Le Gouvernement italien et la Commission européenne, appuyée par les autres Etats de l’Union, ont engagé une confrontation à propos des prévisions de finances publiques de l’Italie et de leur compatibilité avec les règles budgétaires européennes. Après un rappel de ces règles, sans entrer dans leur complexité, cet article examine l’évolution des finances publiques italiennes au cours des années 2007 à 2017 puis le contentieux ouvert à l’automne 2018. Il se termine par une analyse des risques présentés par la politique budgétaire italienne pour la zone euro.

1)    Rappel des principales règles budgétaires européennes

Selon l’article 126 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, les Etats membres de l’Union européenne « évitent les déficits excessifs », ce qui est le cas si leur déficit public est inférieur à 3 % du PIB et leur dette publique à 60 % du PIB, à moins qu’ils ne se rapprochent suffisamment de ces seuils (ce qui a permis à l’Italie d’entrer dans la zone euro avec une dette supérieure à 100 % du PIB). Le pacte de stabilité et de croissance (PSC), ensemble de règlements pris en application du traité, précise dans quelles conditions ils peuvent être dépassés.

Si, après avoir tenu compte de tous les « facteurs pertinents », la Commission estime qu’il existe un déficit excessif ou qu’il risque d’apparaître, elle adresse un avis à l’Etat concerné et en informe le Conseil de l’Union européenne. Celui-ci décide alors, « après une évaluation globale », s’il y a lieu d’ouvrir une procédure pour déficit excessif. Le cas échéant, il adresse des recommandations à l’Etat concerné, sur proposition de la Commission, pour qu’il mette fin à la situation de déficit excessif dans un délai donné. Il demande notamment de respecter un calendrier de réduction du déficit « structurel » (corrigé des effets de la conjoncture et des opérations ponctuelles et temporaires).

L’Etat concerné doit adresser périodiquement des rapports à la Commission sur l’évolution de ses comptes et sur les mesures prises. La Commission examine d’abord si l’évolution du déficit effectif est conforme aux recommandations du Conseil. Si ce n’est pas le cas, elle regarde si une « action suivie d’effet a été engagée », notamment si les objectifs de réduction du déficit structurel ont été respectés. Une recommandation révisée peut alors être formulée par le Conseil avec, notamment, un report de la date à laquelle le déficit effectif doit repasser sous le seuil de 3 % du PIB.

Pour prévenir les déficits excessifs, les Etats qui ne sont pas dans cette situation doivent réduire chaque année leur déficit structurel, d’au moins 0,5 point de PIB, pour atteindre un « objectif de moyen terme » proche de l’équilibre structurel du compte des administrations publiques. A cette fin, ils doivent maintenir la croissance en volume de leurs dépenses publiques au-dessous d’une référence qui tient compte de l’impact des mesures nouvelles relatives aux prélèvements obligatoires (ce qui revient à exiger un « effort structurel » minimal).

2)    Les finances publiques italiennes de 2007 à 2017

En 2007, l’Italie avait ramené son déficit public à 1,5 % du PIB et sa dette juste en-dessous de 100 % du PIB. Son déficit s’est ensuite creusé pendant la crise et a dépassé le seuil de 3 % mais, comme elle n’a engagé aucune mesure de relance, il était égal à celui de l’Allemagne en 2010 (4,2 % du PIB). Sa dette est passée à 115 % du PIB et le Conseil de l’Union européenne a décidé que l’Italie était en déficit excessif. Il lui a recommandé de ramener son déficit au-dessous de 3 % du PIB en 2012.

En juin 2013, il a constaté que l’Italie n’était plus en situation de déficit excessif. Son déficit public est en effet revenu à 2,9 % du PIB en 2012, grâce notamment à une réduction du déficit structurel de l’ordre de deux points de PIB (résultant surtout d’une hausse des prélèvements obligatoires), et il n’est ensuite jamais repassé au-dessus de 3 %. La dette était toujours sur une pente ascendante en 2012 et 2013 mais une révision du PSC de novembre 2011 permet à titre dérogatoire de considérer que le critère de dette est respecté si les recommandations du Conseil relatifs aux déficits effectif et structurel sont elles-mêmes respectées (cette dérogation est ensuite applicable les trois années suivant la sortie de la situation de déficit excessif).

