A quelques mois de l’élection présidentielle française, les sujets de préoccupation des électeurs tels que nous les révèlent les sondages paraissent bien loin des enjeux internationaux et des choix qui se posent en matière de politique étrangère : sortie de pandémie et retour à la normale, sécurité, pouvoir d’achat, émergent toujours comme les questions les plus sensibles.

On mesure sans doute mal à quel point ces questions domestiques sont elles-mêmes directement ou indirectement liées à des enjeux internationaux au sein desquels la politique française se déploie, dans nos relations avec partenaires, concurrents ou puissances hostiles ! L’inflation et la question des relations avec la Russie, principal fournisseur de gaz en Europe ; la gestion de la pandémie et la dépendance aux chaînes de valeurs internationales ; la sécurité, les flux migratoires et les risques de crises dans les pays en développement, sont quelques illustrations simples de ces liens très étroits entre ces préoccupations domestiques et les choix de politique étrangère.

L’idée ici est de solliciter l’attention des candidat·e·s comme des électeurs sur les questions clés qui vont se poser à la politique étrangère française au cours des prochaines années, et sur la cohérence entre les choix internationaux et la stratégie domestique.

 Le possible et les limites : l’indispensable identification des éléments du contexte dans lequel va évoluer la politique internationale de la France

N’en déplaise à nos souvenirs de grandeurs, la France évolue désormais dans un ensemble dense de contraintes au sein desquelles nos marges de manœuvre, et plus encore nos capacités d’inflexion, sont très limitées. En quelques traits forcément simplificateurs, on peut décrire le cadre global dans lequel la future politique étrangère de la France va devoir s’inscrire autour de quatre grands chapitres, d’importance et de calendriers hétérogènes :

  1. Polarisations internes et limites à l’efficacité de la politique internationale

Ce premier élément est le simple rappel d’un constat essentiel formulé par les spécialistes de relations internationales : la politique étrangère d’un pays peut être d’autant plus ambitieuse que le consensus interne est fort sur le diagnostic et les choix qu’ils impliquent. A contrario, l’observation que nos sociétés sont de plus en plus polarisées, sur l’ensemble des enjeux, domestiques ou internationaux, en France comme dans un nombre croissant de pays, et entre pays au sein de l’Union Européenne, indique sans doute la nécessité de se concentrer sur quelques points qui nous seraient les plus essentiels. En ceci, la période actuelle est fondamentalement différente des dernières décennies du siècle passé, moment « de gloire » de la construction européenne.

  1. La nouvelle dynamique de transformation géopolitique du monde

Le deuxième point du cadre global, plus central, tient aux mouvements tectoniques en cours dans les modalités de l’intégration économique et financière mondiale, et dans les rapports géopolitiques qui y sont associés. Au risque de simplifier à nouveau, on peut résumer ces mouvements aux trois caractéristiques suivantes, qui seront autant de contraintes ou de défis invités en permanence « à la table » du gouvernement français issu des prochaines élections françaises :

  • La rivalité stratégique durable entre Etats-Unis et Chine, clé de voûte des transformations en cours, et imposant une série de réflexions complexes sur les relations de la France vis-à-vis de ces deux puissances (sur lesquelles, seule, elle pèse peu) et sur sa capacité d’autonomisation ou de protection dans les tensions entre elles ;
  • La nécessité fondamentale pour la Russie de continuer à être perçue comme une menace et une puissance potentiellement déstabilisatrice, en appui de son ambition géostratégique mondiale. Ceci implique une persistance ou une récurrence de déstabilisations régionales, là où la Russie perçoit des « ventres mous », dans sa périphérie immédiate (Ukraine, Géorgie, Moldavie…) comme au Moyen-Orient et désormais en Afrique.
  • Les craquements actuels du triangle défini par la relation Etats-Unis – Chine – Russie suggèrent une multiplication de conflits que j’appelle « de niveau 2 », c’est-à-dire n’impliquant pas directement une confrontation entre ces trois nations, mais fonctionnant par proxy dans le cadre de lutte pour les zones d’influence (par exemple, les cas de l’Afghanistan ou du Myanmar). Là encore, ce sont des données de l’environnement international qui vont s’imposer à la prochaine présidence.
  1. La question de prévoyance dans le contexte de chocs exogènes

