Un livre sur les maths et le bridge, cela n’a-t-il pas déjà été fait ?
Certes, en particulier par une sommité, Emile Borel, le célèbre mathématicien dont les fameuses « tribus » donnent un fondement théorique aux probabilités.
Mais son livre, co-écrit avec André Chéron, concerne justement l’application du calcul de probabilités au bridge, c’est-à-dire le jeu « à cartes fermées » où la reconstitution des mains adverses est essentielle.
Sans nier l’extrême importance de ce secteur du jeu, ce que j’ai voulu montrer dans mon livre, c’est que, même « à cartes ouvertes », le bridge continue à poser des problèmes passionnants. J’évoque aussi bien sûr la théorie des jeux qui n’existait pas encore quand Borel et Chéron publièrent leur ouvrage (1940) et je me penche sur la communication optimale pendant la première phase du jeu, les enchères.
Es-tu au moins allé à Koenigsberg ?
Hélas non ! Et ce n’est guère le moment puisque Koenigsberg est aujourd’hui Kaliningrad, enclave russe au sud-ouest des pays baltes. Mais je me réfère ici aux « Koenigsberg bridges » qui ont donné lieu à l’étude d’Euler, initiatrice de la topologie et de la théorie des graphes. Dans cette étude, il répondait à la question des bourgeois de la cité : « Est-il possible de réaliser un circuit qui emprunte les sept ponts de la ville (reliant les rives entre elles ou avec les îles situées sur le fleuve Pregolia) une et une seule fois ? ».
De même, au bridge, on peut construire un graphe des tâches à accomplir (faire une impasse, tirer les atouts, faire une coupe, …) ; il s’agit alors de naviguer entre les deux mains et les tâches à accomplir en toute fluidité. Cette vision est en rupture avec l’analyse traditionnelle, levée par levée, sans bien sûr qu’elles soient incompatibles.
Tu as choisi une structure croisée pour ton ouvrage.
Je croise les thèmes avec trois types de développement : réflexions, modèles, intermèdes. Les premières sont lisibles par toutes et tous ; les deuxièmes s’appuient sur un peu de formalisme mathématique ; les troisièmes évoquent sur un mode plaisant des donnes réelles. Il s’agit souvent des mésaventures de ton humble serviteur, qui est souvent plus compétent dans le rôle du médecin légiste se penchant sur le « post mortem » de la donne que dans celui du chirurgien opérant « in vivo » !
Pour résumer, il s’agit de proposer une lecture alternative de type « cherry-picking » en sus de la lecture linéaire qui pourrait s’avérer fastidieuse.
Les règles de pouce te tiennent à cœur ?
J’ai appris le bridge très jeune et, à l’époque, les règles honneur sur honneur ou prendre en quatrième étaient considérées comme des dogmes. Ces règles ont depuis été fortement critiquées. J’ai cherché à montrer que ces critiques sont injustifiées si on circonscrit bien le domaine de pertinence de ces règles, soit pour l’essentiel un contexte d’optimisation locale et une situation dite « régulière ». Dans un développement intitulé à la Magritte « Ceci n’est pas un contre-exemple », je montre que si la règle n’est pas opérante, c’est qu’une des conditions définissant ce domaine de validité est violée.
Tu évoques des travaux plus pointus dans ce domaine à propos du « whist glouton » ?
En effet, même si on s’intéresse à des situations extrêmement simplifiées telle que celle de deux joueurs se partageant une seule couleur, la question de la stratégie adopter et du nombre de levées à espérer est complexe même quand la règle « gloutonne » s’applique (obligation de prendre comme à la belote ou à la manille). Elle le devient encore plus quand cette obligation disparait comme au bridge (Wästlund).
Tu dissertes « ad nauseam » sur la position des honneurs ?
La possibilité qu’un honneur fasse une levée dépend fortement du placement des honneurs supérieurs. Un roi n’a pas en moyenne la même valeur selon qu’il est situé devant ou derrière l’as de la même couleur.