L’Italie a ensuite légèrement réduit son déficit public effectif pour le ramener à 2,3 % du PIB en 2017. Son déficit structurel a toutefois augmenté, sous l’effet d’une baisse des prélèvements obligatoires et malgré une croissance quasiment nulle des dépenses en euros constants, contrairement aux prescriptions du volet préventif du PSC. La Commission a toutefois invoqué les éléments de « flexibilité » du PSC (importance des réformes, position dans la cycle économique, événements exceptionnels…) pour considérer qu’il était malgré tout respecté.

La dette publique a été stabilisée un peu au-dessus de 130 % du PIB à partir de 2014, mais elle génère une charge d’intérêt de 3,8 % du PIB en 2017 (le solde primaire est donc positif à hauteur de 1,5 % du PIB). Le taux d’intérêt implicite de la dette italienne est donc de seulement 2,9 %, ce qui est relativement peu pour un pays aussi endetté et s’explique par la protection qu’offre l’appartenance à la zone euro.

3)    Le contentieux ouvert à l’automne 2018

Pour que la dette d’un pays « se rapproche suffisamment » de 60 % du PIB et qu’il ne soit donc pas en situation de déficit excessif, elle doit avoir diminué en moyenne au cours des trois années précédentes d’un montant supérieur à un vingtième de l’écart entre son niveau initial et 60 %. Une dette de 130 % du PIB en N-3 doit ainsi être revenue au-dessous de 120 % du PIB en N, ce qui n’a pas été le cas de la dette italienne. En mai 2018, la Commission a néanmoins considéré, après une évaluation globale de tous les éléments pertinents et notamment des réformes engagées, que l’Italie n’était pas pour autant en situation de déficit excessif.

En application d’un des règlements de 2013 qui ont modifié le PSC, les Etats membres de la zone euro doivent soumettre à la Commission avant le 15 octobre de chaque année leur « projet de plan budgétaire pour l’année suivante » (pour la France, il s’agit en pratique du rapport économique, social et financier annexé au projet de loi de finances). Sur la base de ce document, la Commission formule un avis sur le respect des recommandations du Conseil par l’Etat membre. Si le projet de plan budgétaire transmis avant le 15 octobre présente un risque particulièrement sérieux de non-respect de ces recommandations, la Commission demande à cet Etat, dans les deux semaines qui suivent, de lui soumettre un nouveau plan budgétaire.

L’Italie a soumis son projet de plan budgétaire le 16 octobre 2018. Identifiant un risque sérieux de non-respect des recommandations du Conseil, ce que le gouvernement italien n’a pas contesté, la Commission lui a demandé de présenter un plan budgétaire révisé. Transmis le 13 novembre, celui-ci comporte peu de modifications par rapport à la première version.

Appuyé sur des prévisions macroéconomiques très optimistes et non validées par l’institution budgétaire indépendante italienne (équivalent du Haut Conseil des finances publiques), le budget de l’Italie conduit, selon le Gouvernement, à un déficit public de 2,4 % du PIB en 2019 (2,9 % selon la Commission) avec une dégradation de 0,9 point du déficit structurel (1,2 point selon la Commission). La Commission en a conclu le 21 novembre que l’Italie ne respectait pas les recommandations du Conseil en ajoutant que son projet de budget risquait de remettre en cause des réformes (celle des retraites par exemple) adoptées par le passé pour donner suite à des recommandations antérieures.

Le même jour, la Commission a présenté un rapport dans lequel elle conclut, après avoir pris en compte tous les facteurs pertinents, que l’Italie ne respecte pas le critère de dette et qu’une procédure pour déficit excessif doit être engagée. Cette procédure serait alors engagée pour la première fois en appliquant le critère de dette.

