Le concept de « valeur de la vie statistique » est utilisé par les économistes lorsqu’ils désirent déterminer la somme d’argent que la société est disposée à débourser pour sauver un citoyen, ou réduire l’exposition au risque de chacun de ses membres.

Le terme « statistique » indique que la mesure concerne un individu non identifié. Cette distinction entre « vie identifiée » et « vie statistique » s’illustre par la plus grande facilité avec laquelle des fonds peuvent être collectés auprès du grand public pour prolonger une vie identifiée plutôt qu’anonyme. Comme le cas d’une petite fille dont on présente des photographies, par exemple sur les réseaux sociaux, pour rassembler les fonds nécessaires à sa thérapie. L’élan de générosité populaire sera vraisemblablement plus vif qu’avec une cagnotte visant à financer une campagne de prévention contre les défenestrations accidentelles susceptible de sauver plusieurs enfants en bas âge, mais non encore identifiés.

Cette différence de traitement de la part de la population s’observe également chez les autorités publiques qui dépensent beaucoup plus pour secourir un alpiniste en perdition dans les Grandes Jorasses que pour épargner la vie d’alpinistes anonymes qui se rendent en voiture à Chamonix.

Une telle démarcation entre traitements d’une vie connue et inconnue donne lieu à un paradoxe moral. Prenons le cas d’un projet public (comme la construction d’un pont) qui provoque le décès d’un individu (un ouvrier de chantier). La population peut très bien accepter la conduite de ce projet si la victime n’est pas identifiée à l’avance (vie statistique), mais s’y refusera si l’identité est connue a priori (vie identifiée). Le coût des travaux publics s’exprime notamment en vies humaines, et la société est disposée à payer ce prix… à condition que l’identité des victimes ne soit divulguée qu’a posteriori.

Bien que le concept soit antérieur, la terminologie de « valeur de la vie statistique » a été introduite pour la première fois en 1968, par l’économiste Thomas Schelling. La préoccupation de ce futur prix Nobel d’économie (qu’il recevra en 2005 pour son analyse stratégique de la guerre froide) était de convaincre les autorités d’intégrer le calcul statistique du risque de mortalité dans les politiques publiques. Cela même lorsque l’aléa en question est trop faible pour inquiéter le citoyen.

Prenons le cas d’une politique de réduction de la pollution atmosphérique capable de diminuer le risque de décès d’un sur 500 000 dans une ville d’un million d’habitants. En ce qui le concerne, le citoyen peut ne pas se soucier de cette politique qui ne diminue que de 0,0002 point de pourcentage son risque de décès. Cette initiative a cependant le potentiel d’épargner deux vies à l’échelle de la ville. Elle ne doit pas être écartée par manque de préoccupation individuelle. Au contraire, elle doit être encouragée si son coût est inférieur à la valorisation de deux vies statistiques.

La valeur de la vie statistique, lorsqu’elle est incorporée dans l’analyse coût-avantage, constitue un guide précieux pour l’État qui doit conduire des investissements et orienter des politiques de régulation du risque dans divers domaines (dépense dans les équipements hospitaliers, investissement dans les forces de dissuasion militaires, adoption de normes de sécurité dans l’industrie agroalimentaire ou le transport aérien, campagne de lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme…). En outre, elle constitue un étalon qui apporte de la transparence et de la cohérence aux décisions publiques.

Origines du calcul de la valeur de la vie statistique

La première estimation de la valeur de la vie d’un citoyen remonterait au XVIIe siècle. Dans les années 1670, l’économiste britannique Sir William Petty se livre à un calcul des pertes humaines liées à la guerre, à la peste et à la migration (des Britanniques étant envoyés au service de princes étrangers). Son calcul se base sur la population entière (six millions d’habitants) et attribue une même valeur aux hommes, aux femmes et aux enfants.

Désirant, par ailleurs, justifier la puissance économique de l’Angleterre malgré sa faible superficie, Petty estime la valeur d’un travailleur au prétexte que : « le travail est le père et le principe actif de la richesse, de même que la terre en est la mère ». Ce faisant, il énonce que le capital « humain » (composé de la population au travail) doit être comptabilisé dans la richesse nationale au même titre que le capital physique (la terre) et financier (l’or et l’argent).

Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, plusieurs travaux seront conduits sur la valeur de la vie humaine, dont à tour de rôle, ceux de l’économiste français Richard Cantillon (1730), l’épidémiologiste anglais William Farr (1853), le mathématicien allemand Theodor Wittstein (1867) et l’économiste allemand Ernst Engel (1883).

