Cet article, résumé d’un dossier très complet paru en octobre dernier dans l’édition 2018 de « L’économie française – Comptes et dossiers »[1], aborde des problèmes fondamentaux pour les statistiques macro-économiques.
Comment peut-on encore calculer un Produit Intérieur Brut dans un monde dominé par les multinationales ? Comment prendre en compte, dans un indicateur censé mesurer la croissance, une économie numérique basée sur la gratuité et une accélération inconnue jusqu’alors des nouveaux produits ? Le PIB est-il obsolète ? Faut-il inventer de nouveaux indicateurs ?
Didier Blanchet amorce des réponses tout en relativisant les choses. Nous espérons que son papier sera l’occasion d’ouvrir un débat dans nos colonnes.
L’année 2019 va marquer le dixième anniversaire du rapport de la commission Stiglitz-Sen-Fitoussi sur la mesure de la performance économique et du progrès social. Ces dix années ont aussi été celles de l’après-crise, avec de nouvelles raisons d’interroger la pertinence de la comptabilité nationale. L’idée que le PIB surestimerait la hausse réelle du pouvoir d’achat et plus encore celle du bien-être était l’un des présupposés du rapport. Elle est de nouveau très présente en ce début d’année 2019. Une bonne part de l’opinion publique ne se contente pas du message que le pouvoir d’achat a fait du surplace depuis la crise, elle considère qu’il aurait plutôt régressé. Mais l’après-crise a aussi vu ressurgir le soupçon symétrique, celui d’une sous-estimation de la croissance. Il avait été incarné aux Etats-Unis dans les années 1990 par le rapport Boskin et par le paradoxe bien connu de Solow : des partages volume-prix supposés incapables de bien prendre en compte la part de la croissance qui passe par le renouvellement et la montée en gamme des produits, des ordinateurs présents partout sauf dans les statistiques de productivité. Les mêmes interrogations s’appliquent aujourd’hui aux biens et services issus de l’économie numérique, et d’autant plus que beaucoup d’entre eux sont des produits apparemment gratuits, donc en principe hors du champ de la comptabilité nationale. La thèse est que la croissance serait toujours là, mais sous des formes inédites qui échappent de plus en plus aux radars des comptables[2].
Il s’y ajoute les effets de plus en plus visibles de l’internationalisation des firmes et le défi qu’elle représente pour le « I » de PIB. La production des entreprises multinationales est difficile à localiser, surtout lorsqu’elle mobilise des actifs intangibles dont l’attache peut évoluer très facilement pour tirer parti des écarts de fiscalité entre pays. Cette question interpellait depuis longtemps les comptables nationaux. Elle est devenue incontournable depuis la publication à l’été 2016 des chiffres de la croissance irlandaise[3] : une croissance hors norme de 26 % entre 2014 et 2015, liée à l’afflux vers le pays d’actifs immatériels de multinationales et des revenus générés par ces actifs. C’est la crédibilité générale de l’indicateur qui s’est trouvée une fois de plus affectée par cet épisode.
Que penser de toutes ces questions ? Chacune d’entre elles présente deux volets. Le premier est empirique, c’est celui de l’ampleur quantitative des biais. Ils sont par nature impossibles à mesurer. On peut néanmoins essayer d’en proposer des majorants et, en l’état actuel des évaluations, ils n’apparaissent pas de nature à fausser radicalement les messages portés par les comptes. Mais il y a aussi des problèmes conceptuels ou de communication sur les concepts. La question est de repréciser mais aussi éventuellement de réinterroger ce que mesure exactement la comptabilité nationale, et pour répondre à quels besoins[4] ?
L’affaire irlandaise
Commençons par les questions que soulève l’affaire Irlandaise, la façon dont elle remet en cause l’ensemble des usages traditionnels du PIB. On peut structurer le débat en identifiant trois principaux de ces usages : aider au pilotage à court terme de la politique macroéconomique –le PIB comme indicateur d’activité–, permettre d’évaluer la soutenabilité des dépenses publiques –le PIB comme proxy de la base taxable de l’économie– et enfin informer sur l’évolution des conditions de vie de la population. Il est clair qu’un indicateur évoluant comme l’a fait la croissance irlandaise de 2014-2015 ne remplit plus aucun de ces trois objectifs. Il n’informe plus sur la croissance locale de l’activité et encore moins sur l’évolution des conditions de vie de la population. Tout au plus pourrait-on arguer qu’il mesure encore l’évolution de la base taxable de l’Etat irlandais, mais cette mesure est en trompe-l’œil : ce potentiel taxable n’est dynamique que parce qu’il est peu taxé, il pourrait s’évaporer aussi vite qu’il est apparu si l’Irlande tentait de mieux l’exploiter.