Un point important qui émerge dans la réflexion post-Covid porte sur la capacité de réaction face à un choc (la pandémie) dont le caractère inédit et global rend la gestion très difficile, avec potentiellement un coût humain et économique très élevé. De façon tout à fait parallèle, on sait aujourd’hui que la probabilité est forte de rencontrer au cours des prochaines années des évènements ou des ruptures potentiellement systémiques qui nous seraient, au plan national, exogènes. Comme la crise pandémique, il s’agit de chocs qui sont « attendus », mais dont nous ne pouvons aujourd’hui préciser ni le calendrier, ni la localisation, ni les modalités de transmission : on pense en particulier aux évènements climatiques extrêmes et aux cyber-attaques. Cette incertitude nouvelle suggère un impératif de résilience dont la construction devra, du fait de la nature internationale consubstantielle à ces chocs, intégrer une dimension forte de politique étrangère.

  1. Stratégie de puissance et ruptures technologiques

Enfin, le dernier point du cadre global de nos relations internationales est lié à l’accélération des transformations technologiques (digitalisation, transition énergétique, automation, intelligence artificielle), qu’on peut qualifier toutes de « structurantes » en ce sens qu’elles s’appliquent de façon massive dans les produits et services finaux, comme dans les processus de production et de distribution. Comme dans toutes les périodes de ruptures technologiques, ceci impose au niveau national à la fois des choix d’alliance et la définition de la géographie optimale de construction de « souveraineté technologique ». Cette dimension internationale des choix technologiques est renforcée aujourd’hui d’un côté par la rivalité sino-américaine (cf. le cas spectaculaire de l’entreprise chinoise de télécommunications Huawei), de l’autre par le caractère fondamentalement transnational de la plupart des produits et services développés à partir de ces innovations structurantes.

Voilà donc ce à quoi notre prochain·e Président·e sera confronté·e, avec plusieurs conséquences fortes sur la définition de la politique étrangère de la France.

Un enjeu existentiel sur lequel les visions des candidat·e·s doivent être explicitées :  le positionnement de la France dans le triangle stratégique Etats-Unis, Chine, Russie

Cet enjeu tient directement au cadre défini par le bousculement de « l’ordre du monde » tel qu’on l’a évoqué plus haut, et peut se résumer à la question de moyen terme suivante : quelle doit être la stratégie permettant à la France de défendre au mieux ses intérêts et ses valeurs dans les contraintes et dangers que crée pour nous ce triangle de puissances dominantes ?

Il me semble que trois options sont envisageables :

  1. Un engagement massif pour une autonomie stratégique et de défense de l’Europe visant in fine à transformer le triangle en trapèze, avec une Europe disposant de l’ensemble des attributs de grande puissance. Cette stratégie ambitieuse imposerait de nouveaux abandons de souveraineté, et l’acceptation de politiques étrangères et de défense conçues et mises en œuvre avant tout au niveau européen ;
  2. Le renforcement des liens stratégiques avec les Etats-Unis et la recherche de nouvelles garanties sur le « parapluie » nous protégeant des tensions triangulaires. Cette option stratégique nous force à une forme de vassalisation diplomatique et sans doute technologique, mais dans un cadre en partie équilibré par la taille relative des deux économies et leur intégration commerciale et financière. Cette nouvelle alliance atlantique permettrait de réduire la crédibilité d’éventuelles menaces extérieures et assurerait, d’une certaine façon, un statu quo relatif dans les relations entre le monde et la France. Elle a également le mérite d’exister déjà et d’imposer des efforts (financiers, diplomatiques, militaires) plus modestes que dans le choix précédent.
  3. Le développement d’une forme d’insularité opportuniste, fondée à la fois sur un repli identitaire national et la construction d’alliances temporaires, ou spécifiques aux circonstances, avec l’une ou l’autre des puissances du triangle, l’ensemble étant construit sur la primauté de la défense de nos intérêts immédiats : un positionnement qui se voudrait en quelque sorte au centre du triangle, où l’équilibre tiendrait à la qualité de la diplomatie et à la capacité effective à se faire entendre. Elle implique également une forme de vassalisation, cette fois en soumission au système international qui se construirait sous nos yeux et sur lequel nous n’aurions pas de prise (que ce soit sur la technologie, les normes, la finance ou le commerce international).

