Comment parvenir à mettre en œuvre des politiques européennes ambitieuses de transition énergétique commune, alors que la Commission n’est pas dotée d’un pouvoir exécutif fort, et ne dispose d’aucune administration pour agir au sein des Etats membres. Nous avons vu, dans le premier article, que la Commission peut être beaucoup plus pragmatique que beaucoup ne le pensent, beaucoup plus encline aux compromis de toutes sortes, et sait prendre son temps. C’est pourquoi la mise en œuvre de notre transition énergétique commune, en trois étapes, successives et croissantes, ne réservera pas de surprises radicales.

[I] La mise en œuvre de la première étape commune de transition énergétique

La première étape, après les accords Conseil – Parlement de 2008-09, a été de mettre en œuvre les objectifs -de réduction des émissions européennes et -de proportion de renouvelables dans le mix énergétique. Mais ces objectifs sont européens, et toutes les administrations étatiques nationales …

I-1 Un système communautaire de quotas d’émission avait été défini avant même l’apparition des objectifs 20-20 pour 2020. En vertu des Accords de Kyoto, signés en 1997 par l’Union européenne au nom des Etats Membres, et débouchant sur un outil commun de quotas d’émission échangeables rôdé en 2005-07. Il était ainsi prêt pour une phase 2 (2008-2012). Avec une forte coopération de chaque Etat membre, puisque ce système couvre 10 000 installations industrielles dès 2009. Chacune de ces installations y entre avec son allocation de quotas, la mesure de ses émissions, le droit de vendre les quotas non consommés ou d’acheter des quotas non utilisés ailleurs. L’allocation des quotas entre les pays respecte une formule de partage fondée sur la richesse nationale ; les pays les moins favorisés pouvant émettre nationalement jusqu’à 20 % de plus qu’en 1990.

Dans ce cadre commun, chaque pays peut concocter sa propre cuisine nationale de définition des droits et des passe-droits pour les cas particuliers, avec un fort effet politique pour chaque gouvernement national. Une bien vaste machinerie administrative, où les deux niveaux, Union et Etats membres, trouvent leurs avantages respectifs. Et plus tard, successivement, de nouvelles formulations pour les autres phases : phase 3 en 2013-20 ; phase 4 en 2021-30. Avec de nombreux allers-retours, accords et désaccords, entre la Commission, le Conseil, et le Parlement, à chaque inflexion et changement de phase. Mais le système existe et fonctionne, et a déjà traversé deux énormes crises sans se briser : la crise financière de 2008-09 ; et la première vague Covid du Printemps 2020.

I-2 L’objectif de 20 % de renouvelables est lui aussi de niveau européen. Mais, à nouveau, les décisions de mise en œuvre sont nationales. Ce grand écart est aménagé, ici aussi, par un accord de “partage de l’effort” : seulement 10 % pour l’objectif du pays le moins sollicité, mais 49 % pour le plus sollicité. Au-delà, à nouveau, comme pour les modalités précises de quotas d’émissions, la cuisine de « political economy » concrète des dispositions de mise en œuvre est exclusivement nationale. Si vous préférez les marchés de certificats verts, c’est très bien. Si vous préférez les tarifs de rachat garantis, très bien aussi. Si vous surpayez les investisseurs, c’est votre problème national. Si vous les payez différemment selon leur taille, ou certaines caractéristiques technologiques, c’est aussi une décision nationale. Le niveau européen est accommodant. Et la Cour européenne de Justice n’a elle-même pas voulu faire entrer ces mécanismes nationaux de soutien dans les dispositions ordinaires des règles de marché et des règles de concurrence.

[II] La mise en œuvre de la deuxième étape commune de transition énergétique

La deuxième étape de transition énergétique, en discussion dès 2015-16, vise à fusionner la pratique de réalisation des objectifs 20-20 pour 2020 avec la mise en ordre croissante du marché intérieur européen.