Les combinaisons sont multiples et il est vrai que je me suis sans doute trop appesanti sur elles. Néanmoins il est amusant de constater que des cartes « médiocres » peuvent être promues par la mécanique du jeu honneur sur honneur. Lors des derniers championnats d’Europe, un déclarant belge a ainsi réalisé la troisième levée d’une couleur avec le cinq, les autres joueurs fournissant le deux, le trois et le quatre (il est vrai qu’il possédait aussi le sept), suscitant l’enthousiasme du commentateur pour son attention aux « spot cards » !
« Trump power », une coquille ? Sans doute voulais-tu écrire Trump Tower ?
Non, non !!! Car à l’époque où j’écrivais ce chapitre, Donald Trump était encore président. Plus sérieusement, les atouts méritent évidemment leur nom et les utiliser à bon escient tout en neutralisant ceux des adversaires est capital pour le déclarant. Ces levées de coupe fournissent souvent un complément essentiel aux autres levées accessibles au déclarant (levées d’honneur ou de longueur).
Ces lignes de jeu fondées sur la coupe sont de différents types : coupe du mort, affranchissement d’une longue du mort ou du déclarant, double coupe, mort inversé. J’ai cherché à établir leur plage de validité en fonction de différents paramètres, nombre et teneur des atouts de chaque main, longueur et teneur de la couleur à couper dans chaque main, nombre de reprises « externes » (dans les deux autres couleurs) au mort ou en main.
La maison Bessis ?
On entend souvent dire que si les deux camps attaquent la même couleur, l’un des deux le fait à tort. J’ai voulu montrer que c’est faux et que cela conduit à des situations complexes. J’en donne pour preuve une excellente défense de Bessis père et fils. J’en profite pour saluer le premier, Michel Bessis, mon ancien de quelques années à l’Ecole, ainsi que Philippe Cronier, que j’ai côtoyé à l’INSEE et qui vient encore d’ajouter à son prestigieux palmarès un titre de champion du monde. Ils ont en effet forgé le standard français et, appuyés par leurs épouses et, pour Bessis, par leur fils, porté les couleurs de l’ENSAE (d’avant la scission) au firmament du bridge européen et mondial !
Bridge et poker, frères ennemis ?
Le poker a eu beaucoup plus de succès que le bridge chez les théoriciens. On dit en effet que von Neumann était un grand joueur de poker. Plus sérieusement, Kühn et Nash ont donné leur nom à des variantes qu’ils ont analysées, démontrant en particulier la nécessité du bluff et de prises de décisions aléatoires.
Cette démonstration s’applique aussi au bridge où, contrairement à ce qu’affirmaient certains grands auteurs de bridge il y a quelques années (par exemple, Roudinesco), des stratégies mixtes (tirage aléatoire de stratégies pures) peuvent être optimales, équilibre de Nash oblige.
L’exemple le plus connu est celui où le déclarant a neuf cartes réparties entre ces deux mains, l’as étant en face du roi et les seules cartes notables manquantes sont dame et valet. On joue le roi et le défenseur de droite produit le valet. Que faire ?
Le bridge, jeu à mémoire imparfaite
Le bridge (et son ancêtre le whist) n’a donc pas été beaucoup étudié par les pères fondateurs. La principale exception vient de G. T. Thompson qui approfondit la thématique de la mémoire imparfaite dans « Bridge and signalling ».
Cette problématique surgit quand on considère qu’il n’y a en fait que deux « joueurs », le déclarant et la défense (hors la phase des enchères), jouant un jeu à somme nulle : si l’un gagne, l’autre perd. Pour le camp du déclarant, cette conception ne pose pas de problèmes (une fois le mort étalé, c’est celui-ci qui manœuvre les deux jeux, le sien et celui du mort qui, comme tu le sais, est exposé). En revanche, le camp de la défense n’est pas « homogène » : chacun ou chacune joue séparément sans connaître le jeu de son ou sa partenaire. En termes techniques, le jeu est non seulement à information incomplète (cas du déclarant qui ne connait pas les jeux adverses) mais aussi à “imperfect recall”, c’est-à-dire à mémoire imparfaite (chaque adversaire ignorant le jeu de son alter ego, tout se passe comme s’il ne s’en souvenait pas).