Du choix-clé qui sera fait parmi ces trois options dépendent à la fois les capacités et les formes de réponse aux enjeux mondiaux clés (technologie, autonomie industrielle stratégique, réponse aux enjeux globaux…), et les décisions de court terme requises par la situation internationale actuelle.

Les priorités de court terme : clarification nécessaire de la future position de la France

Sans spéculer ici sur la durée possible des tensions internationales, ni sur l’incertitude qui pourrait naître entre l’élection présidentielle d’avril et les législatives de juin, ni encore sur le flou potentiel de la Présidence française de l’Union Européenne pendant l’ensemble de ce processus électoral, on peut dresser une liste, non exhaustive, des questions de très court terme qui vont occuper la diplomatie française dans les premiers mois du prochain quinquennat : une sorte de cartographie résumée des points du globe qui requièrent notre attention immédiate.

Les réponses possibles de notre politique étrangère à ces questions immédiates sont en théorie extrêmement dépendantes de l’option existentielle qui serait choisie, mais on reconnaitra que l’histoire abonde de périodes pendant lesquelles l’incohérence des choix faits dans les relations internationales a été durable : de façon sans doute cynique, ceci indique que les réponses aux questions de court terme restent plus ouvertes que ce que le diagnostic précédent suggère, et par conséquent, que l’éclairage des candidat·e·s sur ces questions est primordial pour se faire une idée du  contenu concret de notre politique étrangère dans les années qui viennent.

Par commodité, on peut distinguer ce qui ressort de la dimension européenne, et ce qui tient aux « hot spots », ces lieux ou l’intensité des tensions politiques appelle des réponses.

Renforcées par la présidence française de l’UE, les questions de l’ambition européenne de la France, et de l’adéquation entre l’option existentielle précédente d’un côté, le renforcement ou au contraire la réduction du degré d’intégration européenne, vont nous être posées, à la fois par nos partenaires et par les institutions communautaires. L’engagement dans les discussions sur les règles budgétaires et les ressources propres de l’Union, l’articulation des politiques de l’UE avec les enjeux technologiques et financiers, comme avec ceux de la transition énergétique, et la question du « contrôle aux frontières » nous demandent d‘avoir une vision claire de la dimension stricto sensu européenne de la politique étrangère française. A ceci s’ajoute aujourd’hui le besoin de définir et nourrir la coopération franco-allemande avec le nouveau gouvernement outre-Rhin. Enfin, la question de nos relations avec le Royaume-Uni mérite elle aussi une clarification, au-delà des vicissitudes économiques et commerciales post-Brexit.

Le traitement des « hot spots » actuels et l’actualité continueront sans doute d’imposer à nos dirigeants des choix et des réactions rapides ; on se contente ici de rappeler les zones géographiques où l’intensité des tensions, déjà en éruption ou sous-jacentes, va appeler des réponses françaises, de modalités et d’intensité très hétérogènes :

  • L’Ukraine, et plus généralement les “marches russes”, où le risque d’instabilité et de conflits larvés ou violents s’accroît ;
  • Le Sahel, où l’instabilité interne, l’impact des mouvements djihadistes et le double entrisme russe et chinois questionnent la coopération militaire française ;
  • Le Maghreb, où l’impact sanitaire, économique et social de la pandémie a été très fort, avec des mécontentements sociaux et politiques sous-jacents, et la montée de la tension bilatérale entre Maroc et Algérie ;
  • La mer de Chine méridionale, où provocations entre Chine et pays occidentaux se sont multipliées, et où une annexion de force de Taiwan par la Chine devient plus plausible ;

Tous ces éléments constitutifs de la future politique étrangère française auront des implications profondes sur notre logique de développement domestique tout comme sur notre capacité à exercer une influence sur les évolutions mondiales qui nous affectent.

Mesdames les candidates, Messieurs les candidats, vos réponses sont donc les bienvenues !

 

Mots-clés : élection présidentielle / France – géopolitique – politique étrangère – Tensions Chine-Etats-Unis – Russie

Thierry Apoteker