II-1 Pour les émissions, malgré la cuisine vraiment nationale d’allocation des quotas, le marché des échanges de quotas est bien paneuropéen. Réellement paneuropéen : tous ceux qui achètent et vendent des quotas, quand ils le souhaitent, le font sur un seul et même marché, au même prix.  Une autre question, bien différente et plus ambitieuse encore, serait de fixer au prix européen du carbone des objectifs particuliers de décarbonation. Par exemple atteindre un prix du carbone qui impacte significativement le charbon comme combustible, et favorise le gaz, deux fois moins polluant. La question est pertinente, mais c’est une autre question, qui reviendra à la prochaine étape.

II-2 Pour les objectifs de renouvelables, on pourrait encadrer un peu plus les cuisines nationales des dispositifs de soutien, chercher un cadre paneuropéen plus homogène. Avec assez de pays voyant les dérives de leurs coûts de renouvelables dans un cadre purement national, et la Direction européenne de la concurrence prête à leur rendre service, on s’achemine vers un encadrement européen des dispositifs nationaux de soutien qui, légalement, sont des “aides d’Etat”. La Commission a alors la légitimité institutionnelle suffisante pour énoncer des “lignes directrices” de soutien aux renouvelables qui se rapprochent des bonnes pratiques économiques et industrielles. Avec : des appels d’offre ouverts ; la prise en compte des évolutions du prix de marché de l’électricité dans les dispositifs de soutien ; etc.

II-3 Pour les marchés eux-mêmes, plusieurs axes d’adaptation sont ouverts.

Les énergies renouvelables demandent plus de “flexibilité” au système électrique : un plus grand rôle pour les ajustements infra-journaliers des prix de l’énergie ; une autre utilisation des réserves de puissance dans les dispositifs d’équilibrage à très court terme ; un réexamen du calcul et de l’allocation des capacités transfrontalières. Les énergies renouvelables modifient aussi la définition des acteurs pertinents, en impliquant d’autres rôles que les rôles traditionnels des marchés de gros de la première génération (1996-2014). C’est l’apparition de nouveaux intermédiaires, qui font commerce de la flexibilité de la demande en la réintroduisant dans l’équilibre des marchés de gros : les agrégateurs. C’est l’apparition de tous nouveaux acteurs, à la fois consommateurs et producteurs, en raison de la petite taille des équipements solaires ou éoliens de production : les prosommateurs (ou prosumers). C’est le regroupement volontaire de consommateurs ou de prosummateurs en collectivités d’initiative et d’action : les « communautés énergétiques », parmi lesquelles les « communautés d’énergie renouvelable[1] ». C’est l’extension des « marchés bifaces » dans les échanges d’énergie électrique ou l’activation de réserves ; où les « plateformes » ont déjà fait leurs premiers pas ; etc.  C’est la montée en importance des réseaux de distribution (et de leurs opérateurs régulés, les GRD) dans la gestion des équilibres technico-économiques du système électrique. Dont les opérateurs du transport ne sont plus désormais les seuls garants, puisque les ressources primaires en énergie renouvelable sont par nature dispersées, et bien plus difficilement centralisables que la génération électrique à base d’énergie fossile ou de combustible nucléaire.

Un nouveau type de système électrique prend forme. Transformé par des ressources renouvelables dispersées et de nombreux nouveaux acteurs, un « système de systèmes électriques interactifs » apparaît, s’éloignant de la centralité hiérarchique caractéristique des années 1930-2010.

[III] La mise en œuvre de la troisième étape commune de transition énergétique

La troisième étape de la transition européenne, en discussion depuis septembre 2019 (sous l’appellation de politique du Green Deal) s’est trouvée amplifiée par les décisions européennes d’adopter un grand plan commun de sortie de crise Covid. Ce n’était pas une évidence, puisque de février 2020 à la mi-juin, les pays européens ont pratiqué le « sauve-qui-peut / chacun-pour-soi ». Mais ils se sont ressaisis après que l’alliance France – Allemagne, Merkel – Macron, a montré une voie sérieuse de sortie commune de crise, sans balkanisation du marché intérieur ou mutilation irréversible des entreprises. Avec un fort soutien de la Commission (Directions de la concurrence, du marché intérieur et de l’industrie) et de la Banque centrale européenne. L’Allemagne a joué ici le rôle-clef, en prenant la présidence tournante de l’Union au 1er juillet. Bien illustré par l’ampleur des ambitions industrielles dans cette nouvelle étape de transition énergétique européenne commune.

