Jean-Pierre, peux-tu nous dire où en est le contexte international dans lequel se situe la coopération de l’Insee en matière de statistique ?

Pour commencer, je souhaite préciser que le terme de coopération statistique qu’on utilise ici se réfère à l’aide au renforcement des capacités des instituts nationaux de statistique (INS) dans les pays en développement et en transition. Depuis sa création en 1946, l’Insee remplit une mission de coopération statistique, et c’est probablement l’INS le plus impliqué en Europe dans ce genre d’activités sur la durée. D’une manière générale et si on excepte quelques INS comme l’Insee actifs dans ce domaine, l’assistance technique en statistique est surtout apportée par des organisations internationales ou des agences de développement, voire par des entreprises privées qui mettent en œuvre des projets sur financements publics.

Au plan international, il y a clairement une demande accrue de statistiques depuis plusieurs années, en particulier depuis l’adoption en 2015 par les pays membres de l’Organisation des nations unies des Objectifs de développement durable (ODD), dont le suivi requiert la production de plusieurs centaines d’indicateurs sur chaque pays. Conscients de ce besoin accru de statistiques, les promoteurs des ODD ont mis en avant le concept de « révolution des données ». L’idée était qu’avec les nouvelles technologies, on pourrait produire plus de statistiques, dans les pays en développement en particulier. Ce concept appelle aussi à une mobilisation de la communauté internationale et des Etats pour investir dans la production de statistiques officielles.

La dernière cible fixée dans la liste des Objectifs de développement durable est d’ailleurs un appel au renforcement des capacités statistiques, qui sous-entend une demande d’accroissement de l’assistance technique internationale. Cet appel a été entendu, et on observe un effort accru d’aide à la statistique, en particulier de la part de la part d’organisations internationales comme la Banque Mondiale ou Eurostat. D’autres organismes peuvent avoir des actions ciblées sur certaines thématiques, comme le FMI sur les finances publiques, ou le Pnud (Programme des Nations Unies pour le Développement) sur les statistiques de gouvernance, ce dernier avec des moyens financiers limités.

Ce mouvement dans le sens d’une assistance technique accrue répond à un besoin fort de la part des pays en développement : par exemple, le dernier bilan établi par la Commission des Nations Unies pour l’Afrique montre que presque la moitié des pays africains n’était pas encore passée à la dernière version du Système de Comptabilité Nationale à la fin 2020. Eurostat met également de gros moyens pour l’assistance technique internationale, on va en reparler.

Et au niveau français, où en est-on ?

Il faut d’abord noter le mouvement tendanciel de réduction des investissements consacrés à la coopération « en général » par le Ministère des Affaires étrangères, et plus particulièrement à la statistique. Mais il faut rendre hommage aux différents Directeurs Généraux de l’Insee, qui ont toujours maintenu les moyens consacrés aux activités de coopération, en insistant sur la dimension d’apprentissage pour les cadres qui leur est liée. Les cadres de l’Insee sont ainsi encouragés à participer aux activités de coopération, et ils jouent le jeu.

Concernant les zones d’intervention, il y a maintenant un recentrage assez net sur l’Afrique subsaharienne et le Maghreb. Dans les années 90, il y a eu beaucoup d’actions menées dans les pays de l’Europe de l’est suite à la chute du mur de Berlin, mais un certain nombre de ceux-ci ayant intégré l’Union européenne, ces programmes se sont arrêtés. Il reste un ensemble de pays du voisinage Est, pour lesquels l’idée d’Eurostat est de leur faire intégrer certain standards européens, mais le nombre d’actions de ce type reste limité.

Pour en revenir à l’Afrique subsaharienne, la coopération française s’appuie désormais essentiellement sur Afristat, organisation intergouvernementale basée à Bamako, qui existe depuis plus de 25 ans et regroupe une vingtaine de pays, principalement francophones. Afristat constitue un partenaire privilégié, même s’il a des difficultés récurrentes de financement. StatAfric, organisme récemment créé sous l’égide de l’Union Africaine et basé à Tunis sera dans l’avenir, j’espère, un deuxième partenaire important pour l’Insee sur ce continent. Il faut enfin mentionner qu’il ne reste quasiment plus d’assistants techniques français en poste sur le continent africain.

S’agissant des thématiques suivies par la coopération française, il y a également eu un recentrage : certains sujets, comme les indices de prix à la consommation ou les répertoires d’entreprises, qui avaient fait l’objet d’investissements importants par le passé, ne font quasiment plus partie du portefeuille d’actions, ce qui constitue un constat positif. On est maintenant plus centrés sur la comptabilité nationale, qui reste le cœur de notre coopération, ainsi que dans une moindre mesure sur le suivi de la conjoncture et la prévision. D’autres thématiques, comme l’organisation institutionnelle (avec par exemple les questions de loi statistique) et le suivi du secteur informel – même si le nombre d’actions est réduit par rapport aux années passées – font également l’objet d’un appui plus léger. De nouvelles thématiques émergent, en liaison avec l’utilisation de nouvelles sources de données ou les nouvelles formes de collecte (multimode). Enfin, la coopération française mène des actions d’évaluation de ses programmes de coopération, se plaçant dans une optique plus stratégique, ce qui est nouveau.

Peut-on tirer un bilan des actions passées en matière de coopération, avec ses succès mais aussi ses espoirs déçus ?