Cette problématique justifie théoriquement la signalisation qui est un domaine essentiel bien que largement sous-estimé du bridge ; il s’agit en effet de fournir au ou à la partenaire des informations sur sa main afin que celle-ci ou celui-ci puisse prendre la bonne décision. Mais si elle est licite, cette signalisation profite aussi au déclarant comme Thompson le montre dans l’article évoqué plus haut, article dont j’ai essayé d’étendre les résultats. Quant à la signalisation illicite, elle a donné lieu à de nombreux scandales, de Reese-Shapiro à Nunes-Fantoni, sur lesquels je ne préfère pas m’étendre !
Mais la mémoire imparfaite engendre aussi des paradoxes, tels que celui du conducteur distrait (« absent-minded driver »). C’est pourquoi Richard Selten, un autre grand nom de la théorie, qui partagea le Prix Nobel d’économie avec Nash, (ainsi que Harsanyi), refuse cette approche. Il propose de traiter isolément chacun des quatre joueurs, qui ne sont en fait plus que trois après l’entame comme vu plus haut, et de ne prendre en compte leur partenariat qu’à travers l’existence d’objectifs communs, c’est-à-dire la réalisation du contrat ou sa chute. Selon cet auteur, il n’y a pas de place pour les « strictly non-cooperative extensive games without perfect recall ». Mais à ma connaissance, cette vision n’a pas produit de descendance.
Edgar Poe est-il le véritable inventeur de la théorie des jeux ?
Inventeur, peut-être pas, mais génial précurseur sûrement. Ou plus précisément Dupin, l’ami du narrateur, dans les trois nouvelles où il intervient, « Double assassinat dans la rue Morgue », « La lettre volée » (chère à Jacques Lacan) et « Le mystère de Marie Roger » .
Il y évoque un jeu du type « Matching pennies » et montre qu’il n’y a pas d’équilibre en stratégies pures (sauf à supposer que l’un des joueurs lit dans la pensée de l’autre), constat qui est à la base de la découverte de Nash ; et, plus d’un siècle avant Luce et Raïffa, il fournit la première formulation du dilemme du prisonnier dans son style inimitable, encore embelli pour les francophones par la traduction de Charles Baudelaire.
Enfin, « last but not the least », dans une citation que je n’ai pu m’empêcher de mettre en exergue de mon livre, il fournit une description très flatteuse des joueurs de whist (assimilable au bridge comme on l’a vu) !
Appliquer la théorie des jeux coopératifs à l’évaluation des honneurs, est-ce vraiment pertinent ?
Je confesse qu’il s’agit là d’un exercice de style. A partir de celui-ci, je m’en prends à l’évaluation des points dite de Milton-Work, dont les ravages sont selon moi incommensurables. Je me situe ici dans la lignée de Victor Mollo, dont le livre-culte « Bridge dans la ménagerie » contient un personnage qui, après chaque désastre, se lamente : « Pourtant, j’avais x points d’honneur ».
Le squeeze pour les nuls ?
Les squeezes sont souvent réputés comme la partie la plus difficile du bridge et on a même prétendu qu’on pouvait être un champion sans en rien connaître.
Je pense au contraire que les squeezes sont une forme de « double bind », d’injonction contradictoire, qu’on retrouve dans la plupart des jeux. Au bridge, les plus courants sont de conception et d’exécution aisée à condition de connaître les principes simples qui les sous-tendent.
C’est ce que j’expose dans l’ouvrage, obtenant en conséquence une réelle classification des squeezes au lieu de la liste « à la Prévert » qu’on trouve en général dans la littérature. Sans rentrer dans les détails, la position des menaces (les cartes à promouvoir) et celle des communications (honneurs permettant de passer d’une main à l’autre) sont les critères qui sous-tendent cette classification.
Mais ces développements sont loin d’épuiser le sujet des fins de partie qui comportent aussi des éléments très complexes, voire des « monstres » comme le squeeze virtuel à quatre couleurs que j’exhibe dans le cadre d’un intermède.