Traditionnellement, les plans classiques de sortie de crise visent à empêcher les entreprises d’être asphyxiées par la baisse de demande, et la demande d’être poussée à la baisse par la réduction d’activité des entreprises. Je passe sur les aspects financiers, budgétaires et fiscaux. Le but des plans classiques est de revenir au plein usage du potentiel d’avant la crise. C’est ici que le pari du projet européen de sortie de la crise Covid est tout autre. Le projet européen est de fusionner cette sortie de crise avec un programme d’accélération de la transition énergétique.

III-1 Le volet du financement. Pour le moment (automne 2020), le projet de Green Deal de l’automne 2019 et le projet de sortie de crise Covid sont encore à l’état de projets politiques. Les décisions concrètes de mise en œuvre ne sont pas encore arrêtées. Sauf une : ces deux projets ont été fondus dans le budget européen en cours de négociation pour 2021-27, qui atteint ainsi 1 825 milliards d’euro sur la période (les budgets européens sont pour 7 années). Avec une clef convenue de 30 % de ces dépenses européennes totales affectées à la lutte contre le changement climatique ; soit 550 milliards. Nous ne connaitrons le détail opérationnel de ces budgets européens que plus tard, sans doute en 2021. De même pour la manière dont les autorités nationales formuleront leurs demandes de financement, et dont la Commission pilotera, suivra, ou corrigera les initiatives nationales.

III-2 Le volet énergie. Le volet énergie de cette nouvelle politique européenne est plus avancé. Car il a le Green Deal comme première esquisse. Et parce que l’UE a déjà une certaine expérience des politiques de transition énergétique, acquise dans les deux étapes précédentes de transition (commencées en 2008-09, et en 2015-16).

La Commission européenne sait comment marier le cadre du marché unique avec des objectifs politiques communs (comme les 20-20 pour 2020) : 1- les Etats Membres font un peu ce qu’ils veulent, pour la cuisine concrète de l’allocation des quotas de certificats d’émission, et pour les formules de soutien aux renouvelables ; mais 2- ils seront confrontés aux résultats ex post de leurs choix nationaux au travers des interactions entre pays, que produisent les espaces paneuropéens ouverts et « sans effets de frontières ».

Dès 2018, la Commission a réussi à faire accepter plus de règles et de limites communes ex ante. Avec une nouvelle Directive européenne Renouvelables (RES II). Et un tout nouveau Règlement européen de « Partage de l’Effort » entre les Etats Membres, pour notre objectif commun de plafond d’émissions en 2030 – qui atteint désormais les secteurs non-soumis aux quotas d’émissions (en jargon bruxellois : les secteurs non-ETS). Les hétérogénéités nationales sont donc réduites, tandis que les interactions paneuropéennes sont renforcées.

L’interrogation n’est donc plus là. Mais sur la valeur absolue des objectifs 2030, et sur les responsabilités respectives de l’Union et des Etats Membres dans l’atteinte de ces objectifs.

III-2-1 Les objectifs 2030.

En 2017-18, dans la phase active de révision de la Directive Renouvelables et du Règlement du système de quotas d’émission, la Commission avait proposé un objectif 2030 de 40 % de réduction des émissions européennes. Conçu comme un objectif européen commun impératif, et décliné pour chaque pays par un objectif national impératif d’émissions. Cet objectif central commun étant arrêté, et réparti entre les pays ; les deux autres objectifs européens communs – les renouvelables et l’efficacité énergétique – resteraient indicatifs pour les pays membres. Nous reconnaissons le « mantra décentralisateur » des politiques européennes de l’énergie : à chaque pays de faire sa cuisine nationale comme il l’entend.

