En matière de politique économique, on cherche toujours des expériences pures, celles dont il est relativement facile de tirer des conclusions. C’est le cas du Chili, qui a organisé la couverture du risque vieillesse en recourant quasi exclusivement à un système de capitalisation à cotisations définies. La plupart des autres pays ont des solutions mixtes, mélangeant différents types de couverture. La France organise l’essentiel de son système autour d’un régime de répartition à prestations définies, ce qui est le cas polaire du chilien.

Le système chilien a une origine historique précise, à savoir sa complète désorganisation qui prévalait avant sa réforme de 1981 sous la dictature militaire, à savoir une kyrielle de petites caisses de répartition à prestations définies. Une première raison de la défaillance est qu’une caisse de répartition de taille réduite, par exemple celle d’une branche professionnelle particulière, est soumise à un fort risque démographique si le hasard de la vie industrielle réduit le nombre des salariés cotisants. C’est alors l’État qui vient à l’aide, puisqu’il est socialement difficile de laisser tomber des futurs retraités. On l’a vu en France pour les secteurs du gaz ou des chemins de fer. À l’inverse, en cas de « vache grasse », soit par vague démographique favorable, soit par profitabilité extrême du secteur, soit enfin par pouvoir de négociation fort des salariés en place, les gérants du système distribuent les avantages avec largesse, ce qui prépare les difficultés du futur. En ce sens, pour une bonne gestion du risque, un système de répartition requiert la base de cotisants la plus large possible. On dit que c’est un monopole naturel. Il doit s’organiser sous la forme d’un « régime général » de sécurité sociale. C’est à peu près le cas de la France, même si un effort d’unification est encore nécessaire, notamment entre les régimes des secteurs publics et privés.

Il aurait fallu au Chili, à défaut d’une capitalisation, mettre en place un tel régime général, c’est-à-dire fusionner les multiples caisses sous la houlette de l’État, ce qui, on en convient, n’était pas dans la tête des Chicago boys entourant Pinochet. Pour la petite histoire, le gouvernement militaire n’a préservé le régime de répartition que pour les personnels de l’armée, qui jouissent aujourd’hui de conditions de retraite assez jalousées par le reste des salariés chiliens, ceci bien sûr tant que l’armée restera riche.

Le Chili a donc retenu un transfert de ressources à travers le temps via l’épargne et les marchés financiers, plutôt que de façon instantanée entre actifs et inactifs du temps présent. Il y avait là un certain pari, puisque les marchés financiers étaient embryonnaires à l’époque dans le pays. À ce titre, le pari a été en partie gagné, avec l’émergence d’une industrie de l’épargne la plus forte d’Amérique latine.

Le Chili l’a fait en mélangeant approche dirigiste et approche libérale. Le côté dirigiste, c’est une cotisation obligatoire à la charge du salarié, de 10% du salaire brut. Le côté libéral, c’est le choix d’un système purement individualisé où le retraité touchera, sous forme de rente, le résultat final de sa seule épargne personnelle au titre du 10% (il a le droit de cotiser plus, mais peu de gens le font). Dans le jargon, on dit que le système est à « cotisations définies », avec le principe « chaque peso cotisé donne les mêmes droits ». Chacun —telle est l’idéologie— doit être responsable de sa retraite. Notons aussi que la cotisation est obligatoire tout en restant, au travers des placements qu’elle permet, au sein du patrimoine du salarié. De la sorte, on échappe à la qualification de « prélèvements obligatoires » et donc à sa comptabilisation en impôts. Cela oblige à relativiser les comparaisons entre pays en termes de taux de prélèvements obligatoires. Par incidente, puisque la cotisation reste au sein du patrimoine, les institutions de gestion de retraite ne se privent pas au Chili de proposer des crédits personnels aux salariés gagés sur le capital accumulé, c’est-à-dire sur l’« equity » du salarié. Et ceci, vu d’Europe, à des taux usuraires, proches de 18% l’an.

De la sorte, le système est pleinement financé, sans risque de déficit ou d’excédent technique. Il est mis en « autopilote ». C’est un avantage non négligeable si le pays n’a pas la maturité institutionnelle pour bien savoir gérer politiquement le nécessaire ajustement des paramètres qu’occasionne tout système de retraite, notamment quand il offre des garanties sur la retraite future, ce qu’on appelle un système à « prestations définies » (dans ce dernier cas, le salarié dispose en général d’une garantie en termes de pourcentage des salaires terminaux, souscrite souvent par l’entreprise dans le cas de systèmes de capitalisation).

De fait, les organisations internationales, Banque mondiale et FMI en premier lieu, ont félicité le Chili pour la solidité de son système. Les délégations de nombreux pays, surtout d’Amérique latine, ont fait le pèlerinage à Santiago pour en appliquer la recette chez eux. Les gouvernements chiliens se sont bercés de cette douce musique et ainsi n’ont pas cherché à modifier le système mis en place, y compris au retour de la démocratie.

Quelle gestion des risques ?

