L’Europe contemple le débat britannique avec un mélange d’admiration (pour le respect des règles de la Chambre des Communes) et de commisération (pour l’improductivité complète de ces votes multiples, tout au moins au jour de l’écriture de ce compte rendu). On entend revenir les critiques de l’inefficacité des procédures démocratiques…

Un article de trois professeurs britanniques*, spécialistes de théorie des Jeux et d’économie politique, a le mérite de décrire sur cet exemple du Brexit, des moyens concrets de rendre plus efficace le vote démocratique en intégrant la dimension de jeu qu’intègre tout mécanisme de vote.

On peut décrire le vote comme un moyen d’amener les votants à révéler leurs préférences, de façon à obtenir le résultat qui respecte le mieux les préférences majoritaires.

S’il s’agit de trancher entre deux solutions, un vote unique suffit. S’il y a plus de solutions, c’est plus difficile. Un vote unique va facilement donner la victoire à une solution très minoritaire qui ne l’aurait emporté sur aucune autre dans un vote bilatéral : la grande majorité des votants sont frustrés. Différentes techniques ont donc été inventées, plus ou moins complexes. En simplifiant beaucoup l’article, on se concentrera sur la pire et sur la meilleure.

La pire solution est un vote successif sur chaque option. C’est la pire, parce qu’elle n’amène de résultat que si une solution écrase véritablement toutes les autres. Sinon (et c’est toujours le cas dès qu’il y a trois ou quatre solutions en concurrence) chacune séparément réunit contre elle tous ceux qui espèrent une autre solution et est lamentablement mise en minorité. C’est pourtant la solution que réinventent régulièrement des assemblées démocratiques : l’auteur nous rappelle que c’est ce mécanisme, qui, lors de la réforme de la Chambre des Lords, a éliminé une par une les 8 solutions en concurrence ; et c’est à nouveau ce mécanisme que nous avons vu à l’œuvre pour le Brexit, quand aucune des solutions proposées successivement au vote de la Chambre n’a pu obtenir une majorité.

La meilleure solution a été inventée il y 250 ans par le marquis de Condorcet, et voit s’affronter deux par deux toutes les solutions. La solution gagnante est celle qui l’emporte bilatéralement sur chacune des autres. Oublions les cas gênants (le fameux paradoxe de Condorcet, quand il n’y a pas de gagnant ; ou le cas avec plusieurs gagnants) pour introduire à ce stade la question du jeu.

Le votant naïf vote en fonction de ses préférences, et le système de Condorcet va bien fonctionner. Mais le votant calculateur va se rendre compte qu’il peut biaiser le vote en votant, non pas en fonction de ses préférences sur chaque solution, mais en fonction de son objectif final. S’il a une idée des solutions fortes susceptibles de menacer « la sienne », il va systématiquement voter contre elles dans les votes bilatéraux, et au contraire renforcer des solutions dont il sait qu’elles ne gagneront jamais. Et alors, Condorcet ne fonctionne plus. C’est agaçant, mais incontournable : personne dans une démocratie ne peut être forcé à voter d’une certaine manière.

Est-on alors dans une impasse démocratique ? Non, car la théorie des jeux décrit un autre mécanisme de vote qui permet de découvrir le gagnant de Condorcet, sans passer par le mécanisme de Condorcet. Il suffit d’organiser une série de votes entre les solutions, en éliminant à chaque fois celle qui a obtenu le plus mauvais résultat. Comment les votants calculateurs sont-ils ramenés à la naïveté ? Justement parce qu’ils sont calculateurs. Quand il n’y a plus que deux solutions, et si le gagnant de Condorcet est parmi elles, il va bien sûr gagner. Mais alors, au tour précédent, les votants en faveur du gagnant de Condorcet comprennent qu’il faut absolument amener leur solution en finale, et ils votent pour elle plutôt que de voter à plusieurs bandes. Et le même raisonnement peut être reproduit en remontant à chaque fois d’un tour.

Le processus démocratique est-il sauf ? Pas complètement, car si les votants s’avisent de voter dans ce système de façon naïve, on se retrouve dans le cas du problème du vote à un tour : le gagnant Condorcet peut très bien être éliminé d’emblée ! Avec un humour très british les auteurs conviennent qu’il est difficile d’imaginer les députés en votants naïfs, mais qu’il est peut-être extrême de poser qu’aucun d’entre n’est naïf : il y a un mélange, de proportions inconnues.

Les théoriciens des jeux électoraux sortent alors de leur chapeau l’arme absolue : une combinaison des deux systèmes, avec un processus de Condorcet plusieurs fois de suite, en éliminant à chaque tour la ou les solutions qui ont obtenu par paires les plus mauvais résultats.

Les auteurs reconnaissent la complexité du dispositif, surtout s’il faut l’appliquer par referendum, mais semblent penser que c’est faisable au niveau de la Chambre des Communes.

Le lecteur reste partagé entre son admiration du raisonnement, et son doute quant à sa mise en œuvre. Car, ce que révèle le débat britannique sur le Brexit, c’est moins un manque d’imagination sur la façon de voter qu’un refus collectif de chercher un compromis. Et alors, pourquoi le compromis, introuvable sur le Brexit, émergerait-il sur une façon révolutionnaire de voter ?


*« Breaking the Brexit impasse: achieving a fair, legitimate and democratic outcome », par Toke Aidt, Jagjit S. Chadha and Hamid Sabourian, National Institute Economic Review No. 247 February 2019