carmille ne s’est pas cantonnée à son invention décrite dans cet article. Les références ci-dessus permettent une vision plus complète.

[3] Le CGA était un corps de hauts fonctionnaires directement rattachés au ministre des Armées pour des missions d’audit, de contrôle, de préparation de nouveaux projets, etc. C’est à l’Armée ce qu’est l’Inspection des finances pour Bercy ou l’IGAS pour les Affaires sociales.

[4] Une dizaine de bureaux, répartis sur tout le territoire, employant près de 8.000 personnes (les futures directions régionales de l’INSEE).

[5] « Il saisit avidement l’occasion qui s’offrait à lui », Nécrologie écrite par le général André Marie.

[6] René Carmille, La mécanographie dans les administrations, SIREY, Paris, 1936 (13 rééditions de 1936 à 1942).

[7] Il a fait la guerre 14-18 dans l’artillerie, y a été blessé et décoré. Il choisit d’ailleurs de rester dans l’armée, passe au 2ème bureau avant d’entrer au Contrôle Général ce qui lui confère le grade de Général.

[8] Pour identifier les recrues, apparemment à l’époque, toutes de sexe masculin, douze caractères suffisaient. Dès lors qu’il s’agissait d’immatriculer l’ensemble de la population, un code « sexe » a été introduit en première position. C’est d’ailleurs cette définition qui est proposée par Carmille dans l’ouvrage cité de 1936, donc bien avant la création du SNS et la constitution du répertoire.

[9] Les anciens cadres de la SGF dont Alfred Sauvy estimaient qu’un tel fichier nominatif n’avait rien à faire dans un institut de statistique.

Claude Poulain