Il faut attendre 1930 pour obtenir le premier ouvrage destiné à un calcul statistique de la valeur de différentes vies. Ses auteurs, les deux mathématiciens démographes américains Louis Dublin et Alfred Lotka (dont le second est connu aujourd’hui de tous les étudiants en biologie pour son modèle « proie-prédateur »), choisissent un titre dépourvu d’ambiguïté : « The Money Value of a Man ». D’emblée, l’introduction s’efforce de désamorcer le débat : « n’ont été évalués en dollars que les éléments susceptibles de l’être. » Les auteurs s’empressent d’ajouter : « La valeur morale et la valeur artistique des individus ne seront pas prises ici en considération, non pas que nous soyons insensibles à leurs significations profondes, mais parce qu’il ne peut être question de les mesurer. »

Dans l’entre-deux-guerres, l’assurance-décès est déjà largement répandue aux États-Unis. Les assurés désirent épargner leur famille de la gêne matérielle à laquelle elle pourrait être exposée en cas de disparition ou de perte de capacité de travail. Dublin et Lotka sont, à l’époque, employés par le géant de l’assurance MetLife (Metropolitan Life Insurance Company) qui compte déjà plusieurs millions de bénéficiaires. Afin de déterminer les compensations, les deux actuaires produisent des tables statistiques. Celles-ci estiment la perte de revenu de la victime en anticipant quelle aurait été sa probable progression de carrière, suivant son âge et sa catégorie professionnelle. Elles calculent par ailleurs les dépenses nécessaires aux besoins du foyer, selon sa composition et l’âge de ses membres (dépenses d’éducation pour les enfants, dépenses de santé pour les aînés…).

Les tableaux et graphiques de l’ouvrage feront office de référence aux yeux de nombreuses compagnies d’assurances et devant les tribunaux américains. Tandis qu’ils frustreront les statisticiens français, incapables de réunir une telle documentation pour l’Hexagone. En cause notamment, le fait que la Statistique générale de la France (l’ancêtre de l’Insee) employait moins de personnel que le seul département de statistiques dans lequel travaillaient Dublin et Lotka.

La valorisation personnelle

Les modèles actuellement employés par les universitaires consistent à estimer la valeur que chaque individu attribue à sa propre vie.

Deux types d’approches sont principalement retenus pour étudier le comportement monétaire des individus face au risque. La première s’intéresse au consentement à payer des consommateurs afin de réduire leur exposition au risque. La seconde analyse l’acceptation des travailleurs à courir un risque en l’échange d’une rémunération. Par souci de concision, nous ne présentons ici que la première approche et renvoyons le lecteur à l’ouvrage « Combien vaut une vie ? » pour une présentation de la seconde.

Le consentement à payer

Si, par exemple, un équipement de sécurité (comme un casque de vélo) coûte 25 euros et qu’il supprime un risque de décès dont la probabilité d’occurrence est d’une chance sur 40 000 (comme pédaler quotidiennement une demi-heure en dehors d’une piste cyclable pour se rendre à son travail), on déduit de son acte d’achat que le consommateur accorde à sa vie une valeur au moins égale à 1 million d’euros (ce qu’il a payé divisé par la probabilité du risque évité vaut 25 divisé par 1/40 000 = 1 million).

Cet exemple appelle toutefois à une certaine retenue dans son interprétation.

D’une part, certains cyclistes choisissent de ne pas porter de casques indépendamment du prix. Même distribués gratuitement, des casques resteraient inutilisés par certains cyclistes qui sous-estimeraient les risques d’accident ou refuseraient de s’encombrer de cet accessoire. Il ne s’agit donc pas de déduire que ceux qui roulent tête nue accordent moins de valeur à leur vie. Lorsque l’on croise un adolescent qui file à vive allure sans casque sur un deux-roues motorisé, on ne dit pas de lui qu’il n’attribue aucune valeur à sa vie, mais qu’il est inconscient des risques encourus. Notre raisonnement ne concerne ainsi que l’acheteur du casque, pas ceux qui y renoncent.

D’autre part, cela ne veut bien sûr pas dire que pour échapper à une mort imminente, notre consommateur prudent débourserait volontiers un million d’euros (qu’il n’a sans doute pas).

On peut tout au plus en déduire qu’un groupe de quarante mille personnes agissant comme lui consentirait collectivement à payer au moins un million d’euros (40 000 × 25 euros = 1 million d’euros) pour éviter qu’un de ses membres soit tiré au sort et exposé à une mort certaine.

Comment estimer le consentement à payer des individus pour réduire leur exposition au risque ?

Deux méthodes sont principalement employées. Elles produisent des résultats sensiblement différents.

Les préférences annoncées

La première méthode procède de l’enquête d’opinion. Les questions portent, par exemple, sur le montant que les individus sont disposés à débourser dans le but de diminuer leur exposition à tel ou tel risque. Les économistes l’appellent la méthode des « préférences annoncées » (ou, plus techniquement, « l’évaluation contingente »).