L’institut statistique irlandais a cherché à remédier à cette situation en proposant un indicateur alternatif : un RNN*, qui est le revenu national net de la dépréciation de ces actifs immatériels. Son comportement est effectivement moins erratique puisque purgé des revenus qui repartent d’Irlande au profit des actionnaires non-résidents des firmes concernées, et purgé également de la part des profits non distribués qui sert uniquement à compenser la dépréciation des intangibles ayant afflué vers le pays. Les grands pays peuvent de leur côté se rassurer en calculant que ce qui pèse lourd pour l’économie irlandaise pèse beaucoup moins en pourcentage de leurs PIB. Du reste, il semble que cet afflux vers l’Irlande ait plutôt été originaire de petits paradis fiscaux, donc sans effet négatif en miroir sur la mesure de la production des autres grandes économies.
La situation reste néanmoins peu satisfaisante, du point de vue conceptuel comme en termes de communication. De deux choses l’une : soit le PIB reste l’indicateur phare de la comptabilité nationale et il faut qu’il ait un sens pour les grandes comme pour les petites économies, soit ceci n’est pas possible et il faut essayer d’évoluer vers d’autres indicateurs de référence.
Clarifier ce qu’on sait mesurer au niveau local : de la production, ou seulement des revenus ?
Risquons une position dans ce débat, en disant que la mondialisation interroge effectivement la prétention à mesurer une « production intérieure », avec la connotation physique qu’elle continue de porter, et que ceci doit pousser à revenir à la notion moins discutable de revenu issu de la production, celui que les différents pays tirent de manière durable ou passagère de leur insertion dans les chaines de valeur mondiale. On aura certes toujours besoin d’indicateurs de production mais force est d’admettre que la notion de production « en volume » est une construction conventionnelle fragile, et d’autant plus fragile que le processus de production est fragmenté ou fait coopérer des facteurs de production localisés en différents endroits.
Il s’agit là d’une difficulté déjà connue des comptables régionaux : lorsqu’une entreprise totalement française combine les activités d’un siège, de services administratifs, de centres de R et D et d’unités de fabrication répartis en différents endroits du territoire, il n‘y a aucun moyen théoriquement fondé de caractériser les parts du produit final de la firme qui sont « produites » en chaque point du territoire. Ce qu’on sait mesurer est uniquement la façon dont ces différents centres se partagent la valeur ajoutée globalement générée par la firme. Elle reflète au mieux des productivités marginales des facteurs localisés dans ces centres, mais en aucun cas des productions en niveau, et cette ventilation territoriale du revenu peut évoluer très fortement et très rapidement si une part croissante de ce revenu revient à des actifs intangibles à la localisation totalement arbitraire. L’affaire irlandaise est la transposition de ce problème au niveau transnational. Le fait que ce sont des revenus que l’on mesure est d’ailleurs déjà très bien rendu par l’expression de « chaine globale de valeur » : ce que nous mesurons est la création et éventuellement l’accaparement local de valeur, sans que des contreparties physiques soient systématiquement observables.
Le débat sur le choix des indicateurs pourrait effectivement gagner à repartir sur cette base. C’est bien le revenu qui constitue la partie vraiment tangible de ce que mesure la comptabilité nationale, et il est bien plus facile d’admettre qu’il puisse parfois avoir un comportement très volatil, tout particulièrement dans de petites économies. Cette volatilité est une réalité qu’il faut mesurer, pour ce qu’elle nous révèle des effets pervers du manque de coordination fiscale entre pays. Ce qui ne retire bien sûr rien à la nécessité d’indicateurs plus stables reflétant la part de ces revenus qui profite réellement aux populations et aux finances publiques locales : c’est en ces termes qu’il convient de lire la proposition de RNN* irlandais, sans présager de savoir s’il s’agit bien là de la piste à suivre in fine.
