Les comptes publics sont établis selon plusieurs catégories de référentiels : comptabilités budgétaires, comptabilité générale et comptabilité nationale[1]. La comptabilité générale, directement inspirée de la comptabilité d’entreprise, occupe une place particulière dans ce dispositif car elle est plus complète que les comptabilités budgétaires et est souvent une source pour la comptabilité nationale. Elle est néanmoins mal connue. Son résultat comptable diffère du solde budgétaire comme le montre l’encadré suivant, tiré des comptes de l’État 2019.[2]
Tableau de passage entre le solde budgétaire et le résultat de comptabilité générale.
Pour 2019, le solde budgétaire est de -93 mds € et le résultat comptable de -85 mds €, soit un écart de 8 mds € qui se décompose en trois catégories d’opérations. D’abord les dépenses et recettes budgétaires qui ne sont pas comptabilisées comme charges et produits en comptabilité générale. Il s’agit surtout de dépenses d’acquisitions d’immobilisations qui représentent 14 mds. On trouve ensuite des charges et produits qui ne sont pas des opérations budgétaires (en particulier les dotations aux amortissements, provisions et dépréciations). Cela représente 4 mds à déduire de l’écart constaté. On trouve enfin des opérations qui sont enregistrées en comptabilité budgétaire et en comptabilité générale mais selon des règles différentes. Cela concerne essentiellement les impôts et taxes, pris en encaissement en comptabilité budgétaire et en « droits constatés » en comptabilité générale. Le solde représente 2 mds. On a ainsi 8 = 14-4-2. Il faut cependant noter que ces 2 mds sont un solde entre des corrections qui portent sur 13 mds en recettes et 15 mds en dépenses et qu’il subsiste de sérieuses difficultés pour comptabiliser les produits fiscaux en appliquant pleinement le principe des droits constatés. L’écart constaté est donc difficile à commenter.
Rappelons que la comptabilité générale a été mise en place dans l’idée qu’elle pourrait améliorer la gestion publique en s’inspirant de celle des entreprises. La question des limites de l’application du modèle comptable aux finances publiques concerne donc d’abord la comptabilité générale. Elles ont deux causes principales : la nature même de la comptabilité générale et sa difficulté à traiter les caractéristiques les plus importantes des entités publiques.
Les limites de la comptabilité générale
La comptabilité générale (considérée comme équivalente d’« accrual accounting », ou « en droits constatés ») est constituée pour fournir aux tiers des données sur le patrimoine (ou la situation financière, voir encadré ci-dessous) et le résultat d’une entité, nécessaires à l’appréciation des conséquences des opérations que ces tiers effectuent, ou pourraient effectuer, avec cette entité. Fournir de telles données suppose deux préalables : définir la nature de l’entité à laquelle s’appliquera la comptabilité et celle des évènements qui détermineront la situation financière.
Les acquis de la comptabilité générale concernant le bilan de l’État.
Avant son développement depuis 2006 certains postes étaient déjà connus. Il existait depuis longtemps un compte de la dette publique tenu selon des règles assez proches des règles actuelles. Les immobilisations financières étaient également enregistrées depuis les années 80, ainsi que la trésorerie. Les enrichissements de la comptabilité générale portent sur les actifs non financiers : les immobilisations incorporelles (30 mds), corporelles (510 mds) les stocks (28 mds), les dépréciations de créances qui passent de 129 mds en brut à 93 en net. Du côté du passif, on ajoute à la dette financière (1846 mds) des dettes non financières (269 mds) et des provisions pour risques et charges (126 mds).
Cette comptabilité a été développée pour les entreprises, considérées comme des personnes morales[3] chargées de la mise en œuvre d’un capital apporté par des associés en vue d’en tirer un profit. La situation financière qui définit le périmètre de la comptabilité est, à l’origine, constituée par ce capital. Les droits et obligations qui sont repris sous forme d’actifs et de passifs sont ceux qui affectent ce capital et ses détenteurs. Les évènements, comme les externalités, qui n’impactent pas ces droits et obligations ne peuvent être comptabilisés dans le bilan.
La référence au capital est essentielle pour construire les catégories fondamentales du bilan : actif, passif et fonds propres. Que l’objectif soit de mesurer sa rentabilité financière ou le niveau des garanties qu’il représente pour les tiers, l’objet est de mesurer son évolution au cours des exercices comptables successifs. L’actif représente le capital productif, contrepartie du capital investi porté au passif dans les fonds propres. Le passif externe représente les droits des tiers sur le capital. Le modèle comptable repose sur l’hypothèse d’une cohérence complète entre ces deux visions du capital. Il ne représente pas l’entreprise au sens large mais les droits et obligations des porteurs de parts.
