Le 25 novembre prochain se tiendra le congrĂšs national des tribunaux de commerce 2022. Il intervient Ă  un moment oĂč les pouvoirs publics engagent une rĂ©flexion en profondeur sur le rĂŽle des « juges de l’économie » pour le futur. C’est l’occasion de dĂ©crire pour variances.eu l’activitĂ© qui occupe une part significative de mon temps depuis quatre ans.

Disons tout d’abord, pour fixer les idĂ©es, que la justice commerciale est conçue comme « la justice pour les commerçants par les commerçants ». En France, les tribunaux de commerce sont partie intĂ©grante du systĂšme judiciaire de longue date : leur origine remonte Ă  la fin du XIVe siĂšcle, mais c’est Michel de l’Hospital qui les Ă©tend Ă  toute la France en 1563 ; la RĂ©volution confirme leur rĂŽle (1789) et enfin, en 1807, le code de commerce les Ă©tablit dĂ©finitivement.

Cela dit, c’est loin d’ĂȘtre une invention ou mĂȘme une spĂ©cificitĂ© française : je me souviens d’une visite Ă  l’ancien HĂŽtel de ville de Tallinn, en Estonie, oĂč, dans la grande salle, je suis tombĂ© « nez Ă  nez » devant la charte des juges commune aux villes hansĂ©atiques, qui dĂ©finissait dĂšs le XIIIe siĂšcle les rĂšgles dĂ©ontologiques que le commerçant s’imposait lorsqu’il Ă©tait chargĂ© de juger un litige entre ses « collĂšgues ».

Les tribunaux de commerce, comment ça marche ?

Aujourd’hui, sans entrer dans le dĂ©tail, le tribunal de commerce assure le service public de la justice Ă©conomique de droit commun. Il fait partie du premier degrĂ© de l’ordre judiciaire en matiĂšre civile, au mĂȘme titre que le conseil de prud’hommes ou que le tribunal judiciaire. Il tranche les conflits en premiĂšre instance, et ses jugements peuvent faire l’objet d’un appel auprĂšs de sa cour d’appel de rattachement.

Quelques donnĂ©es chiffrĂ©es : les juges consulaires sont environ 3 400, qui se rĂ©partissent en 134 tribunaux de commerce, 7 chambres commerciales des tribunaux judiciaires d’Alsace-Moselle (une spĂ©cificitĂ© issue de l’histoire de cette rĂ©gion), et des tribunaux mixtes d’outre-mer. Ils produisent environ 600 000 dĂ©cisions par an.

Les juges consulaires exercent leur activitĂ© de magistrat avec 3 caractĂ©ristiques fortes : ce sont des chefs d’entreprise ou des cadres dirigeants de sociĂ©tĂ©s, ils sont Ă©lus, et ils sont bĂ©nĂ©voles.

Les conditions d’éligibilitĂ© et le collĂšge Ă©lectoral sont dĂ©finis par le code de commerce :

  • pour ĂȘtre Ă©lu, il faut avoir la qualitĂ© de « commerçant » ou d’ « artisan », c’est-Ă -dire ĂȘtre inscrit sur les listes Ă©lectorales des Chambres de commerce et d’industrie (CCI) ou des Chambres des mĂ©tiers et de l’artisanat (CMA) du ressort du tribunal,
  • le collĂšge Ă©lectoral est constituĂ© des membres Ă©lus des CCI et des CMA du ressort du tribunal, et par les juges et anciens juges de ce tribunal.

A noter que des salariĂ©s de grandes entreprises peuvent ĂȘtre Ă©lus, mais aprĂšs en avoir obtenu l’autorisation du PDG de l’entreprise concernĂ©e, qui « lui dĂ©lĂšgue sa qualitĂ© de commerçant ».

Les juges sont élus pour deux ans pour le premier mandat, puis pour quatre ans pour les suivants ; il y a un ùge limite de 75 ans, et une durée limite de 18 ans, au-delà desquels on ne peut plus exercer la fonction.

Les tribunaux de commerce, pour quoi faire ?

