En partant des contributions de Wirtz (2005) et Charreau (2011) sur la théorie cognitive de la gouvernance puis des développements de Ghaya (2014) et Goldet (2018) sur les missions stratégiques du Conseil, il est possible de considérer simultanément l’angle financier et l’angle humain dans l’élaboration de la stratégie. En effet, il semble qu’il ne puisse être envisagé de perspectives de développement de l’entreprise sans incorporer la gestion stratégique des compétences et des savoirs dans les dossiers d’investissement qui sont présentés aux membres du Conseil. Parce que cette problématique se pose de façon vitale aux entreprises en création, elle se traite – pour celles qui survivent – de facto par les porteurs de projet (parfois à leur insu) du fait des compétences clés qu’ils maitrisent, mais aussi à travers les membres d’un Advisory Board disposant de compétences et de profils en correspondance avec la stratégie de l’entreprise en devenir. A contrario, fort peu est fait dans ce sens dans les entreprises plus matures, les plus nombreuses, notamment après le passage d’un premier fonds d’investissement qui organisera le reporting vers les actionnaires de façon plus financière, puisqu’il se focalisera sur la rentabilité de son investissement jusqu’à sa sortie (et la revente ad libitum aux fonds suivants).
Ce processus de contrôle modifie en profondeur l’organisation de l’entreprise, et remet notamment en cause les valeurs fondatrices sur lesquelles le projet collectif s’est bâti à l’origine. Le projet financier prend le pas sur le projet collectif initial, qui peut recéler des valeurs de partage (les porteurs de projet étant souvent aujourd’hui des binômes ou des trinômes), l’angle humain du projet passera au second plan. Cette dépriorisation humaine du projet d’entreprise influe sur sa pérennité puisque l’objet social se dirige dès lors vers une logique de profit financier et moins sur une expansion centrée sur le capital humain, c’est-à-dire une préservation par le développement des compétences clés de l’entreprise. Ces macro-compétences, pour reprendre la terminologie de Le Boterf (2013), sont constitutives de l’ADN qui produit la valeur ajoutée stratégique spécifique de l’organisation.
Pourquoi c’est central
Si on considère le flux cognitif nécessaire à la formalisation du projet stratégique, du Conseil vers les parties mandantes, et du Conseil vers la Direction de l’entreprise (Goldet, 2018), la gestion des macro-compétences de l’entreprise concerne les administrateurs du Conseil avec la même intensité qu’il le fait au niveau financier. Cela induit également que l’organisation de l’entreprise devra être regardée à travers une dynamique entre d’abord la Direction stratégique, si elle existe, et la DRH, si elle est outillée, pour projeter les compétences de demain (Gestion Prévisionnelle des Emplois et Compétences, GPEC), mais aussi dans l’articulation entre toutes les Directions concernées (M&A, DAF, Marketing, Audit, etc.) dépendant de la Direction Générale.
De « l’autre côté » du Conseil, c’est-à-dire dans la gestion de la relation avec les investisseurs (généralement les actionnaires financiers puisque l’investissement en capital « humain » n’est ni quantifié, ni convertible en actions[1]), il s’agira de convaincre de l’importance d’investir sur le capital humain de l’entreprise (en concomitance avec l’investissement financier comme pratiqué habituellement lors des tours de table) et donc pour le Conseil de se poser en médiateur entre une politique de dividende et une politique compétencielle. Dès lors la composition du Conseil, si elle est par trop financière ou financiarisée, risque de passer à côté de l’enjeu humain qui conditionne pourtant la pérennité des savoirs. C’est cette même logique qui pourra être appelée dans les entreprises dites « à mission »[2] entrant semble-t-il dans l’esprit de la loi Pacte à venir.