La spécificité des comptes publics
La transposition de la comptabilité d’entreprise soulève plusieurs questions : Pourquoi partir de cette comptabilité ? Comment définir les entités comptables dans la sphère publique et comment définir un patrimoine équivalent d’un « capital » ? Comment traiter la question du dépassement du bilan ?
Pourquoi recourir à la comptabilité générale ?
On peut donner une justification technique à ce recours en constatant les insuffisances de la comptabilité budgétaire qui est une comptabilité de caisse. Combler ces insuffisances implique d’utiliser un système permettant l’enregistrement de tous les évènements affectant l’entité, y compris ceux qui ne sont pas autorisés ou prévus par le budget. Cette extension appelle naturellement la référence à la comptabilité générale et peut difficilement être contestée. La comptabilisation des actifs immobiliers, des charges à payer, la correcte évaluation des créances, le provisionnement des risques et l’amortissement des immobilisations, … sont des progrès évidents dans la connaissance de la situation des entités publiques et dans la possible amélioration des outils de gestion.
Cependant ces progrès portent sur des éléments qui ne sont pas spécifiques au secteur public et la logique d’une référence technique à la comptabilité générale ne permet pas d’aller plus loin. Ainsi, si la fiscalité est traitée par l’inscription de créances sur les contribuables, la ressource correspondant au droit de lever l’impôt est ignorée en tant que telle. De même les engagements liés aux droits sociaux ne sont comptabilisés que lorsqu’ils correspondent à des dettes exigibles au titre d’un exercice, l’engagement de maintenir un système de protection sociale ne pouvant pas être reconnu comme un passif. Le domaine public n’est appréhendé que par les taxes et redevances perçues lors de son utilisation.
Dépasser une justification technique devrait conduire à poser la question de l’équivalent du capital : que doit-on valoriser ou préserver et pourquoi ? Mais ces questions ne sont presque jamais posées. Certains semblent considérer qu’il n’existe pas de différences profondes entre l’actif net d’une entreprise, qui représente ses fonds propres, et l’actif net obtenu en enregistrant des actifs et des passifs des entités publiques, ignorant que définir la situation financière uniquement comme différence entre des actifs et des passifs condamne à un raisonnement circulaire. Pour les entités publiques qui n’ont pas été créées par une dotation initiale, le « capital » n’existe que sous la forme d’un actif net constitué en cours de vie et ne représente pas des droits ou des garanties d’associés ou de tiers. L’actif net n’est donc… qu’un actif net ! Faute de proposer une définition d’un « capital public » le discours justifiant le recours à la comptabilité d’entreprise par des assimilations plus ou moins directes entre gestion publique et gestion privée reste donc une posture idéologique.
La nature des entités comptables publiques et la notion de capital public
Les entités comptables sont supposées autonomes : elles doivent contrôler leurs actifs et passifs ; c’est une condition première de l’enregistrement de ces éléments dans le bilan.
Cette question s’est posée pour les entreprises avec l’apparition des groupes et a été résolue par la consolidation ou la combinaison. La situation de certaines entités publiques peut évidemment relever de ces problématiques. Mais il existe une raison plus spécifique d’interroger le concept d’autonomie dans le cas des entités publiques. Elles sont toutes, bien qu’à des degrés divers, sous la dépendance d’un principe de souveraineté, dont on peut retrouver des éléments ou des délégations de compétence dans certaines d’entre elles, mais qu’aucune ne porte complètement. L’État, même dans une conception très large, n’est pas le « souverain », il ne décide pas des droits et obligations qui sont traduits dans les politiques publiques. Les entités publiques sont des organes d’exécution de la volonté du souverain. En ce sens, leur autonomie est limitée à la fois dans les moyens dont elles disposent pour accomplir leur mission et dans les obligations qui pèsent sur elles. Ces limites peuvent être ignorées lorsqu’il s’agit d’enregistrer les actifs et passifs non spécifiques (immobilier, créances, dettes…). Elles constituent une question centrale dès lors qu’il s’agit de traiter des moyens et des obligations spécifiques de l’action publique (droit de lever l’impôt, nature du domaine public, obligations de fournir ou de maintenir des biens ou des services publics…).
Le fait que, pour les entités comme les États, l’actif net soit structurellement et massivement négatif indique bien, soit qu’il est incomplet, soit que le mode de fonctionnement des entités publiques ne repose pas sur son maintien ou sa valorisation, ni que les tiers y attachent une importance primordiale (sinon comment expliquer la coexistence du « privilège du dollar » avec l’actif net négatif abyssal du gouvernement des États-Unis ?).