Au sein des tribunaux de commerce, les juges travaillent en relation avec les autres acteurs majeurs de la justice commerciale :

  • les greffes des tribunaux de commerce : ils tiennent le registre du commerce et des sociĂ©tĂ©s (RCS) ; d’une façon gĂ©nĂ©rale, ils reçoivent et conservent les actes concernant les commerçants et les sociĂ©tĂ©s (identitĂ©, statuts, comptes, etc), et collectent et diffusent l’information juridique et financiĂšre des entreprises,
  • les administrateurs et les mandataires de justice : dĂ©signĂ©s dans toute procĂ©dure collective (sauvegarde, redressement et liquidation judiciaires), ils assurent la reprĂ©sentation des crĂ©anciers, la prĂ©servation des droits financiers des salariĂ©s et, en cas de liquidation judiciaire, la vente des actifs des entreprises au profit des crĂ©anciers,
  • les huissiers et commissaires de justice : ils interviennent en exĂ©cution de toute dĂ©cision de justice, et, dans les procĂ©dures collectives, Ă  la demande du tribunal, pour Ă©valuer les biens des entreprises et procĂ©der Ă  la vente d’actifs.

Du cĂŽtĂ© des justiciables, bien sĂ»r, on trouve en gĂ©nĂ©ral les avocats : ils reprĂ©sentent leurs clients, produisent les dossiers, argumentaires et piĂšces, qui constituent leurs demandes ou leur dĂ©fense ; leur prĂ©sence est obligatoire dĂšs qu’une affaire traite d’un litige supĂ©rieur Ă  10 000 €.

La mission des tribunaux de commerce porte sur deux domaines principaux :

  • le contentieux : il s’agit essentiellement des litiges entre entreprises ou entre des particuliers et des entreprises. Les parties ont diverses procĂ©dures Ă  leur disposition : certaines sont simples et rapides, telles que l’injonction de payer ou le rĂ©fĂ©ré ; mais lorsque le contentieux le nĂ©cessite, les parties se prĂ©sentent en audience devant un juge qui rendra une dĂ©cision en droit, aprĂšs une dĂ©libĂ©ration au sein d’une formation de trois juges, dont au moins un a dĂ©jĂ  quatre ans d’expĂ©rience
  • le traitement des difficultĂ©s des entreprises : le tribunal vise d’abord Ă  prĂ©venir ces difficultĂ©s, et il dispose pour cela de pouvoirs et d’outils de traitement amiable ; ensuite, s’il est dĂ©jĂ  trop tard, le tribunal peut dĂ©cider d’un traitement judiciaire des difficultĂ©s à travers les procĂ©dures de sauvegarde, et de redressement judiciaire, pouvant aboutir Ă  la liquidation judiciaire.

Dans l’exercice de ses missions, le tribunal dispose aussi d’un outil puissant : les modes amiables de rĂšglement des diffĂ©rends. En effet, dans la rĂ©solution d’un litige, il entre aussi dans la mission du juge de concilier les parties : Ă  tout moment de la procĂ©dure, il lui appartient, au vu des caractĂ©ristiques et des circonstances de l’affaire, de proposer aux parties de rechercher une solution amiable, soit directement entre elles et/ou leurs avocats, soit par l’intermĂ©diaire d’un conciliateur ou d’un mĂ©diateur.

Les tribunaux de commerce, au quotidien ça se passe comment ?

Les tribunaux de commerce appartiennent au monde de la justice, qui, en France, connaĂźt un cruel manque de moyens, malgrĂ© la hausse des budgets de ces derniĂšres annĂ©es. Les tribunaux de commerce ne font pas exception : outre le fait que les juges sont bĂ©nĂ©voles, les tribunaux de commerce eux-mĂȘmes ne disposent pas de budgets propres


Autre difficultĂ©, la taille des tribunaux de commerce est extrĂȘmement disparate, avec des Ă©carts gigantesques au regard du nombre de juges, 180 Ă  Paris, autour de 70 dans les grandes villes, Ă  peine plus d’une dizaine pour les plus petits ; difficile dans ces conditions d’établir des rĂšgles communes de fonctionnement


Pourtant, à travers leur Conférence générale, organisatrice du congrÚs de novembre prochain, les tribunaux de commerce ont défini des priorités claires :