Mais ces -40 % pour 2030 avaient été conçus vers la fin de la Commission Juncker. Avant la formation de la Commission von der Leyen, donc avant l’apparition de la politique du Green Deal. En décembre 2019, la Commission von der Leyen obtient l’accord du Conseil européen pour s’engager sur un objectif européen ambitieux pour 2050 : « Zéro Emissions Nettes ». En mars 2020, la Commission produit un projet de première loi européenne « Climat », qui liera tous les Européens à notre nouvel objectif commun et contraignant pour 2050. La Commission esquisse alors un nouvel objectif 2030, directement relié au « Net Zéro » contraignant en 2050. La cible d’émissions pour 2030 passe de 40 % à 50-55 %. En septembre 2020, la Commission propose enfin d’en venir aux seuls 55 %, plus ambitieux, mais qui cadrent bien mieux avec le projet européen de Green Recovery – désormais soutenu partout : Agence Internationale de l’Energie, Banque Centrale Européenne, et Fonds Monétaire International. Le Conseil accepte. Tandis que le Parlement européen préfère encore plus : 60 %. Si le Conseil bloque ce nouveau plafond, ce serait donc 55 %.

Heureusement que les deux autres objectifs européens (renouvelables et efficacité) sont facultatifs pour les Etats membres. Puisque les valeurs arrêtées en 2018 pour l’horizon 2030 (32 % pour les renouvelables et 32,5 % pour l’efficacité) ne garantissent plus d’atteindre le nouvel objectif commun impératif de 55 % de réduction des émissions en 2030.

III-2-2 La gouvernance Union / Etats membres.

Quand les objectifs européens contraignants, décennaux et multi-décennaux, bougent autant en si peu de temps, c’est la gouvernance qui revient au cœur de la faisabilité de la politique européenne. Cette gouvernance des politiques de transition énergétique est faite d’au moins deux dispositifs. L’un est formel : c’est le nouveau dispositif institutionnel créé pour l’Union de l’Energie. L’autre simplement de fait : ce sont les ressources incitatives mobilisables par la Commission.

  • La gouvernance formelle : les institutions de l’Union de l’Energie

L’Union de l’Energie a été pour la Commission Juncker ce que le Green Deal est à la Commission von der Leyen : un projet politique central. Une des principales caractéristiques de l’Union de l’Energie vient de ce que les Etats membres, activant le Conseil européen, ont supprimé les objectifs obligatoires de renouvelables pour 2030 au niveau de chaque Etat. L’Union a son propre objectif contraignant pour les renouvelables, mais pas les Etats membres. Comment cela peut-il fonctionner ? Premièrement, les objectifs d’émission (pour 2030, et puis pour 2050) sont toujours contraignants pour tous, à la fois pour l’Union et pour les Etats membres, et il existe un Règlement européen pour calculer des objectifs nationaux d’émission contraignants. La Commission peut donc évaluer le rôle vraisemblable que joueront les renouvelables et l’efficacité énergétique chez les Etats membres pour atteindre les objectifs nationaux contraignants d’émission. Deuxièmement, une loi européenne nouvelle assez stricte (c’est un Règlement) crée un nouvel instrument de guidage souple des choix nationaux de « cuisine énergie & climat ». Ce sont les Plans Nationaux Energie & Climat. Ils sont obligatoires[2] : chaque pays doit soumettre le sien à la Commission. Ils visent tous un objectif décennal (pour toutes les années 2021 à 2030), avec actualisation annuelle et biennale. Ils doivent être agréés par la Commission, qui peut demander des modifications et émettre des objections. Ils seront tous réévalués, individuellement et collectivement, en 2023. La Commission se réservant le droit de revenir avec des propositions nouvelles, si cette décentralisation « sous surveillance centrale » ne fonctionne pas pour atteindre les objectifs centraux contraignants pour 2030. Ce dispositif nouveau, souple mais périlleux, sera bien sûr jugé aux résultats. Les pouvoirs directs de la Commission pour prévenir ou empêcher les dérapages semblent limités à des formes d’admonestation. Mais, il y a aussi la gouvernance informelle…