On pourrait dire, tout d’abord, que le fait que la coopération statistique existe encore après plusieurs décennies est en lui-même un aveu d’échec ; Simon Bolivar disait à la fin de sa vie : « j’ai labouré la mer et j’ai semé le vent » … je n’irai pas jusqu’à reprendre cette phrase telle quelle, et je pense qu’il faut être positif !

Tout d’abord, nous avons centré nos actions sur les pays qui en avaient le plus besoin, ce qui rend nécessairement les succès moins assurés. Mais on peut mentionner un certain nombre de succès de la coopération française en matière de statistique et sur un temps long, ce dont il n’est pas certain que beaucoup de domaines de coopération puissent se vanter.

Plus précisément, ces succès peuvent se décliner sur trois axes. Le premier est la comptabilité nationale. On a aidé beaucoup de pays à progresser sur ce sujet, et ceux-ci produisent maintenant des comptes même si, comme je le disais précédemment, le passage à le version de 2008 du système de comptabilité nationale n’est pas toujours effectif. Pour ce faire, on s’est appuyé sur un outil logiciel, ERETES, sur lequel je ne tarirai pas d’éloges. En particulier, un réseau a été mis en place autour de cet outil, avec l’appui d’Eurostat, et compte environ 25 pays utilisateurs (principalement en Afrique, mais aussi en Amérique latine et au Moyen-Orient). Le deuxième axe est la formation en matière de statistiques : l’Insee a contribué depuis de nombreuses années à la mise en place d’un réseau d’écoles de statistique africaines francophones, réseau qui fonctionne bien, et pour lequel l’organisation du concours d’entrée est toujours assurée par le Genes. Variances vient de publier un article sur le sujet[1]. Même si l’essentiel des élèves formés dans ces écoles ne travailleront pas dans les instituts nationaux de statistique, ces écoles ont grandement contribué à l’émergence d’une communauté de statisticiens francophones. Enfin, un troisième motif de satisfaction est la revue Stateco, qui fête son 50e anniversaire cette année. Cette revue destinée à capitaliser les savoirs, au travers d’articles publiés sur différentes opérations menées, ou sur différentes thématiques, continue à constituer un lieu d’échanges essentiel entre les statisticiens travaillant sur le domaine du développement.

Jean-Pierre, quelle a été ta trajectoire en tant qu’ancien élève de l’Ensae, et quelles perspectives vois-tu aujourd’hui pour un Ensae dans ce domaine ?

Après un premier poste à l’Insee sur la conjoncture, cela fait trente ans que je travaille sur des sujets internationaux, liés à l’économie et la statistique, dont vingt années plus spécifiquement sur des activités de coopération. J’ai démarré mes activités professionnelles par ma période de service national, pour laquelle j’ai été envoyé au Mexique travailler sur la comptabilité nationale. Je suis donc un cas un peu atypique parmi les Ensae qui sont entrés à l’Insee …

Pour ce qui est des possibilités de travail dans le domaine de la coopération pour un Ensae, la situation a beaucoup évolué depuis trente ou quarante ans : à l’époque il y avait une quarantaine d’assistants techniques français dans les Instituts de statistique de pays en développement, essentiellement en Afrique subsaharienne. Il faut d’ailleurs noter qu’un certain nombre d’entre eux avaient démarré leur carrière par un service national réalisé en tant que coopérants. Ce vivier s’est tari, et on ne rencontre à l’heure actuelle quasiment plus de telles trajectoires. Je pense que, pour un Ensae, essayer d’intégrer une organisation internationale constitue maintenant la meilleure opportunité pour travailler sur le terrain dans le domaine du développement. Pour ceux qui sont intéressés par la recherche dans une dimension partenariale, l’Institut de recherche pour le développement est une option. La double compétence en économie et en statistique apportée par le passage à l’Ensae est un atout précieux pour réussir dans ce domaine.

Pour finir, quelles sont les perspectives que tu vois pour les prochaines années ?

J’apporterai une réponse optimiste à cette question : la coopération est toujours reconnue comme un domaine important au sein de l’Insee, et la période est favorable concernant les projets internationaux. En particulier, l’Insee participe à un important projet panafricain de statistique financé par Eurostat qui a démarré au début de 2022. L’Insee travaille aussi avec l’INS du Maroc sur financement européen. Un projet d’appui à l’INS de la Mauritanie est également prévu, sur financement français cette fois. L’avenir est donc d’une certaine façon assuré pour les prochaines années ! Au niveau des modalités d’intervention, on peut se demander si la récente crise liée à l’épidémie de Covid ne va pas légèrement changer la donne : de nouveaux modes d’action, comme les webinaires ou les consultations à distance, ont été utilisés, sont plus légers et moins coûteux, et ont montré qu’ils pouvaient remplacer, dans une période de crise, les moyens traditionnels. Ils seront sans doute utilisés à l’avenir de manière plus intensive, mais il faut souhaiter que les contacts « en présentiel » restent suffisamment nombreux, car c’est aussi au travers des relations interpersonnelles que les succès en matière de coopération statistique se sont bâtis !

Propos recueillis par Philippe Brion (1978)

Mots-clés : Insee – statistiques – pays en développement – coopération – Afrique

 

Cet article a été initialement publié le 27 mai 2022.


[1] Les écoles africaines : retour sur une filière d’excellence – Variances

Jean-Pierre Cling
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