par François Lévêque, Mines ParisTech et Félix Michelet, Mines ParisTech

Les sanctions européennes contre la Russie n’ont pas ciblé les importations de gaz russe. Elles continuent donc d’alimenter les caisses du Kremlin en devises. Jusqu’à maintenant. Cela ne devrait pas durer mais jusqu’où aller et comment s’y prendre ? Les prises de position et les propositions divergent. Tour d’horizon et tentative de repérer les solutions qui semblent les mieux appropriées dans ce que l’officier prussien Carl von Clausewitz qualifiait de « brouillard de la guerre ».

 

Le « brouillard de la guerre », une expression inspirée de l’officier prussien Carl von Clausevitz. « La grande incertitude [liée au manque] d’informations en période de guerre est d’une difficulté particulière parce que toutes les actions doivent dans une certaine mesure être planifiées avec une légère zone d’ombre qui […] comme l’effet d’un brouillard ou d’un clair de lune, donne aux choses des dimensions exagérées ou non naturelles ». Purple Slog/Flickr, CC BY-SA

L’option de ne rien faire dans les quelques semaines qui viennent n’est pas tenable. Le but des sanctions économiques est de rendre l’intensité et la poursuite de la guerre plus difficile au régime de Poutine, et donc ses conséquences un peu moins funestes pour la population ukrainienne. Les efforts de guerre coûtent cher en dépenses militaires et en mesures de soutien au reste de l’économie.

Or les recettes des ventes de gaz à l’Union européenne rapportent plusieurs milliards de dollars par mois à la Russie. Six milliards sur la base du prix moyen observé en 2021, beaucoup plus encore avec les prix du gaz d’aujourd’hui. La plus grande partie transite par Gazprom, la société d’État qui détient le monopole des exportations par gazoduc. Une autre alimente directement les caisses du Kremlin via la taxe sur l’exportation des hydrocarbures.

L’embargo total, un risque de fracture dans l’UE

De nombreuses voix s’élèvent en faveur d’un embargo total et immédiat, comme celui mis en place par les États-Unis et le Royaume-Uni – nettement moins dépendants que l’UE en gaz russe. Cette solution présente l’avantage d’un effet maximal. Mais sa mise en œuvre se heurte à de très sérieux obstacles.

En premier lieu, les importations sont régies par des contrats de long terme d’achat ferme dits « take or pay ». Les acheteurs qui les ont signés doivent enlever les quantités prévues ou, à défaut, les payer. Il faut donc les rompre, par exemple en invoquant une clause de force majeure. Mais les opérateurs comme Engie ou RWE sont également tenus par des contrats de fourniture avec leurs propres clients. Pour les honorer, ils devraient donc se retourner dans l’urgence vers d’autres sources, sources à des prix d’approvisionnement plus élevés.

Pour éviter leur faillite et celle de leurs gros clients, les États devront nécessairement intervenir, par exemple en plafonnant les prix ou en répartissant la pénurie.

Les États-Unis et le Royaume-Uni ont déjà décrété un embargo total sur le gaz russe. Pour l’UE, une telle sanction reste beaucoup plus difficile à appliquer. Alexander Nemenov/AFP

En second lieu, l’effet de l’embargo total et immédiat est lui aussi maximal pour les économies européennes. Pour les ménages : prix de l’énergie très élevés, baisse du pouvoir d’achat, baisse de confort pour certains mais forte détérioration des conditions de vie pour d’autres. Pour les entreprises et l’industrie, prix de l’énergie très élevés aussi, baisse générale de compétitivité, production rationnée et faillite dans certains secteurs.

Dans le cas de l’Allemagne par exemple, l’embargo sur l’énergie russe conduirait à une diminution du PIB pouvant atteindre 2,5 %, a alerté récemment un groupe de 9 économistes. Selon leur scénario, la diminution des livraisons de gaz nette serait en un an de l’ordre de 30 %. La part du gaz russe dans les importations allemandes de gaz est aujourd’hui de 55 %, mais une augmentation significative des importations d’autres pays est prise en compte. Les auteurs tablent également sur le charbon, le nucléaire et un effort accru d’économie d’énergie.

En troisième lieu, la dépendance des États membres de l’UE au gaz russe étant très hétérogène, l’embargo est plus ou moins coûteux et douloureux d’un pays à l’autre. Les plus dépendants risquent de s’y opposer catégoriquement. Le ministre allemand de l’économie, Robert Habeck, l’a déjà annoncé début mars, en déclarant qu’il en allait « de la sécurité énergétique du pays […] et de sa cohésion sociale ».