Les raisons du ciblage sur les flux monétaires, et la problématique des partages volume-prix
Cette focalisation sur une lecture « revenu » de la comptabilité nationale aiderait-t-elle à mieux répondre aux autres problèmes évoqués en introduction ? La réponse est positive pour au moins l’un d’entre eux, celui de savoir s’il faut ou pas intégrer au PIB nominal une mesure de ce qui est gratuit. Se référer à la notion de production n’aide pas à bien trancher ce débat, car la notion de production déborde naturellement cette frontière du monétaire : les choses ne sont pas moins « produites » lorsqu’elles le sont gratuitement que contre paiement. A contrario, la notion de revenu est monétaire par nature, et personne ne conteste l’intérêt d’indicateurs dédiés à cette composante monétaire du niveau de vie. Cette restriction au monétaire est par ailleurs cohérente avec les deux premiers usages du PIB qu’on a identifiés plus haut. Se limiter au champ du monétaire va complètement de soi si l’objectif est la mesure de la base taxable. Il se peut certes que l’émergence de services gratuits aide à améliorer le bien-être de la population, on l’espère même. Mais ce n’est pas cette forme de progrès économique qui aidera à assurer le service ou le remboursement de la dette publique. Et la régulation macroéconomique conjoncturelle vise avant tout à assurer des emplois rémunérés au plus grand nombre possible d’individus : la focalisation sur le monétaire se justifie là encore pleinement.
Quid alors du passage de ce revenu monétaire à un pouvoir d’achat en volume ? La question est celle de la capacité du revenu à procurer des paniers de biens rendant un service constant, avec des biens dont les prix et la qualité évoluent en permanence. Il s’agit là de la notion théorique d’indice de prix « à utilité constante » que les indices empiriques tentent plus ou moins de reproduire. Le fait que des biens en remplacent d’autres est le principal problème auquel se heurte cette mesure et il n’est pas neuf. Il n’est gérable que par hypothèses, par exemple par des approches de type prix hédoniques ou bien en supposant que les ratios de prix des générations successives de biens qui coexistent à une date donnée sont représentatifs de leurs utilités marginales relatives pour le consommateur.
Les résultats auxquels on parvient de cette manière sont forcément entachés d’une marge d’erreur, mais l’impact sur la mesure de la croissance globale est modéré par le fait que les postes concernés sont loin de représenter la majeure partie de la consommation et de la production. Diverses tentatives ont été faites pour donner des majorants du biais sur la mesure de la croissance. Elles concluent à au plus quelques dixièmes de points de croissance manquante, et cet écart ne se serait pas spécialement aggravé sur la période récente, car la problématique des nouveaux produits n’est pas nouvelle. Ceci écarte l’hypothèse que le ralentissement actuel de la croissance serait un simple artefact lié à une détérioration de la qualité des partages volumes-prix. Il n’y a pas de sujet quantitatif majeur, du moins à ce stade.
Le gratuit et la problématique plus large de niveau de vie « élargi »
Pourtant, là encore, les messages quantitativement rassurants laissent subsister des problèmes conceptuels et de communication. Ces débats sur la mesure de l’économie numérique réveillent les tensions qui ont toujours existé entre l’objectif affiché de mesure de la production et celui bien moins assumé de mesure du bien-être, ou tout au moins d’une composante de ce dernier. Le terme de prix hédoniques ou la référence aux indices de prix « à utilité constante » sont révélateurs de la position un peu ambiguë des comptables nationaux dans ce débat. On sait très bien que le PIB ne mesure pas le bien-être, il lui manquera toujours beaucoup trop de choses pour cela. Mais, en même temps, on voit bien, et les utilisateurs perçoivent bien, que la notion de « volume » est impossible à conceptualiser sans référence au concept économique d’utilité : on imagine mal une mesure de la croissance qui ne rende pas compte de ce que les nouveaux produits ajoutent à l’utilité du consommateur final. On est donc pris entre deux feux : il faut dire et répéter qu’on ne mesure pas le bien-être, tout en étant obligé d’admettre qu’on mesure quelque chose qui a à voir avec lui, mais sans façon simple de caractériser la chose en question.
