Introduction

Le domaine de la politique européenne de l’énergie n’a pas de contenu stable, permanent, encore moins naturel. Pendant trente ans environ, l’énergie était exclue du domaine politique européen. Sauf pour le charbon et le combustible atomique – toutefois relégués dans des traités distinctifs particuliers. L’énergie (au sens de ‘gaz & électricité’) n’est entrée dans la “Grande” politique européenne qu’après 1986, et seulement comme la mise en œuvre ponctuelle, spécifique, d’une nouvelle politique d’ensemble, d’inspiration franco-allemande : l’Acte Unique. Toutes les marchandises européennes devaient ouvrir leurs marchés nationaux réciproquement, jusqu’à disparition de tout “effet de frontière”. Ceci n’est pas à proprement parler une politique de l’énergie, mais une politique d’ouverture des marchés nationaux, de création d’un “marché intérieur européen unique” pour le gaz et pour l’électricité.

La “politique de l’énergie” proprement dite commence plus tard, avec la sécurité d’approvisionnement en gaz ; et, bien sûr, avec les choix communs de transition énergétique – couvrant eux-mêmes trois vagues distinctes de politiques de transition entre 2008 et aujourd’hui.

Vous voilà donc face à six “politiques européennes” de l’énergie (Traités séparés ; Marché unique ; Sécurité d’approvisionnement ; Transition première étape, deuxième étape, et troisième). Leur nombre précis n’est pas le plus important. Vous voilà prévenus de toujours faire attention à la “marchandise” qu’on vous présente, toujours joliment emballée dans le même drapeau bleu étoilé de l’Europe politique.

De surcroit, il n’existe pas “d’Etat européen” pour définir et mettre en œuvre ces différentes politiques européennes de l’énergie. Il existe bien des Etats français, allemand, italien ou polonais. Mais pas d’Etat européen. Les grandes nations fédérales, comme les USA, le Canada, le Brésil ou l’Inde, ont co-développé leurs appareils étatiques simultanément à deux niveaux : local, et fédéral. En Europe c’est tout autre chose. Ce sont des Etats déjà indépendants, entièrement souverains, certains fédéraux (comme l’Allemagne, la Belgique, ou l’Espagne), qui ont créé volontairement une couche supérieure nouvelle de quelques institutions communes. Et qui peuvent toujours en sortir par un vote national à la majorité simple : Brexit.

Dans notre Europe commune, la politique des réseaux transeuropéens, de l’énergie, et même de l’environnement, ne sont pas des compétences exclusives de l’Union, qui doit donc les partager avec tous les Etats membres. Avec un a priori de “subsidiarité’ : a priori ce sont les Etats membres qui sont les plus légitimes pour agir. Pour créer de nouvelles politiques européennes dans les domaines de “compétences partagées”, il y faut donc : a) des propositions de la Commission démontrant un déficit d’action à l’échelle nationale et un supplément de résultats à l’échelle européenne ; b) un accord explicite du Conseil européen des chefs de gouvernements nationaux ; et c) un vote favorable du Parlement européen. Une course d’obstacles car, entre ces trois institutions européennes, il n’existe aucune hiérarchie de pouvoir ni aucune majorité politique stable qui automatiseraient la prise de décisions communes. De plus, pour mettre en œuvre toute nouvelle politique ayant réussi cette course d’obstacles, la Commission n’a pas non plus de pouvoir réglementaire propre (elle ne peut pas produire de “décrets d’application”), ni aucune administration opératoire de terrain (toutes les administrations étatiques de mise en œuvre sont nationales).

Voilà, vous voyez maintenant à quoi ressemble une “politique européenne” de l’énergie : c’est un domaine particulier d’action, défini à une certaine époque ; et qui a dû trouver son propre cadre de mise en œuvre à l’intérieur de chacun des 6 / 12 / 15 … 28 / 27 Etats membres. Bref, un univers politique et administratif radicalement étranger au régime présidentiel français, où l’Assemblée Nationale, le gouvernement et tous ses ministères, se trouvent toujours verticalement intégrés à l’état-major du palais de l’Elysée.