Les efforts de réduction des importations de gaz russe ne peuvent être partagés au prorata du seul niveau de dépendance de chacun. Les pays les moins dépendants devront aider les plus dépendants, mais trouver un accord n’est pas simple.

Le graphique ci-dessous fait apparaître la part du gaz dans le bouquet énergétique par pays ainsi que la proportion de ce gaz importé de Russie en 2020. Une seule de ces deux données ne suffit pas en effet à mesurer la dépendance d’un État au gaz russe.

Prenons l’exemple de la Finlande très dépendante de ce gaz pour la production d’une quantité peu importante de son énergie versus l’Allemagne, ou mieux encore la Moldavie fortement dépendante du gaz russe pour une part importante de sa production d’énergie. Ainsi, un embargo atteindrait plus fortement l’Allemagne, malgré une part de gaz russe dans les importations totales inférieure à celle de la Finlande.

Partager le fardeau réclame donc du temps, et ce d’autant plus que l’effort collectif à consentir est grand. À nos yeux, un embargo total et immédiat ne semble guère compatible avec le maintien d’une Europe unie, comme elle l’a été jusqu’à présent face à l’invasion russe de l’Ukraine.

Peu d’écho à la solution ukrainienne

Une mesure susceptible de contourner les obstacles précédents tout en asséchant les flux de devises vers la Russie consisterait à continuer de payer le gaz russe mais à en affecter les montants dans un compte séquestre. Ils y seraient gelés dans l’attente d’une suspension du conflit (cessez-le-feu ou accord de paix, par exemple).

Cette solution offre en outre une porte de sortie à la partie adverse et l’inciterait, ne serait-ce qu’un peu, à déposer les armes. À notre connaissance, cette solution proposée par l’Ukraine n’a pas rencontré beaucoup d’écho. Peut-être parce qu’elle serait probablement refusée par la Russie, ce qui ramènerait alors au problème précédent.

Pas tout à fait cependant, car ce serait à la partie adverse de prendre la décision de fermer le robinet en stoppant ses livraisons et donc de dénouer les contrats de long terme. On entre là dans des considérations tactiques. L’une d’elles porte d’ailleurs sur un autre inconvénient de l’embargo total immédiat : c’est un jeu à un coup et un seul. Il empêche toute possibilité de nouvelles mesures dans un futur train de sanctions.

Une réduction partielle, mais laquelle ?

Par construction, une réduction limitée des importations de gaz russe ne présente pas ce dernier défaut. La limitation à un certain niveau peut se concevoir comme une première étape. Par construction aussi, une réduction partielle atténue le choc économique pour l’UE par rapport à la solution de l’embargo total. Par construction enfin, elle continue de laisser filer des devises vers le Kremlin, des fonds qui continueront donc d’alimenter l’effort de guerre de la Russie.

Mais cet inconvénient est à mettre au regard de son principal avantage : faciliter l’obtention d’un accord entre les États membres et rendre donc plus probable une mise en œuvre rapide. Le dilemme entre embargo total ou partiel est limpide : une sanction plus efficace, mais un risque de ne jamais voir le jour ; une sanction moins efficace mais un moindre risque de ne jamais voir le jour.

Si la décision d’une limitation partielle était prise dans les prochaines semaines, reste à savoir laquelle. Plusieurs solutions sont en effet envisageables.

Une première solution avancée par un trio d’économistes consiste à introduire une taxe spécifique de l’UE visant les importations de gaz russe. En renchérissant le prix du gaz russe, elle aurait pour effet de diminuer les livraisons de Gazprom et de favoriser le gaz non taxé venant d’ailleurs. Moins de recettes pour le Kremlin, par conséquent. Et plus aussi pour l’Ukraine car selon les promoteurs de cette solution le produit de la taxe serait reversé à un fonds de solidarité avec l’Ukraine et les réfugiés. Mais quels seraient les montants collectés et le niveau des volumes importés en moins ? Ils dépendent naturellement de la hauteur de la taxe. Petite taxe, petits effets ; grosse taxe, gros effets. Notez qu’une taxe d’un montant astronomique, pour ne pas dire infini, conduirait bien sûr à la même conséquence qu’un embargo total : plus un seul m3 de gaz russe importé dans l’UE.

Une autre intervention publique portant sur le prix consisterait à fixer un plafond sur le prix des marchés de gros du gaz en Europe, par exemple un prix maximum de 100 euros/MWh, un niveau qui reste encore très supérieur au coût de production et d’acheminement du gaz russe.