  • La gouvernance informelle : les ressources incitatives et l’accès aux fonds européens

550 milliards d’euro ont été fléchés dans les ressources « budget ordinaire et de sortie de crise ». Ces fonds seront tous gérés comme le budget européen : à partir d’allocations de ressources contrôlées par la Commission. Certes les pays membres auront l’initiative des propositions, mais la Commission a le contrôle de l’effectivité des programmes de dépense.  Il s’y ajoute d’autres programmes de financement, activés de différentes manières : le programme InvestEU, qui se combine à l’initiative privée ; le fonds Innovation & Modernisation abondé par la vente de quotas d’émission ; la labellisation directe de Projets d’Intérêt Commun Européen ; et l’action propre de la Banque européenne d’investissement. Un immense jeu informel de « Donnant – Donnant » entre les autorités européennes et les autorités nationales.

III-2-3 Les jumeaux de la mise en œuvre concrète « Marché unique / Réseaux régulés »

Notre panorama arrive ici à la pièce maitresse des politiques européennes de l’énergie depuis 1996 : la coordination entre l’opération des marchés et l’opération des réseaux.

Premièrement, avec un objectif d’émissions à -55 % pour 2030, la part des énergies renouvelables dans l’ensemble de la consommation européenne d’énergie devrait atteindre au moins 38 % / 40 % en 2030 ; et cette part dans le secteur électrique environ 67 %. Avec peut-être 60 à 70 GW d’éolien maritime en 2030. Comment fonctionnera un système électrique très massivement « renouvelables », aux 2/3 ? Quelles nouvelles règles d’opération des différents marchés : jour pour le lendemain ; intra-journalier ; équilibrage en temps réel ? Quelles nouvelles règles d’opération du système (ou du « Système de systèmes ») et des réseaux, transmission et distribution, transmission nationale et paneuropéenne ? Quelle nouvelle planification européenne, ou régionale, des réseaux ? Quels nouveaux réseaux, maritimes et terrestres, pour 60 ou 70 GW d’éolien maritime ?  Tout ceci doit être recherché, débattu, expérimenté et, enfin, mis en œuvre. A nouveau ce seront les dispositions concrètes de mise en œuvre qui délivreront les résultats tangibles de la politique européenne[3]. De surcroit, il faut aussi prévoir, imaginer les « nouveaux modèles d’affaire » correspondant à ces politiques radicales de transition[4]. Et les combiner de manière proactive à l’extension des processus de digitalisation de la production, de la consommation, et des échanges ; à l’intensification de cette digitalisation ; et à l’apparition de nouveaux écosystèmes, comme ceux que permettent déjà les « plateformes digitales »[5] d’échange.

Deuxièmement, l’étape de transition radicale dans laquelle nous entrons, en Europe, n’est pas qu’une affaire de transformation du secteur électrique existant. Aussi formidables que soient l’objectif européen implicite de 67 % d’électricité « renouvelables » dans 10 ans, et la création d’un « Système interactif des systèmes électriques », deux autres transformations à venir sont inouïes.

~ L’une est l’électrification de nouveaux usages. La plus connue est la mobilité transformée par les véhicules électriques (vélos, motos, automobiles, utilitaires). Un objectif de 15 % d’automobiles électriques en Europe ferait 2,2 millions de V.Es vendus en 2030, avec 132 GWs de batteries embarquées. Comment cet objectif d’équipement du transport se combinera-t-il aux politiques internes du secteur électrique ? Qui fera quoi, et quand, pour l’équipement en stations de rechargement, pour leur interopérabilité transfrontalière, pour la tarification des recharges ? Pour l’adaptation des réseaux électriques ? Pour promouvoir des interactions « intelligentes » entre le fonctionnement interne des systèmes électriques et le potentiel de flexibilité des recharges de véhicule ? Sont-ce principalement des politiques commerciales privées : offre / demande ? Ou des services publics locaux, urbains ou ruraux ? Ou des politiques nationales financées par des aides d’Etat ? Ou une politique européenne d’équipement transfrontalier et d’interopérabilité généralisée ? Ici encore, ce sont les mises en œuvre qui feront les résultats concrets.