Tout ceci justifie mon plan en deux articles. Dans ce premier article, j’aborderai les objectifs successifs des politiques européennes de l’énergie ; et la création du marché intérieur européen, comme premier test de mise en œuvre d’une politique européenne commune. Dans le second article, j’en viendrai aux trois étapes successives de transition énergétique commune, de l’année 2008 à l’année 2030. Il n’est pas possible, en un seul article, de revoir en détail les objectifs de chacune des six politiques européennes de l’énergie que je viens de signaler. J’en prendrai donc quatre, en les simplifiant chacune un peu, comme autant d’exemples illustratifs (du marché intérieur à la troisième étape de transition énergétique)

[I] L’objectif d’un marché intérieur européen sans frontières

Nos marchés intérieurs européens pour les automobiles, les chemises, les fromages ont chacun leurs problèmes de transparence et de cohérence. L’électricité, à elle seule, beaucoup plus. Il n’y a pas de boites individuelles d’électricité à produire, stocker, vendre, et consommer. L’électricité est une seule ronde générale d’électrons, commune à tous les européens, partout sur tout le réseau européen interconnecté. Grâce à l’informatique généralisée, la “digitalisation”, il est possible de savoir ce que chacun fait ou a fait : producteur, consommateur, ou vendeur. Mais cela ne règle pas la marche générale des flux d’électrons à chaque instant.

Pour que l’électricité reste toujours active, accessible et consommable, dans un marché ouvert, la coordination précise de trois composantes techniques est nécessaire. Ces composantes sont : 1- l’énergie (celle qu’on consomme) ; 2- les réserves de puissance (qui peuvent suivre les variations de la demande, en évitant les coupures) ; 3 – la capacité de transport (pour que tout cela puisse circuler partout, en dehors du lieu de production). Cette coordination fine de l’énergie, de la puissance, et du transport n’est pas une petite affaire dans un marché ouvert, où des millions de consommateurs et des centaines d’acteurs professionnels sont chacun dans leur coin, comme ils le peuvent et comptant leurs sous – sans aucune compréhension individuelle de leurs innombrables interactions au sein de cette multitude.

Les systèmes électriques y font face rationnellement, en liant étroitement deux univers de mise en ordre. D’une part l’ordre des marchés (pour simplifier, les marchés de gros) : c’est le design des marchés. D’autre part l’ordre des réseaux (pour simplifier, les réseaux de transport) : c’est le code d’opération des réseaux. Avec ces deux groupes de règles, rendues compatibles et bien articulées, les systèmes électriques se marient volontiers aux marchés ouverts.  Sans cela, c’est le bazar ou la bérézina. Ce n’est donc pas la “loi” qui résout la question en sortant du Parlement. Ce sont les modalités de mise en œuvre qui en permettent le fonctionnement : les “régulations”. Mais il y a une dizaine d’options critiques pertinentes dans l’ordre des marchés, et autant dans l’ordre des réseaux. Alors que chacun des pays européens a sa légitimité propre pour choisir son mix national de règles critiques, pourvu que ce soit un marché qui fonctionne nationalement …  Très bien, à l’échelle nationale ; mais à l’échelle européenne ? L’on pourrait faire un raisonnement similaire pour les marchés du secteur gazier ; mais je ne retiendrai ici que l’électricité. Dans la troisième partie de ce premier article, nous verrons : “Comment faire ?” une seule politique à l’échelle européenne …

[II] Les objectifs des trois étapes communes de transition énergétique.

Le niveau européen des politiques de l’énergie n’est pas resté cramponné, comme beaucoup de Français le croient, sur l’ouverture d’un marché intérieur sans aucun autre but d’envergure. Dès 2008-09, avec l’appui croisé de la Chancelière allemande, Angela Merkel, et d’un remarquable ministre français de l’énergie, Jean-Louis Borloo, la Commission fait accepter au Conseil, puis au Parlement, un premier choix d’objectifs communs de transition énergétique. C’est notre objectif européen commun depuis plus d’une décennie. C’est exactement ce que les pouvoirs exécutifs des USA ou d’Australie, n’ont toujours pas validé aujourd’hui, à la fin de l’année 2020 …

II-1 La première étape de transition énergétique, définie en 2008-09, nous a donné deux objectifs communs et impératifs à horizon d’une décennie (pour 2020) ; et un autre objectif indicatif et facultatif. Le premier objectif impératif est de diminuer nos émissions européennes de gaz à effet de serre de 20 % (par rapport à 1990). Le second est d’amener à 20 % la part des énergies renouvelables dans la consommation d’énergie de l’UE. Ce sont des engagements forts (même si le choix de 20 %, et non de 18 % ou 22 %, est d’évidence politique). Et ce sont des engagements communs, que nous devons faire aboutir ensemble ; tous nos pays ensemble.