L’utilisation de l’annexe pour traiter les éléments spécifiques
Au-delà des droits et obligations effectifs comptabilisés au bilan, l’annexe peut fournir des informations sur des éléments éventuels. Les engagements de verser des prestations en espèces à des bénéficiaires, dès lors qu’ils remplissent certaines conditions, pourraient être rangés dans cette catégorie et il est souvent possible d’estimer avec une bonne fiabilité le montant des engagements correspondant aux droits « acquis » à la date de clôture, en supposant une poursuite des dispositifs. C’est d’ailleurs ainsi que la comptabilité générale présente les engagements de retraite des fonctionnaires de l’Etat en annexe (voir encadré ci-dessous).
Engagements de retraite relatifs au régime de la fonction publique d’État.
Pour les fonctionnaires d’État l’engagement est évalué fin 2019 à 2265 mds € avec un taux d’actualisation de -0,72 %. Pour mémoire l’INSEE a fourni des évaluations des engagements de retraite pour 2015 avec un taux de 3 % fixé par Eurostat pour tous les pays européens. Pour la fonction publique d’État l’engagement était de 1160 mds (et de 6948 mds pour les autres régimes obligatoires). Dans la comptabilité générale de l’État (CGE) 2015 le chiffre pour les fonctionnaires d’État était de 1535 avec un taux de 0,18 %. Ce chiffre a été révisé à la suite d’un changement de modèle présenté dans le CGE 2016 et est passé à 1838 mds, toujours fin 2015 et sans changement de taux. Ces différences illustrent la grande sensibilité de ces données aux taux et aux modèles et expliquent, au-delà des arguments conceptuels, la réticence à les intégrer dans les bilans.
Ces « engagements » résultent bien d’événements passés. Pour les qualifier de passifs éventuels il faut déterminer si leur existence future dépend d’événements futurs incertains qui ne sont pas sous le contrôle de l’entité. C’est là que se situe la principale difficulté : tout dépend du choix de l’entité à laquelle on se réfère et de la façon dont elle fonctionne. Dans la plupart des cas, les entités chargées de verser les prestations fonctionnent selon un principe de répartition et/ou sous un régime d’autorisations budgétaires. La possibilité de verser les prestations futures est liée à des décisions qui seront prises dans les exercices suivants, à un niveau qui n’est pas celui de ces entités. Les évènements qui rendront effectifs l’obligation de verser les prestations ne sont donc pas sous leur contrôle et les « engagements » pourraient être qualifiés d’obligation éventuelle.
Mais une obligation éventuelle « de qui » ? Lorsqu’une entreprise donne une garantie c’est bien elle qui décide de prendre l’engagement, alors que dans le cas d’un système de retraite obligatoire fonctionnant par répartition ce n’est pas la caisse chargée de verser les retraites qui a créé le système et qui a pris les « engagements » correspondants. L’assimilation de ces « engagements » à des obligations potentielles est donc assez formelle et présente l’inconvénient de créer une ambiguïté sur le périmètre de responsabilité des entités dont on fait les comptes.
Enfin et surtout, l’adoption de ce traitement poserait le problème de son extension aux actifs éventuels. Si les engagements de verser des prestations dans le futur doivent être considérés comme des passifs éventuels, pourquoi ne pas traiter les revenus futurs en actifs éventuels ? La solution de considérer les éléments spécifiques comme des éléments éventuels conduirait à intégrer dans l’annexe des estimations de flux futurs. Il s’agit de montants considérables qui ne peuvent être introduits subrepticement sous le couvert d’une analogie formelle.
Conclusion
Le développement d’informations sur les finances publiques pour tenter de combler l’écart entre les attentes et ce qui est actuellement produit est une condition nécessaire pour que ces informations soient plus utilisées dans le débat public. Cela conduit soit à préciser le rôle de l’outil comptable en reconnaissant qu’il s’applique de manière dégradée au niveau des entités publiques, soit à repenser le modèle comptable en redéfinissant les notions d’actif et de passif afin d’y intégrer les spécificités publiques.
Mots-clés : finances publiques – comptabilité – déficit – dette
* Cette tribune est un résumé d’un article à paraître en version française dans la Revue française de finances publiques et en version anglaise dans le Journal on budgeting de l’OCDE. Ces deux publications seront disponibles début 2021.
[1] Ces différentes dimensions sont présentées dans l’ouvrage « Les comptes publics : objet et limites », Sébastien Kott, Jean-Paul Milot, LGDJ collections systèmes, décembre 2019.
[2] Voir : https://www.performance-publique.budget.gouv.fr/budget-comptes-etat/comptes-etat/essentiel/s-informer/comptabilite-generale-etat#.X5hPC0eg9PZ
[3] Les normes comptables ne se réfèrent pas à la personne morale mais parlent d’une entité comptable. En pratique l’entité comptable est une personne morale, sauf cas exceptionnels.
- Les limites de la comptabilité générale appliquée aux comptes publics* - 7 décembre 2020
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