Les citoyens français ont quatre rendez-vous importants durant le printemps : deux tours pour l’élection présidentielle suivis, un mois plus tard, par les deux tours des élections législatives. Au fil des années, la vie politique et les débats se sont concentrés autour de ces rendez-vous. Quel regard peut-on porter sur cette focalisation, en ayant l’intérêt collectif à l’esprit?
Une campagne d’élection présidentielle sert à recruter un(e) président(e)
« On n’a pas de vrai débat, on ne parle pas des bons sujets, des idées, des enjeux, on parle trop des candidats… ». Les critiques fusent sur la qualité du débat de la campagne présidentielle.
On peut décrire l’élection présidentielle avec emphase en parlant de « la rencontre d’un homme – peut-être un jour d’une femme – et d’un peuple ». Ou, de façon plus prosaïque, on peut voir l’élection comme une présélection de candidats puis l’embauche par tous les citoyens de leur représentant national. Une campagne présidentielle est d’abord et avant tout un long entretien d’embauche.
Une présélection médiocre des candidat(e)s
Pour bien recruter, il faut d’abord une bonne présélection des candidats. Elle est soumise en France à trois filtres : une bonne notoriété, un financement et 500 parrains parmi des élus essentiellement locaux. Le critère de la notoriété pèse de plus en plus : sans notoriété, pas de bons sondages et, sans eux, pas de financement des banques qui ne font pas crédit aux petits candidats. Et sans bons sondages, pas de notoriété. Les sondages politiques sont souvent dénoncés : Ouest-France (plus gros tirage de la presse quotidienne) a décidé de ne pas en commander pendant la campagne présidentielle; un grand reporter du Monde a montré comment il a pu sans contrôle arrondir ses fins de mois en répondant en batterie à des questionnaires en ligne de toutes natures.
Pourtant, il est indéniable que les sondages sont d’intérêt collectif : une collectivité a intérêt à se connaître et il est éclairant de savoir ce que pense la population. Si c’est vraiment ce qu’elle pense. Dans une démocratie, le peuple est censé décider. Celui qui peut affirmer avant une décision collective : “les Français veulent que…” dispose d’un pouvoir, pour éclairer la décision… ou pour la manipuler. Tout sondage sur des questions politiques présente donc aussi un risque pour l’intérêt collectif : le propriétaire d’un sondage n’est-il pas un ventriloque, parlant à notre place ? Peut-il fabriquer nos réponses sur un coin d’ordinateur à des questions qu’il choisit et à un moment qui l’arrange ?
« Faire parler » 45 millions d’électrices et d’électeurs avec un sondage est une technique scientifique, ou une manipulation : tout dépend des méthodes de production et de communication de l’enquête. Elles sont malheureusement médiocres pour beaucoup de sondages alimentés par des questionnaires en ligne auxquels ne répondent que des volontaires (modestement) rémunérés au questionnaire rempli complètement. Le défi est simplement d’imposer aux sondages des méthodes scientifiques : cela signifie notamment un contrôle sur la méthode de collecte des réponses, sur le choix des questions posées, sur la transparence des résultats bruts et de leurs correctifs, et finalement sur les limites d’interprétation des résultats publiés. Avec trois effets indirects probables : augmenter le coût des sondages, réduire leur nombre et rappeler qu’ils ont beaucoup de mal à classer finement des intentions de vote entre candidats.
Les sondages d’intention de vote entre candidats contribuent-ils à l’intérêt collectif ? Généralement commandés par les médias, ils renforcent leur poids dans le processus de sélection des candidats et aggravent ses effets pervers. Les médias ont besoin de challengers pour “faire le spectacle” : d’où l’apparition régulière de personnalités originales, généralement clivantes, à qui des sondages au bon moment vont donner du poids. Donc, oui, les sondages contribuent fortement à présélectionner les candidats à notre élection politique reine. Mais qui d’autre va s’en charger ? Le défi serait de nous accorder sur une méthode de présélection des candidats plus respectueuse de l’intérêt collectif.