Cela signifie que cette dimension de médiation du projet collectif, parmi celles nécessaires à l’exercice d’un Conseil de supervision (stratégique et de surveillance incluses), questionne en profondeur le rôle du Président de Conseil et des administrateurs, plus habitués pour se maintenir en mandat à satisfaire l’actionnaire qu’à développer les compétences. Il s’agit ici d’être courageux. Cette configuration nouvelle du Conseil au service premier de « l’objet social » de l’entreprise répond d’ailleurs davantage au modèle continental de la gouvernance (dans une sorte de mix franco-rhénan) qu’au modèle anglo-saxon, dont les seuls codes de gouvernance (friands d’administrateurs dits « indépendants », censés agir dans l’intérêt premier de l’actionnaire) font d’ailleurs loi. A contrario, l’angle cognitif reste à développer en France puisque peu de Présidents et d’administrateurs se forment à la gouvernance des organisations et que l’organisation générale des Conseils privilégie en général une organisation moniste de gouvernance (centrée sur le PDG) et non duale (Président et DG), avec difficulté voire incapacité pour le Conseil de challenger sereinement le dirigeant et sa Direction Générale (comme le montre l’actualité nippone). L’angle cognitiviste démontre à travers la théorie de l’identité sociale qu’il n’est pas possible pour un PDG de tenir simultanément un rôle de « challenger » (en tant que Président) et celui de challengé (en tant que DG) en réunion de Conseil. Et pourtant, c’est celle qui prévaut encore aujourd’hui.
Cela signifie aussi que la structuration de la gouvernance du Conseil (les règles de fonctionnement) est à interroger par les administrateurs eux-mêmes tant les comportements induisent, par le formalisme des réunions, un biais de conformité qui fige les modes d’animation et les rôles prescrits. C’est pourquoi la formation à l’animation de réunion de Conseil est indissociable du rôle de Président.
Si nous avons abordé quelques points propres (il y en a bien d’autres) au fonctionnement cognitif du Conseil, revenons maintenant au rapport global du Conseil avec l’entreprise dans ce qui peut entraver son exercice.
Les verrous
Au regard de la recherche sur la dynamique stratégique et fonctionnelle de la gouvernance (Goldet, 2018) qui élargit l’approche cognitiviste, à l’origine réduite principalement à la relation fonds d’investissement-dirigeant et qui ainsi réduit la prise en compte d’autres interactions, nous exposons plusieurs facteurs qui influencent la mise à l’écart de l’enjeu humain du projet stratégique d’entreprise.
Le plus évident est la priorisation et la quasi-unicité du traitement de l’investissement sous l’angle financier, qui irriguent l’ensemble du système de contrôle de l’entreprise vers l’investisseur. Les fonds d’investissement encouragent régulièrement cette pratique pour « veiller au grain » et « embellir la mariée » lors de la revente de leurs parts – ce qui nécessite à ce moment un contrôle accru sur les liquidités de l’entreprise -, ce qui peut parfois entraîner une déstabilisation en profondeur de la gouvernance de l’entreprise. En effet, le système de reporting au Conseil n’est pas toujours efficient dans les relations entre Comité d’audit, Audit interne et externe (Bertin et Godowski,2012, pour l’angle financier). Il reste à construire sous l’angle extra-financier.
Cette construction suppose en amont l’établissement d’un plan stratégique qui intègre les parties prenantes internes de l’entreprise – c’est-à-dire ces Directions – et donc qui nécessite qu’elles collaborent entre elles dans ce sens. A ce titre, et toujours sous l’angle de la chaine de flux cognitif en matière de définition de la stratégie, on peut s’imaginer la défiance d’une Direction stratégique à se mésallier avec une DRH, a fortiori lorsque la fonction RH est peu légitimée dans l’entreprise (hiérarchie des métiers). Cela implique que le PDG, voire le DG, facilite cette coordination entre les métiers, fluidifie les échanges internes sans diviser pour régner, ni directivité à son seul profit, comme notre culture (présidentielle) de soumission au chef l’appelle en France, pour reprendre Morck (2004).
Plus pénalisant encore et quasiment invisible, tant la pratique est ancrée dans les usages et balayée par la presse économique, est le manque de proposition stratégique sous l’angle des compétences, la GPEC étant régulièrement mise au rebut par la Direction et ceux qui peuvent ne pas faciliter le dialogue social (par exemple certains fonds activistes, baronnies d’entreprise, etc.). L’analyse de la prise en compte de cet enjeu auprès d’une quarantaine d’administrateurs salariés (Goldet, 2018) montre que peu d’entreprises – heureusement il y en a ! – assimilent la nécessité d’une telle démarche et, au-delà de l’affichage en mode « window dressing », la mettent réellement en œuvre. On peut parfois observer que la posture des représentants de la fonction RH, directement rattachés à l’Exécutif et sans migration vers le Conseil, est susceptible d’induire une posture déontologiquement peu indépendante, faute d’une régulation de la profession à l’instar d’autres métiers contraints par des règles (ex. : comptables) ou/et une expertise forte, qui les rendrait potentiellement plus libres dans l’exercice de leur métier,.