Le 4 décembre, date de rédaction du présent article, le gouvernement italien a fait savoir qu’il transmettrait rapidement une nouvelle version corrigée de son budget pour 2019. Après l’avoir examinée, il reviendra éventuellement à la Commission de proposer puis au Conseil de de décider l’ouverture d’une procédure pour déficit excessif après avoir de nouveau tenu compte de tous les facteurs pertinents. Ces facteurs permettent de prendre des décisions différentes de celles que l’application des règles budgétaires numériques imposeraient. Il est donc impossible d’anticiper les décisions que la Commission et le Conseil prendront à chaque étape de la procédure pour déficit excessif, si elle est déclenchée, et le Conseil pourra toujours ensuite les abandonner ou les corriger.

Les modifications apportées en 2011 et 2013 au PSC permettent de franchir rapidement les étapes de la procédure mais le Conseil et la Commission peuvent aussi prendre beaucoup plus de temps. A la fin de la procédure, le Conseil peut décider d’imposer à l’Etat concerné des dépôts sans intérêts et des amendes, qui peuvent atteindre 0,5 % du PIB.

Un règlement de 2011 spécifique aux Etats de la zone euro prévoit en outre que des sanctions, sous forme de dépôts sans intérêt ou d’amendes, peuvent être décidées par le Conseil dès l’ouverture de la procédure pour déficit excessif et avant la mise en demeure prévue par le traité, si la Commission a identifié un non-respect « particulièrement grave » des obligations d’un Etat membre ou si le Conseil relève qu’un Etat « n’a pris aucune action suivie d’effet ».

4)    Les risques de la politique budgétaire italienne pour la zone euro

Les amendes prévues par le traité n’ont encore jamais été appliquées et il serait d’ailleurs paradoxal d’imposer des sanctions financières à un Etat en déficit excessif. Les enjeux de cette confrontation entre l’Italie et la Commission se situent ailleurs.

Il y a d’abord un risque pour l’Italie elle-même et ensuite pour le reste de l’Union européenne, celui d’une crise financière. Les marchés pourraient se mettre à fortement douter de la capacité de l’Italie à honorer ses dettes et ses charges d’intérêts. La prime de risque sur les obligations du trésor italien pourrait alors augmenter bien plus qu’aujourd’hui : L’écart avec les taux allemands – le spread – à dix ans était de 283 points de base le 30 novembre, contre 139 points le 3 Mars à la veille des élections législatives, et pourrait dépasser les niveaux très élevés atteints pendant la crise de 2012 (plus de 500 points). Une crise financière en Italie pourrait ensuite se propager à l’ensemble de la zone euro.

Il existe certes aujourd’hui un mécanisme européen de stabilité (MES) permettant de soutenir les Etats membres de la zone euro en difficulté financière et la BCE peut désormais mettre en œuvre un programme d’achat de titres publics pour des quantités illimitées. Cependant, ce programme ne peut être activé qu’au bénéfice d’Etats qui ont accepté de passer avec le MES un accord dans lequel l’assistance financière apportée par celui-ci a pour contrepartie des mesures de redressement budgétaire. Or il est difficile d’imaginer l’actuel gouvernement italien signer un tel accord et accepter les contraintes des programmes d’assistance financière du MES.

L’enjeu, beaucoup plus grave, est celui de la pérennité de la zone euro. Les populations des pays du nord et du centre de l’Europe, pas seulement l’Allemagne, risquent d’accepter de moins en moins facilement la que le MES ou la BCE apportent une assistance financière aux Etats prodigues du « club Méditerranée », pour reprendre une expression parfois utilisée outre-Rhin (et la France est un pays méditerranéen). Il ne faut pas oublier que le Brexit et les aspirations de certaines régions d’Europe (Catalogne…) à l’indépendance reposent pour une large part sur le sentiment de payer trop pour l’Europe ou pour les autres régions du même pays. Le même sentiment pourrait conduire les populations des pays qui savent gérer leurs finances publiques et qui ont fait des réformes difficiles pour y parvenir à refuser toute nouvelle assistance aux autres et, s’ils ne peuvent pas en empêcher le MES et la BCE, à réclamer à leurs dirigeants le retour à leurs anciennes monnaies nationales.

Ce risque est certes encore très lointain, mais les mouvements populaires de protestation contre une fiscalité excessive perçue comme servant à financer des dépenses injustifiées sont imprévisibles.