Les sondages biaisent-ils l’opinion, et donc les élections ? C’est possible, mais la question les dépasse largement : c’est l’ensemble du traitement médiatique des élections qui les influence et peut mettre en danger l’intérêt collectif quand les médias sont soumis à des intérêts particuliers, politiques ou marchands. Le défi serait d’alimenter les débats électoraux de façon complète et non partisane : en sondages, mais plus largement en chiffres et en études.
On peut donc dire que la pré-sélection des candidats est de plus en plus déléguée aux médias, avec un double risque : des candidats «médiatiques» qui brouillent le processus, et une tentation accrue des puissants de racheter les médias.
Certains candidats vont passer le filtre sans correspondre au profil du poste ; d’autres sont rejetés qui auraient peut-être fait de bons candidats.
Un entretien d’embauche inadapté à la fonction
Pour bien choisir, il faut ensuite soumettre les candidats à des entretiens : à nouveau, cette fonction est largement sous-traitée aux médias qui vont mettre les candidats sur le gril à l’écrit et à l’oral. Il est facile et souvent juste de critiquer le rôle des médias, leur goût pour la petite phrase, les biais partisans de certaines émissions. Pourtant, c’est bien notre organisation de l’élection qui leur donne la main. Et les meilleures émissions politiques donnent une idée assez juste des candidats, mais avec un énorme biais : le candidat est jugé sur des critères qui n’ont pas grand-chose à voir avec sa future responsabilité, un peu comme si on faisait courir un cent mètres à un futur DRH. Un président devra travailler dans la durée, écouter, bien s’entourer, savoir rassembler… alors qu’on va lui demander pendant la campagne de briller sur tout (surtout sans notes !) : l’épreuve est un mélange entre un grand Oral de feu l’Ena (ce qui peut expliquer la réussite de ses anciens élèves) et un talk show (ce qui peut expliquer aussi leur échec…). Ces défauts sont particulièrement visibles dans le mythique face-à-face télévisé de l’entre-deux-tours : une discussion-duel, logique pour recruter un combattant, mais contreproductive pour repérer les qualités du futur représentant de tous les Français.
Le candidat doit avoir un programme, mais celui-ci peut arriver tard, être vague, oublier certains thèmes. Il faut surtout quelques mesures qui feront rêver son camp ou qui déstabiliseront ses adversaires dangereux. Ce programme n’a rien d’un « contrat avec la nation » puisqu’il n’est « signé » que par les électeurs du premier tour, et que le candidat élu ne s’estime pas engagé sur ses promesses. Le programme va être (très peu) discuté pendant quelques mois, puis il va étouffer les débats ultérieurs pendant cinq ans : « c’était dans mon programme, je suis donc légitime pour le mettre en œuvre : vous étiez prévenus ! ».
Que serait alors un bon débat national ?
A l’opposé des discussions-duels, la plateforme R! (reconcilions-nous.fr) croit dans les vertus de la discussion constructive, durant laquelle on écoute les autres pour trouver des points d’accord et construire dessus. C’est une discussion qui doit être poursuivie en continu dans la vie d’une nation, et pas limitée à quelques mois tous les cinq ans. Et elle doit être détachée des égos et des questions de personnes.
Un instrument a été inventé pour cela : le Parlement. Présent dans à peu près tous les pays de la terre, il est plus ou moins puissant. Mais ce n’est pas un hasard si toutes les dictatures du monde ont un régime hyper-présidentiel, qui donne toujours le dernier mot au chef de l’exécutif et limite les débats. Et nous devrions réfléchir au fait que toutes les grandes démocraties européennes (sauf la France) ont au contraire un régime parlementaire, qui donne le dernier mot au Parlement et à sa diversité.
Un détour par l’Allemagne
Depuis le 8 décembre 2021, l’Allemagne a un nouveau chancelier, équivalent allemand du président (ou peut-être un jour de la présidente) de la République française. En Allemagne, la campagne électorale unique a abouti le 26 septembre à l’élection en un seul tour de 736 députés élus dans 598 circonscriptions ; le parti arrivé en tête (Sociaux-démocrates) a négocié ensuite deux choses pendant deux mois avec deux autres partis (Verts et Libéraux) : un programme de gouvernement de presque 200 pages et un gouvernement de 17 ministres et son chancelier.