  • d’abord la dĂ©ontologie : formalisĂ©es par le Recueil des obligations dĂ©ontologiques du juge du tribunal de commerce (ministĂšre de la Justice, version 2018), les obligations du juge consulaire relĂšvent des mĂȘmes valeurs que celles des autres magistrats ; elles tiennent Ă©galement compte des spĂ©cificitĂ©s de leur mandat, visant en particulier Ă  ce que l’impartialitĂ© objective et subjective des juges ne puisse ĂȘtre mise en doute, et obligeant le juge Ă  se dĂ©porter dĂšs qu’un conflit d’intĂ©rĂȘt pourrait se faire jour,
  • ensuite, la formation des juges : sous la houlette de l’Ecole nationale de la magistrature, les juges reçoivent une formation initiale de huit jours, puis se forment au minimum deux jours par an, au travers de sessions dispensĂ©es la plupart du temps par des binĂŽmes juge professionnel/juge consulaire. Au-delĂ , les juges se forment en permanence au contact de leurs collĂšgues plus expĂ©rimentĂ©s, Ă  travers le mentoring, les dĂ©libĂ©rĂ©s, ou les travaux des commissions juridiques. Enfin, pour les procĂ©dures collectives, l’obtention du DiplĂŽme universitaire de Droit des entreprises en difficultĂ© peut ĂȘtre requise,
  • enfin, le digital : comme dans l’ensemble de la sociĂ©tĂ©, le digital remet les processus opĂ©rationnels en cause, et, progressivement, juges, greffes, avocats, se prĂ©parent Ă  Ă©voluer vers des procĂ©dures dĂ©matĂ©rialisĂ©es, ce qui ne va pas de soi dans un univers oĂč, jusqu’alors, le papier Ă©tait roi et oĂč « seul l’original fait foi ».

Pour finir, je voudrais conclure cet article en Ă©voquant les raisons de mon engagement dans cette voie et l’attrait que j’y ai trouvĂ©. En fait, je souhaitais me tourner vers une activitĂ© qui me maintienne au contact de la vie des entreprises, dans la perspective d’un dĂ©part en retraite Ă  l’horizon de 2 ans. D’autre part, je cherchais un dĂ©fi Ă  relever
 Ainsi, quoi de mieux que d’apprendre un nouveau mĂ©tier basĂ© sur le droit, dont je ne connaissais finalement que la pratique des contrats et la nĂ©gociation sur des litiges avec des entreprises essentiellement fournisseurs. Enfin, je voulais une activitĂ© utile Ă  la collectivitĂ©.

AprĂšs quatre ans de pratique, je peux dire que ce choix me satisfait pleinement : presque chaque nouveau cas est une incursion dans un nouveau secteur, une nouvelle situation, et, grĂące au coaching bienveillant d’un juge expĂ©rimentĂ© qui m’a accompagnĂ© pas Ă  pas durant deux ans, je suis maintenant en mesure de traiter des sujets qui requiĂšrent un peu de « finesse ».

A titre d’illustration, je citerai en vrac : les litiges dans le bĂątiment, entre donneur d’ordre et sous-traitants ; en logistique, en particulier lorsqu’il s’agit de transports internationaux (une locomotive tombĂ©e lors d’une manutention dans un port marchand, ou des vaccins arrivĂ©s pĂ©rimĂ©s bien que transportĂ©s par avion) ; les conflits entre associĂ©s fondateurs ; des cas de concurrence dĂ©loyale entre client et fournisseur ou entre une sociĂ©tĂ© et un ou plusieurs de ses salariĂ©s ; voire l’indemnisation des entreprises par leur assureur suite aux fermetures pendant la pĂ©riode COVID. Je n’oublie pas non plus le plaisir immense de convaincre des parties de trouver un arrangement amiable entre elles, plutĂŽt que de continuer de s’affronter au tribunal.

Enfin, et c’était une surprise pour moi, le tribunal de commerce est une vraie communautĂ© (elle Ă©lit d’ailleurs elle-mĂȘme son prĂ©sident), riche en personnalitĂ©s remarquables, et en opportunitĂ©s de nouvelles amitiĂ©s.

 

Mots-clĂ©s : Tribunal – Commerce – Juge – Entreprise

 

Cet article a été initialement publié le 20 octobre 2022.

José-Luc Leban
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