II-2 Une deuxième étape de la transition énergétique européenne arrive en discussion à partir de 2015-16. Nous avons déjà avancé en Europe, et dans deux directions : d’une part, dans la création d’un marché unique; et, d’autre part, dans l’accomplissement de nos deux objectifs communs impératifs 20-20 en 2020. Ne serait-il pas temps de rapprocher les deux directions, de les coordonner plus étroitement, voire de les fusionner ? Mais pourquoi ? Eh bien les énergies renouvelables sont beaucoup plus dispersées, en production d’électricité, que les énergies fossiles. Elles sont imparfaitement prédictibles. Elles sont aussi variables, et mêmes intermittentes (il y a des jours sans aucun vent ; et chaque nuit est sans soleil). Rationnellement, il faudrait donc revoir les règles des marchés européens et les codes d’opération des réseaux européens pour maintenir la fine coordination nécessaire des trois composantes électriques fondamentales (1- l’énergie ; 2- les réserves de puissance, 3- la capacité d’acheminement des réseaux) sans laquelle les flux d’électricité peuvent s’interrompre.

II-3 Une troisième étape de la transition énergétique est là, en débat devant nous, depuis un an. Si les Européens veulent arriver au rendez-vous de l’histoire mondiale du climat en 2050, avec aucune émission nette de gaz à effet de serre à cette date, il faut déjà que cette révolution future soit devenue possible dès 2030. La décennie qui commence, 2020-2030, est donc critique : elle doit rendre possible un succès en 2050 (même sans pouvoir le garantir) ; elle peut aussi rendre tout succès impossible en 2050 (si nous l’avons trop peu préparé à l’avance).  Comme on réduit d’abord les émissions là où c’est plus facile, en reportant le plus difficile vers la fin, il nous faudrait avoir déjà réduit de plus de 50 % en 2030, pour pouvoir arriver à 100 % vingt ans plus tard. C’est pourquoi on cherche dès aujourd’hui des innovations massives d’”électrification” nouvelles : comme « verdir » le transport terrestre avec des véhicules électriques. Mais on cherche aussi des “molécules propres (ou vertes)” car l’électricité ne peut pas tout faire. L’industrie a besoin de molécules comme matière première (là où elle utilise aujourd’hui le méthane, l’hydrogène, l’ammoniac …), ou comme source de chaleur massive (comme pour faire du ciment ou de l’acier). Les petits avions à courte distance peuvent fonctionner sur des batteries électriques mais, à une certaine échelle d’opération, Airbus prépare des avions “à l’hydrogène”. De même pour les navires.

La deuxième étape de transition énergétique ouverte en 2015-16 ambitionnait de marier notre marché intérieur européen avec une forte poussée des renouvelables dans les usages existants de l’électricité. La nouvelle étape européenne, en discussion depuis l’automne 2019 (et jusqu’en été 2021 en raison du Covid), vise à accélérer bien davantage notre transition commune. Et à littéralement la transformer en une révolution générale irréversible. Premièrement en poussant massivement l’électricité vers de nouveaux usages : électrification. Deuxièmement en décarbonant les molécules indispensables : là où les usages ne peuvent pas être électrifiés. Facile à dire, je viens de le faire. Mais comment y parvenir ensemble, à 27 pays, dans un même cadre européen ?

Je viens de présenter simplement les objectifs de quatre grandes politiques européennes de l’énergie (l’achèvement du marché intérieur européen ; et trois étapes de notre transition énergétique commune). Mais nous avons déjà vu en introduction que, passé la course d’obstacles pour fixer des objectifs, la mise en œuvre des politiques européennes “à compétence partagée” est toujours problématique. Car la Commission européenne n’a ni pouvoir exécutif réglementaire, ni administration de suivi au sein des Etats membres.

[III] Comment mettre en œuvre une politique européenne : l’exemple du marché intérieur.

La Commission n’a pas beaucoup de pouvoirs exécutifs formels et forts. Ce n’est pas un exécutif présidentiel “à la française”. Mais elle a une expérience et un savoir-faire inégalés à l’échelle européenne et, pratiquant une forte rotation professionnelle interne de ses cadres, elle entretient des compétences générales d’européanisation des problèmes et des solutions, qui lui permettent d’aborder sans discontinuer des dizaines de nouveaux sujets et de nouvelles options. La Commission pratique aussi le “débat ouvert” généralisé. Quiconque a une idée intéressante, ou un très gros souci, peut venir l’exprimer, en suscitant des réactions en chaine, favorables ou contraires, qui éclaireront la Commission sur ce qui advient déjà ou pourrait advenir. On a pris l’habitude d’appeler cela le “lobbying européen”. Mais les Amis de la Terre, Greenpeace, les coopératives, ou les mouvements de consommateurs, y sont reçus aussi bien que l’industrie allemande, les pétroliers américains, ou la City de Londres. Car un exécutif faible doit soigner les opinions publiques. Comment, dans ce cadre bien particulier, mettre en œuvre des politiques européennes, géantes, inédites, sans précédent ni références établies ?