Cette approche a l’avantage d’être flexible. L’enquêteur peut choisir à souhait les questions qui lui semblent les plus pertinentes. Par exemple, dans le cadre de l’évaluation d’un projet d’amélioration de la qualité de l’air à Strasbourg, les Strasbourgeois peuvent être sondés à l’aide de questions du type : « Quel montant maximal seriez-vous prêt à payer annuellement pour réduire votre risque de sinusite de moitié ? »

En revanche, cette procédure a également ses inconvénients. Car rien ne garantit que les participants révèlent la vérité ou que leurs réponses tiennent compte de leur contrainte de budget.

De plus, comme dans tout type de sondage, au problème de fiabilité des réponses s’ajoute une multitude de biais associés au format du questionnaire (tournure des phrases, ordre des questions, formulation des réponses proposées…).

Par ailleurs, l’interprétation des résultats sur le rapport que les individus entretiennent avec leur propre santé n’est pas toujours évidente. Par exemple, un fumeur peut déclarer être disposé à payer plus qu’un non-fumeur pour éviter une bronchite. Faut-il en déduire qu’il se soucie davantage de sa santé ? Au contraire, peut-être est-il disposé à payer plus afin de continuer de fumer, sachant que la bronchite peut l’en empêcher ? À moins que la bronchite l’effraie davantage parce qu’elle mène plus fréquemment vers une insuffisance respiratoire que chez les non-fumeurs ?

Enfin, la majorité des individus surestime certains dangers, notamment ceux qui sont spectaculaires et font l’objet d’une couverture médiatique (comme les crashs d’avion), et en sous-estiment d’autres, auxquels elle s’expose quotidiennement (comme les accidents de la route). La compréhension d’une menace joue jusque dans sa formulation statistique. Les non-scientifiques se montrent ainsi plus aptes à saisir l’ampleur d’un risque lorsqu’il est présenté relativement à une population (par exemple, 18 décès pour 10 000 personnes) que sous forme de probabilité (0,18 %). Dans le second cas, le danger a tendance à être sous-estimé. L’imagerie par résonance magnétique (IRM) fonctionnelle révèle que les zones du cerveau activées par l’information ne sont pas les mêmes suivant l’une ou l’autre de ces deux énonciations.

Les préférences révélées

Une alternative aux enquêtes d’opinion, dont on sait que les réponses obtenues ne sont pas toujours en adéquation avec les faits et gestes des personnes interrogées, consiste à fournir des chiffres à partir de comportements observés. C’est ce que les économistes appellent la méthode des « préférences révélées » (ou encore des « prix hédonistes »).

L’exemple du casque de vélo est facilement transposable à d’autres produits de prévention (gilet de sauvetage, extincteurs, crèmes solaires…). Par exemple, un conducteur qui prend sa voiture tous les matins apprend que la durée de vie de son airbag est dépassée et décide de dépenser 100 euros pour renouveler la charge pyrotechnique qui sert à son déclenchement. Si cet achat lui permet de diminuer ses risques de mourir de 4 chances sur 100 000, on estime qu’il accorde à sa vie une valeur d’au moins 2,5 millions d’euros (100/0,004 %).

Le prix actuel de la vie

La valeur de la vie statistique, telle qu’estimée par les autorités françaises, est passée (en équivalent actuel) de 280 000 euros en 1970, à 500 000 euros en 1980, 775 000 euros en 1994, 1,3 million d’euros en 2001, puis à 3,2 millions depuis 2013. La vie de chaque Français vaudrait ainsi de nos jours aux yeux de l’État.

Cette progression n’est pas le seul fait de l’Hexagone. Elle est observée dans de nombreux pays développés. Comme aux États-Unis, où les administrations situaient la valeur de la vie statistique autour d’un million de dollars dans les années 1980. À présent, elle varie de 9,5 à 10,5 millions de dollars suivant les instances concernées (agence des produits alimentaires et médicamenteux, agence de protection de l’environnement, ministère de l’Agriculture, ministère des Transports…).

On remarquera que le gouvernement américain attribue à ses citoyens une valeur pécuniaire de la vie trois fois supérieure à celle accordée par l’État français. Les Américains sont certes plus riches que les Français (le PIB par habitant est 60 % plus élevé, et un peu plus de 30 % lorsque l’on rectifie des parités de pouvoir d’achat), mais pas au point de justifier une telle différence. Outre-Atlantique, la valeur pécuniaire de la vie est plus élevée que partout ailleurs. Cela du fait d’économistes qui militent, depuis les universités américaines et avec succès depuis plusieurs décennies, pour une constante appréciation de cette valeur.

 

Mots-clés : Valeur statistique de la vie – régulation du risque vital – préférences révélées – préférences annoncées – prix hédonistes – évaluation contingente

 

Cet article a été initialement publié le 2 juin 2022.


* Cet article reprend des passages du livre « Combien vaut une vie ? », du même auteur, aux éd. Tremplin des idées, 2021. L’ouvrage cite les différentes sources qui sont ici omises par souci de concision.

Jérôme Mathis
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