Quand on constate que l’enjeu de gouvernance est absent des radars du personnel de l’entreprise, à travers une incompréhension qui ne dépasse pas le rang des n-2[3], il y a fort à penser que le Conseil a tout intérêt, pour tenir un rôle effectif, à promouvoir des indicateurs de participation du personnel, ce qui requiert l’implication directe de la DG et donc par suite de la DRH. A nouveau, fort peu est fait en entreprise dans ce sens, les DRH ne comprenant souvent pas elles-mêmes ce dont il s’agit !
Pour revenir au Conseil dans ses prérequis fonctionnels, sa composition privilégie pour l’heure en France des profils financiers et donc des phénomènes de catégorisation sociale et identitaire générés par ces administrateurs. Cette surreprésentation facilite des biais de groupe et de représentation de la fonction du Conseil. Pour peu que le Président du Conseil soit un ancien financier, le débat se clôt de lui-même. En parallèle, on s’interrogera, à travers les formations certifiantes des administrateurs en France, sur la difficulté de promotion des compétences RH au Conseil, en son sein et vers ses parties prenantes, notamment à travers la prévalence accordée aux « hard skills » au détriment des « soft skills » dont on vient pourtant de souligner l’importance.
Quelques pistes pratiques
Sans préjuger de la capacité de mouvement de la puissance publique et en restant au niveau de l’entreprise, le calibrage en compétences du Président de Conseil, tenant un rôle non-exécutif, reste un premier niveau à traiter, au regard de la définition des missions du Conseil. Cette définition peut être construite par les parties prenantes du premier cercle, c’est-à-dire les tenants – qui tiennent donc – du projet d’entreprise.
Pour les compétences collectives de l’entreprise à travers ses enjeux stratégiques, le Conseil, construit en correspondance, veillera à son lien avec la DRH, au cœur des processus RH relatifs aux macro-compétences, en valorisant quand c’est possible le rôle des administrateurs salariés insiders. C’est à partir d’une cartographie des savoir-faire stratégiques, que le Conseil pourra se positionner concrètement entre internalisation et externalisation, en lien avec les parties prenantes dans une vision pérenne du projet d’entreprise.
Brève bibliographie
- Charreaux G., « Quelle théorie pour la gouvernance ? De la gouvernance actionnariale à la gouvernance cognitive et Comportementale », Cahier du FARGO n° 1110402, Version 1, Avril 2011
- Ghaya H., « Implication du conseil d’administration dans le processus stratégique et performance d’entreprise : le cas des entreprises du SBF 250 », AIMS, XXIII Conférence Internationale de Management Stratégique, 2014
- Goldet R., « La combinaison des rôles des membres dans les processus du Conseil. Une lecture cognitive de la gouvernance au travers de ses dynamiques stratégiques et fonctionnelles », Thèse de doctorat, Université de Mons, Belgique, 2018
- Le Boterf G. (2013), « Construire les compétences individuelles et collectives, Le modèle : agir et réussir avec les compétences. Les réponses à 100 questions », Coll. Ressources Humaines, Les Editions Organisation, Eyrolles, 6ème édition, Paris
- Wirtz P., « Compétences, conflits et création de valeur : vers une approche intégrée de la Gouvernance », Université Lumière (Lyon 2) / COPISORG, version 31/05/2005
[1] L’apport « en industrie » n’entrant pas vraiment dans l’usage de la répartition capitalistique en France
[2] Ou « benefit corporations » aux Etats-Unis et « community interest compagny » en Grande-Bretagne qui intègrent dans leur objet social des contributions à l’intérêt général en plus de la recherche de profit
[3] Cf. Colloque “Gouvernance et Management” de l’Observatoire des Cadres du 24/04/2013
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