Et ceci fait aussitôt revenir la problématique du gratuit. Avoir exclu ce dernier de la mesure du revenu nominal allait de soi. Mais le passage aux volumes ou au pouvoir d’achat donne inévitablement envie de le faire réapparaitre au dénominateur, car l’émergence de substituts gratuits à des biens ou services payants n’est qu’un cas extrême d’apparition de substituts meilleur marché que les produits d’origine : il n’y a pas de raison de la traiter différemment. Les indices de prix en tiennent d’ailleurs un peu compte. Dans le cas rare où c’est un bien existant qui devient gratuit, on enregistre bien une baisse de 100 % de son prix, pondérée par son poids initial dans le budget des ménages. Il y a aussi le fait que l’arrivée de nouveaux produits gratuits doit normalement tirer vers le bas les prix de leurs substituts payants, ce que les indices de prix prennent en compte. Mais ce ne sont que des réponses partielles. Faut-il envisager des traitements plus systématiques ?
La réponse à cette question est forcément oui dans l’absolu, mais pas forcément dans le cadre de la comptabilité nationale, car elle conduit à rouvrir l’ensemble des thèmes couverts par le rapport Stiglitz, qui avait convenu que la comptabilité nationale ne peut pas tout faire. Ce qui pose problème est que ces services numériques gratuits ne sont qu’une petite part d’un très grand nombre d’autres déterminants du bien-être pour lesquels on ne dispose pas non plus de signal prix et que le rapport avait discutés de manière très extensive. Il serait incohérent de multiplier les chiffrages de ces services numériques gratuits sans faire de même pour l’ensemble des autres déterminants non monétaires du bien-être. Leur prise en compte est le but de mesures du niveau de vie « élargi », qui sont la seule façon de vraiment départager entre ceux qui voient la croissance moins rapide ou plus rapide que le PIB ne la mesure, et qui ont peut-être raison chacun de leur côté pour des catégories distinctes de la population. C’est une démarche indispensable, il y a des cadres théoriques sur lesquels elle peut s’appuyer mais, en l’état, il ne peut s’agir que de travaux d’étude ou de recherche impossibles à faire passer dans le calendrier de production des comptes.
Au total, c’est dans un rôle intermédiaire que la comptabilité nationale se trouve donc obligée de rester, mais pas moins mobilisateur pour autant. Elle est avant tout un outil de mesure des revenus ou des flux monétaires entre agents, ainsi que de leurs patrimoines. Elle doit désormais le faire en s’accommodant de la plus forte mobilité géographique de certains de ces revenus. Bien le faire est déjà une charge considérable, avec des enjeux suffisamment importants pour justifier les moyens qu’on lui consacre et la visibilité qu’on lui donne. Cette comptabilité nationale est critiquée, mais ses critiques préconisent-ils qu’on cesse de mesurer les revenus des ménages et des entreprises, ainsi que les ressources des Etats? On imagine mal que telle soit leur intention. Une fois mesurés ces flux nominaux, la comptabilité nationale en propose des équivalents en volume, avec les conventions qui sont les siennes : la croissance ainsi mesurée reflète une part de l’évolution des niveaux de vie et donc du bien-être, assez substantielle pour occuper une place de choix dans le suivi des conditions de vie, mais sans prétention à épuiser leur mesure.
[1] https://www.insee.fr/fr/statistiques/3614240?sommaire=3614262
[2] La thèse est formulée de manière très radicale par Feldstein (2017), « Underestimating the Real Growth of GDP, Personal Income, and Productivity », Journal of Economic Perspectives, vol. 31(2), pp. 145-164. Elle a été développée pour le Royaume-Uni par le rapport Bean, paru en 2016 (https://www.gov.uk/government/publications/independent-review-of-uk-economic-statistics-final-report).
[3] Un prochain article de variances.eu sera spécifiquement consacré à cette affaire du PIB irlandais
[4] Pour un tour d’horizon plus complet, voir Blanchet, Khder, Leclair, Lee, Poncet et Ragache (2018), « La croissance est-elle sous-estimée ? » in l’économie française, comptes et dossiers, coll. Insee Références, édition 2018 (https://www.insee.fr/fr/statistiques/3614240?sommaire=3614262).
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