Le boulanger et le papillon ?
Le battage des cartes est un autre sujet intéressant. S’il est parfait, imbrication impeccable du demi-paquet supérieur avec le demi-paquet inférieur, il est loin de produire l’effet escompté, c’est-à-dire une donne au hasard. Bien au contraire on démontre qu’au bout de huit battages on retrouve l’ordre initial, performance que les prestidigitateurs les plus habiles sont capables de réaliser !
C’est donc l’imperfection du battage qui produit le hasard, selon la logique fractale à l’oeuvre dans l’ « application du boulanger », dont le nom vient de sa similarité avec cet artisan qui étend sa pâte puis la replie sur elle-même avant de l’étendre à nouveau.
On retrouve là l’effet papillon qui rend très difficiles les prévisions météorologiques.
Zénon t’a-t-il percé de cette flèche ailée ?
Si on se limite à un seul camp, par exemple Nord-Sud, les enchères sont un processus bilatéral dans lequel chacun cherche à « exprimer » sa main dans le but de déterminer la couleur d’atout (ou son absence) et le nombre de levées réalisables afin d’établir un contrat offrant une prime, manche (par exemple, 4 ♠) ou chelem (par ex, 6 ♥), ou de se limiter à une partielle.
Je montre que sur la base d’un canevas préétabli (le système d’enchères) la communication optimale repose sur une description dichotomique progressive. A tout moment, la première enchère disponible doit décrire la moitié des configurations possibles (plus précisément demeurant possibles à ce stade compte tenu des enchères précédentes), celle située juste au dessus le quart et ainsi de suite.
C’est pourquoi j’invoque Zénon d’Elée (qui inspira à Paul Valéry le vers que tu cites et dont la rime est à la limite du jeu de mot) et son célèbre paradoxe qui démontre l’impossibilité du mouvement puisque, pour aller de A à B, il faut d’abord aller à A1, milieu de AB, et auparavant en A2 milieu de AA1 et ainsi de suite. Paradoxe que seul le calcul différentiel de Leibniz et Newton élucidera deux millénaires après !
Est-ce pour démontrer que ton ouvrage est « planant » que tu convoques un grand astronome, à savoir Kepler ?
Peut-être inconsciemment ! En fait, j’ai voulu aborder la question délicate des « indiscrétions » au bridge. Le tournoi par paires est une sorte de ballet dans lequel les paires Est-Ouest tournent dans un sens tandis que les donnes se déplacent dans l’autre sens, seules les paires Nord-Sud restant figées à leur table de départ. Par commodité, les tables sont en général placées de telle sorte que la donne qu’on s’apprête à jouer vient de la table précédente. Si la discussion a été trop animée à celle-ci et si l’un des joueurs Nord-Sud a l’ouïe fine ou la vue perçante, il peut en tirer profit. Pour éviter cela, il faudrait donc éloigner au maximum les tables de numéros logiques successifs. Le génial Kepler fournit la solution grâce à la « stellation ».
La suite ?
Ce livre est malheureusement un livre solitaire, même s’il a bénéficié de lecteurs experts comme Gilles Cohen, responsable des Editions Pôle (Tangentes et Jouer bridge) ou le champion franco-belge Jean-Pierre Lafourcade, néanmoins trop occupés pour me faire des remarques circonstanciées. Je n’ai en effet bénéficié ni d’un support académique ni d’un soutien fédéral (Université du bridge). Il est donc un « essai » au sens propre. Cependant la souplesse de l’édition numérique (j’en suis déjà à la V4) est telle que je ne désespère pas de pouvoir incorporer dans une prochaine version française, ainsi que dans une version anglaise à venir, les remarques judicieuses qui me seront faites par nos camarades, sans parler bien sûr de leurs conseils en matière d’élagage !
*« Bridge à Koenigsberg, une approche mathématique du bridge » par Etienne Turpin. Distribué par les Editions « Pôle » et par Amazon.
Mots-clés : Bridge – théorie des jeux – mathématiques – enchères – mathématiciens.
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