~ L’autre révolution, au-delà du secteur électrique d’aujourd’hui, est la production de « molécules vertes, ou bas carbone » pour décarboner d’autres usages. Où l’électricité n’est pas fonctionnelle : besoin d’une matière première (usages du méthane, de l’hydrogène, de l’ammoniac …), ou d’une source de chaleur massive (comme pour faire du ciment ou de l’acier). Depuis la parution cette année du livre vert allemand « Politique nationale hydrogène » et d’une esquisse par la Commission, toute l’Europe bruisse de projets nationaux ambitieux (Allemagne, Pays-Bas, Danemark, France, Espagne, Portugal, etc.) entre 5 et 30 milliards d’euro chacun. L’Europe laisse la main aux initiatives nationales, autonomes ou bilatérales. Et bien au-delà : l’Allemagne a déjà signé un accord de coopération « Hydrogène » avec … l’Australie. La promesse de financements européens généreux de sortie de crise, et la levée des restrictions aux aides d’Etat de la part de la Commission, créent un nouveau terrain d’aventures et d’expérimentation. Pour l’instant exclusivement d’initiative nationale. Pour combien de temps, et sur quelles dimensions (production, importation, transport, distribution) ? Il serait étonnant qu’une marchandise, comme l’hydrogène, échappe pour toujours à la création d’un marché intérieur européen ouvert, à la régulation des monopoles de réseaux, aux règles d’homologation des produits étrangers importés, etc. La Commission doit faire des premières propositions en 2021. La production d’hydrogène « vert », à partir d’électricité renouvelable, pose déjà des questions directes aux règles « Marchés/Réseaux » actuelles du secteur électrique. Une production substantielle d’hydrogène vert en Europe n’est pas envisageable sans politique rationnelle de coordination entre le secteur « Hydrogène Vert » naissant et le secteur électrique des renouvelables. La nouvelle politique européenne d’« intégration des secteurs », qui avait surtout été conçue pour mieux coordonner le secteur gazier et le secteur électrique  dans un optique de transition énergétique efficace et économe, doit étendre son optique d’intégration intersectorielle au nouveau secteur naissant de l’hydrogène.

III-3 Le volet climat. Il serait logique d’aborder ici la politique européenne de « prix du carbone » 2020-2030 car, au niveau d’ambition de nos réductions d’émissions pour 2030 (-55 %) et pour 2050 (Net Zéro), le coût du carbone devrait prendre une place centrale dans toute la sphère économique européenne : dans toutes les décisions d’investissement, d’opération, et d’usage. Mais cela demanderait l’équivalent d’un article supplémentaire. Une autre branche des grandes politiques européennes nouvelles est celle d’une taxe d’ajustement « carbone » aux frontières de l’Union, qui permettrait aux unités économiques européennes de tenir la concurrence mondiale avec les économies étrangères faiblement décarbonées. Une autre traiterait de la finance « verte », avec homologation de produits financiers « garantis verts ». Une autre encore s’attacherait à l’évaluation complète des risques climatiques dans les bilans des sociétés européennes cotées, avec un chiffrage des impacts sur la valeur des actifs, etc. La troisième étape en cours de la transition européenne commune n’a pas encore intégré tous les aspects des politiques de l’énergie et des politiques climatiques en un seul ordre intégré.

[IV] Conclusion générale

La Commission n’a pas beaucoup de pouvoirs exécutifs directs, ni pour produire des décrets d’application des lois européennes, ni pour mettre directement en œuvre les politiques européennes à partir de ses propres administrations. La Commission ne peut, pas davantage, compter sur aucune majorité préétablie au Conseil européen ou au Parlement européen.