En France, la campagne électorale aboutira en avril à deux votes à 15 jours d’intervalle pour élire un président pour 5 ans ; puis une seconde campagne de 6 semaines et deux votes à 8 jours d’intervalle éliront en juin 577 députés dans 577 circonscriptions, également pour 5 ans. Si la chambre est de la couleur du président, les propositions de premier tour du président deviennent le programme de gouvernement. Sinon c’est la cohabitation et l’inconnu.
Les deux pays reposent sur un système de démocratie représentative : les représentants élus décident. Pour que chacune et chacun ait le sentiment de participer aux décisions, il vaut mieux qu’il ou elle voit des représentants défendre ses opinions. L’assemblée allemande est proportionnelle entre les partis politiques ayant obtenu plus de 5 % des voix. Chaque électeur a en effet un vote pour l’un des candidats de sa circonscription et un vote pour une des listes de sa région. On prend tous les gagnants locaux, et on complète pour respecter la proportion des partis (c’est pour cette raison qu’il y a plus de députés que de circonscriptions). Les opinions de l’essentiel du pays sont représentées sans être déformées.
Le système français des élections législatives n’est pas proportionnel, son objectif est au contraire d’essayer de donner une majorité de représentants à un président choisi au premier tour par une minorité. Il est le résultat d’une modification de la Constitution en 2000 et du calage des législatives juste derrière la présidentielle en 2001 : l’assemblée a donc de bonnes chances d’être de la couleur du président : l’argument « donnez une majorité au président » pèse plus lourd que « donnez un contre-pouvoir au président ».
Savoir construire de bons compromis est l’un des services complexes demandés à des représentants politiques. En Allemagne, la proportionnelle est la règle nationale, mais aussi la règle régionale et municipale. A chaque niveau, les représentants élus doivent négocier pour construire une coalition, puis négocier pour la faire durer. Il faut même négocier en conseil des ministres, parce qu’un ministre allemand pèse : la Constitution dit qu’il gère son domaine de compétence de manière indépendante et sous sa propre responsabilité.
Le talent ignoré de la négociation constructive
Ce talent de la négociation constructive est au contraire peu encouragé en France :
- le président n’a pas besoin de négocier avec le parlement (sauf s’il en devient l’otage, en période de cohabitation) ;
- pour les législatives, les négociations entre partis sont encore des négociations sur des postes, pour réserver des circonscriptions. L’électeur français mécontent de ces tractations peut ensuite difficilement refuser son vote (l’électeur allemand a deux votes et peut soutenir son parti mais pas le candidat local, ou l’inverse);
- pour les municipales, la majorité des villes françaises ont un système qui assure automatiquement une majorité de plus des trois quarts à la liste arrivée en tête : pas besoin non plus de négocier.
La France n’a pas un régime semi-présidentiel comme l’expliquent la plupart des professeurs de droit : elle a un régime hyper-présidentiel dès que l’assemblée est de la couleur du président, ce qui semble devenu la règle depuis le déplacement des législatives juste après la présidentielle. Au Chili, les élections législatives (à un tour) ont lieu le même jour que le premier tour de l’élection présidentielle. On est en droit d’espérer un meilleur débat national sur les grands enjeux, mais ce sera mission impossible tant que notre pays conservera ce régime hyper-présidentiel.
Ce texte reprend des éléments de plusieurs numéros de R! Actualité synthétisés par Alain Minczeles. R! Actualité est la publication hebdomadaire de Réconcilions-nous! qui présente le regard de l’intérêt collectif sur une question d’actualité (reconcilions-nous.fr).
Mots-clés : élections – sondages – Allemagne, France – président – candidats
- L’intérêt collectif et les élections présidentielles - 21 mars 2022
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