Une taxe spécifique de l’UE aurait pour effet de diminuer les livraisons de Gazprom, dont la photo montre ici le siège à Moscou, et de favoriser le gaz non taxé venant d’ailleurs. Alexander Nemenov/AFP

Rappelons que les formules de prix stipulées dans les contrats européens « take or pay » se fondent en effet sur le prix des marchés de gros du gaz en Europe, non plus comme par le passé sur le prix du pétrole. Une telle mesure présente l’inconvénient majeur de réduire indistinctement les recettes des différents exportateurs, la Russie, mais aussi l’Algérie et la Norvège. Elle opèrerait un transfert d’une partie de la rente gazière vers les consommateurs européens.

Une telle mesure mélangerait un peu les genres : réduire les importations russes mais aussi assurer une protection des consommateurs, un objectif clef du moment en ces temps d’inflation et de faible progression du pouvoir d’achat. Mieux vaut utiliser cependant un instrument différent pour chaque but poursuivi.

La fixation d’un prix plafond du gaz ne mérite d’ailleurs pas d’être considérée comme un instrument de sanction. Dans le même ordre d’idée, la diversification des approvisionnements de l’UE que la Commission appelle de ses vœux pour réduire notre dépendance vis-à-vis de la Russie n’est pas véritablement un instrument de sanction même si elle conduirait à réduire les importations de Gazprom.

La Commission propose aussi de multiplier en 2022 les efforts d’efficacité et de sobriété énergétiques. Consommer moins d’énergie, c’est bien sûr un moyen de réduire les importations de gaz russe et donc les recettes vers la Russie.

Ce n’est évidemment pas parce que ce moyen est indirect et qu’il n’est pas à proprement parler un mécanisme de sanction qu’il ne faut pas l’employer ! N’hésitez pas comme le recommande l’Agence internationale de l’énergie et comme l’ont récemment plaidé deux économistes de baisser le chauffage de votre logement car « Chaque kWh mal consommé enrichit l’armée russe ».

Jouer sur les quantités

Une limitation directe des importations russes peut s’exercer via une restriction sur les quantités. Plusieurs schémas sont dès lors envisageables. Celui d’un acheteur européen unique qui, par exemple, plafonnerait à 84 milliards de m3 ses achats de gaz russe en 2022, soit environ la moitié de la quantité importée par gazoduc de Russie en 2019.

À l’instar des achats centralisés des vaccins contre le SARS-CoV-2, les quantités seraient ensuite distribuées aux différents États membres. Du fait de l’hétérogénéité des situations mentionnée plus haut, la règle de répartition des quotas de gaz ne peut cependant pas être aussi simple qu’une allocation sur la base du nombre d’habitants de chaque pays. Ni aussi facile à faire l’objet d’un consensus entre les États membres.

La méthode des achats centralisés, employer par l’UE pour les vaccins contre le Covid-19, peut-elle servir pour le gaz russe ? Kenzo Tribouillard/AFP

Dans un schéma décentralisé, chacun d’eux réduit ses importations comme il peut, le souhaite et y est poussé par son opinion publique. Il faut cependant que Bruxelles assure une coordination minimale pour empêcher une course au moins disant qui aboutirait à une réduction totale très faible des importations.

À ces difficultés s’ajoute l’obstacle des contrats de long terme. Il paraît difficile d’invoquer un cas de force majeure pour justifier une réduction partielle des importations. S’il y a cas de force majeure pourquoi ne s’appliquerait-il pas à la totalité des quantités prévues dans les contrats ? Une façon de réduire cette difficulté serait que les pays les moins dépendants interrompent totalement leurs importations de Russie tandis que les plus dépendants les maintiendraient.

En conclusion de ce tour d’horizon trop rapide et de cette analyse trop succincte, le lecteur aura compris qu’il n’existe pas de solution idéale. Même si le compte séquestre et la taxe apparaissent mieux placées. Sans parler des actions individuelles de sobriété énergétique, de toute façon à encourager.

Même si l’embargo partiel et potentiellement progressif semble plus pertinent que l’embargo total immédiat. On aura aussi compris que les économistes campent dans le brouillard de la guerre. Comme les militaires, ils doivent étudier sous toutes les coutures et la tête froide les différentes options et les adapter et les réviser en fonction du déroulement du conflit.

Pour établir leur plan, ils ont besoin d’informations et d’anticiper l’évolution de la demande et de l’offre, des prix de marché, des coûts, et des ripostes possibles de la partie adverse. L’exercice est acrobatique et susceptible d’erreurs mais il est indispensable.


François Lévêque a publié chez Odile Jacob « Les entreprises hyperpuissantes. Géants et Titans, la fin du modèle global ». Son ouvrage a reçu le prix lycéen du livre d’économie 2021.The Conversation

François Lévêque, Professeur d’économie, Mines ParisTech et Félix Michelet, Doctorant, Mines ParisTech

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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