Prenons l’exemple de la construction d’un marché unique de l’électricité ; en reportant les trois étapes croissantes de transition énergétique dans uin second article. Contrairement à bien des idées préconçues, la Commission y parvient essentiellement par pragmatisme et compromis, et en prenant tout son temps. Nous avons déjà vu qu’aucun marché ouvert de l’électricité ne peut fonctionner sans une coordination fine de trois composantes électriques fondamentales (1- l’énergie ; 2- les réserves de puissance ; 3- la capacité d’acheminement des réseaux). C’est une “loi technico-économique” d’airain, qui se moque des décisions parlementaires et judiciaires. Deux personnalités remarquables l’ont longuement expliqué et argumenté : William Hogan, à Harvard ; Yves Smeers, à Louvain-la-Neuve. Cependant, comme il existe de nombreuses options pour l’ordre des marchés, mais aussi pour l’opération des réseaux, on peut construire de nombreux mondes alternatifs (First Best, Second Best, Third Best, etc.).

III-1 La Commission, très pragmatique, dit alors, en 1996 : “Très bien, choisissez le marché-monde qui vous convient nationalement. A condition de ne pas fermer vos frontières, et de ne pas donner d’avantages exclusifs aux opérateurs en place par rapport aux nouveaux entrants”. Bien sûr, cette recommandation est paradoxale. Si deux pays aux « marchés-mondes » différents commercent, ils ne peuvent pas le faire en respectant réciproquement les diverses libertés données nationalement aux opérateurs des deux côtés de la frontière. Il faudra donc, un jour, aller vers des règles communes, transfrontalières. Mais la Commission n’a aucune autorité pour les définir, ni pour les faire respecter …

III-2 Vient alors un deuxième pas, toujours très pragmatique, de la Commission : “Réunissons-nous à Florence, entre parties prenantes volontaires pour identifier des bonnes pratiques et discuter de meilleures règles transfrontalières”. C’est le “Forum de Florence”. Une autorégulation collective, volontaire et progressive, du cœur du marché intérieur européen : les échanges transfrontaliers. Pendant près de deux décennies, l’ordre de notre « marché unique » n’a été qu’un gentlemen’s agreement scandé par deux Forums annuels. Bien loin de la caricature du “diktat des bureaucrates de Bruxelles”. Mais comment aller plus loin, pour plus de cohérence et moins d’incertitude pour les professionnels transfrontaliers, et pour les flux électriques transeuropéens ?

III-3 Un troisième pas, à nouveau pragmatique. Les agents-clefs pour la définition et pour la mise en œuvre des ordres mixtes « marchés-réseaux » sont les opérateurs de réseau (des agents professionnels assermentés et régulés nationalement), et leurs régulateurs (des autorités publiques nationales, indépendantes des gouvernements). Comme ils sont déjà tous encadrés par des lois européennes sectorielles (1er et 2nd Paquets), pourquoi ne pas les rassembler en deux entités nouvelles, de niveau européen, dotées chacune de pouvoirs et d’obligations vis-à-vis du fonctionnement du marché intérieur et de l’opération des réseaux. Un 3ème Paquet européen, celui de 2009, crée alors deux cartels professionnels nouveaux : 1- le cartel européen des opérateurs nationaux de transport (ENTSO-E) ; et 2- une agence européenne coiffant la cartellisation des régulateurs nationaux (ACER). Ce même paquet de nouvelles lois européennes autorise aussi la Commission à présenter au pouvoir réglementaire européen (qui n’est pas la Commission, mais des comités contrôlés par le Parlement et le Conseil : la Comitologie) des propositions de codes de bon fonctionnement des systèmes électriques. ENTSO-E se voit donner le pouvoir de proposer des projets de Codes ; ACER le pouvoir de les refuser et de les commenter … La Commission contrôlant la marche des discussions et des adoptions en Comitologie.

Ce n’est pas rapide. Cela a pris une dizaine d’années. Mais finalement nous voilà dotés d’un Market Design commun, et de Codes communs d’opération des réseaux. Vous remarquerez que le Market Design européen commun n’a pas été codifié par les places de marché (les bourses, les PXs) … parce qu’elles ne sont pas parvenues à se mettre d’accord entre elles assez vite. La Commission, hyper-pragmatique, a donc demandé aux monopoles régulés du transport de proposer dans leurs Codes d’opération du système électrique comment les marchés devraient interagir en Europe au travers des frontières nationales … L’apogée du pragmatisme de Bruxelles …

Dans le prochain, et second article, nous verrons comment les objectifs des trois étapes croissantes de transition énergétique commune ont pu, ou pourraient, être mis en œuvre.

Jean-Michel Glachant