Toutes les grandes politiques européennes de l’énergie doivent donc recueillir l’accord exprès d’une grande majorité des Etats membres et du Parlement européen, pour pouvoir être définies comme des politiques européennes communes. Mais aussi trouver un assentiment, un consentement, d’une forme ou d’une autre, pour être mises en œuvre par les administrations nationales.

L’ampleur des compromis et des délais nécessaires à la création de toute politique européenne de l’énergie pourrait faire penser que rien de grand n’en sortira jamais. Ce serait une grave erreur. Car c’est tout le contraire. Le système européen, souple et pragmatique, articulant continûment le niveau national des Etats membres et le niveau européen, organisant un dialogue permanent entre le Conseil, la Commission, et le Parlement, a produit des politiques de l’énergie très avancées, toujours sans équivalent ailleurs jusqu’à ce jour.

Dans le monde occidental, ni les USA, ni le Canada, ni l’Australie ne sont encore parvenus à créer des systèmes complets de marchés ouverts de taille continentale, à la fois pour le gaz et l’électricité. Ni, bien entendu, à adapter les marchés existants à des objectifs forts et croissants de transition énergétique commune. Dans le monde asiatique, ni l’Inde, ni la Chine, ni le Japon n’en sont encore arrivés au niveau où nous, les Européens, agissons. L’Union européenne existe et prend des décisions. Ce ne sont jamais de belles grandes décisions « à la française » (comme nos magnifiques jardins paysagers du XVIIIe siècle), bien que ce soit de belles grandes décisions par leur ampleur et leur impact. Et il n’y a pas (ou pas encore : Chine, USA …) d’autre système d’action commune de grande taille qui fasse tout mieux ou plus vite que nous. Souvent les Européens n’en sont pas conscients. Et, sur ce point, les Français sont bien trop souvent des Européens comme les autres …

Reste une faiblesse inhérente au système décisionnaire européen que le Brexit a cruellement souligné, et que le véto récent de la Hongrie, de la Pologne et de la Slovénie sur notre budget 2021-27 a ravivé. Il n’existe pas de pouvoir commun, législatif et exécutif, cohérent et fort à l’échelle européenne. Toute crise nationale vigoureuse peut déboucher sur une crise européenne sérieuse. Toute crise européenne sérieuse peut bloquer la définition ou la mise en œuvre des politiques communes. L’Union européenne est en tête des puissances mondiales pour la pertinence de ses politiques de transition énergétique … pour autant que les Etats membres consentent toujours à s’y intéresser, et à y investir leurs ressources économiques et politiques. Dans la période actuelle de crise économique géante et de tensions politiques intraeuropéennes aigües, il n’existe aucune garantie incontournable que nos objectifs communs de transition énergétique pour 2030 seront sérieusement mis en œuvre.


[1] Je suis moi-même membre de la coopérative solaire parisienne ENERCITIF.

[2] Et doivent couvrir chacune des 5 dimensions fondamentales de l’Union de l’Energie : 1° Sécurité d’approvisionnement ; 2° Intégration complète du marché intérieur de l’énergie ; 3° Efficacité énergétique ; 4° Décarbonation ; 5° Recherche, innovation et compétitivité.

[3] Voir mon article introductif aux politiques de “Sorties de crise vertes”, Université d’Oxford, juin 2020  https://cadmus.eui.eu/handle/1814/67754 ; et un autre en coopération sur les politiques européennes de l’énergie après le Covid-19 : https://cadmus.eui.eu/handle/1814/66878

[4] Voir mon article introductif aux nouveaux modèles d’affaires, juin 2020  https://www.europeanfiles.eu/energy/smart-integration-requires-and-favours-new-business-models . Et le chapitre de mon Handbook à paraître en 2021. https://cadmus.eui.eu/handle/1814/63445

[5] Les plateformes digitales ne sont plus aujourd’hui un avenir du système électrique, mais déjà son avant-garde bien vivante et remuante. Voir mes articles « Digitalization » et « Peer-to-Peer », 2019 et 2020. https://cadmus.eui.eu/handle/1814/59044  et https://cadmus.eui.eu/handle/1814/68542

Jean-Michel Glachant