Premier problème : c’est désormais le salarié qui assume le risque propre aux marchés financiers : quid si au moment de son départ en retraite, les cours boursiers sont à la baisse ? C’est la personne physique qui doit assumer et gérer de tels risques alors qu’elle est moins bien placée pour le faire, par rapport à un État, à des entreprises ou à des institutions financières. Très gênant aussi, quid si l’économie connaît une longue période de taux d’intérêt très bas ? Le rendement de la capitalisation devient très médiocre et les retraites très basses. C’est bien ce qui affecte tous les systèmes par capitalisation depuis plus de 30 ans. Et c’est ce que subit brutalement le Chili depuis une dizaine d’années.

Endormies par le concert de louanges, les autorités n’ont pas cherché à relever le taux de cotisation de 10%. Pourtant, le moindre rendement financier devait obliger à des cotisations accrues, sauf à affecter le pouvoir d’achat des retraites. Le réveil est douloureux pour le citoyen chilien qui partageait l’illusion d’un système optimal : il voit, près de 40 ans après la réforme et alors qu’il a cotisé tout du long, la médiocrité des retraites qu’on lui verse (de l’ordre de 250 € par mois en moyenne dans le pays).

Ensuite, le système, démuni de tout élément de solidarité interne, est très brutal. La personne qui est laissée sans travail, ou gravement malade, ou la femme qui élève ses jeunes enfants, souffrent d’une carrière pénalisée. Il serait pourtant possible, en maintenant la même sécurité financière, d’établir des contributions fictives qui introduiraient des éléments de redistribution. C’est, bien sûr, une option politique et éthique qui échappe à la simple technicité du système de retraite. Cela fait partie d’un pacte social auquel adhérerait une grande majorité de Chiliens si les règles du jeu étaient clairement mises sur la table.

Le système prévoit bien sûr un « pilier solidaire », sous la forme d’une pension de base pour les gens démunis, une sorte de voiture balai comme l’est le « minimum vieillesse » en France. Ce pilier est essentiellement financé par impôt, sur la base d’une séparation en vérité très factice entre ce qui relèverait de l’« assurance » (caisse de retraite) et ce qui relèverait de la « solidarité » (le budget de l’État). Mais une telle solidarité n’est, par définition, orientée que sur les personnes démunies, soit au Chili sur les déciles 1 à 3 dans la répartition des revenus. Pourquoi les gens de la classe moyenne inférieure, pourquoi les femmes ou les personnes ayant connu le chômage n’auraient-elles pas accès à une protection contre ces faits de la vie, même si leur revenu est dans des déciles supérieures ? Il est pourtant facile de les inscrire dans le système même de calcul des pensions, ce qui est probablement une des façons les moins coûteuses, et les plus acceptables socialement, de fournir de telles assurances. Mais cela suppose de corriger le principe « un peso cotisé porte les mêmes droits à retraite ».

Ceci permet une incidente sur la réforme du régime de retraite prônée en France par le président Macron. Le régime resterait par répartition, mais ne serait plus à « prestations définies », c’est-à-dire garantissant un certain taux de remplacement d’une certaine moyenne des salaires passés du salarié comme le fait aujourd’hui le régime général[1]. On passerait, selon les projets encore non précisés du gouvernement, à un système de comptes notionnels, c’est-à-dire à « cotisations définies », pleinement financé parce qu’individualisé. On touche ce qu’on a cotisé (compte tenu de la croissance de l’économie), comme si cette cotisation était une épargne financière.

Le cas chilien porte à réfléchir. Il est indispensable, si l’on opte pour des comptes notionnels, de mettre en dur dans le système des clauses de solidarité à différents titres (enfance, chômage, pénibilité, etc.). C’est ce que font, non sans difficultés, les Suédois. C’est ce que réclame fortement la CFDT, qui prône un système à la suédoise, mais en renforçant encore les clauses de solidarité que contient ce système. Le système perd en lisibilité et prédictibilité pour chacun puisque le niveau final de la retraite va dépendre des appels de solidarité survenus entre temps, mais il gagne en équité sociale.

La question démographique

Les générations sont moins nombreuses, les gens travaillent moins longtemps, les retraités vivent plus longtemps. Il y a eu au Chili l’illusion qu’une capitalisation individuelle protégerait le retraité de ces facteurs démographiques. Or, quel que soit le mode de financement du risque vieillesse, la réalité comptable reste incontournable : il y a des bouches à nourrir, et un certain nombre de bras pour les nourrir. Les pommes de terre ne capitalisent pas toutes seules ; il faut des bras pour les planter. En première approche, les systèmes de retraite sont donc tous équivalents. Dans un cas, le manque de cotisants affecte dans l’immédiat et directement les transferts aux retraités. Dans l’autre, ils affectent par manque de bras la marche de l’économie, et donc la valeur financière des actifs productifs de l’économie. C’est ce que connaît en ce moment le Japon. C’est ce que connaît à un moindre niveau le Chili, dont la démographie et les modes de vie sont désormais proches de ceux de l’Europe. Et il serait tout autant illusoire de couvrir ce risque démographique en investissant massivement en actifs financiers étrangers, car, si l’on fait exception de certains pays d’Afrique, le ralentissement démographique est désormais, et heureusement, un phénomène mondial.

Quelles sont les pistes de réforme envisagées au Chili ?

Il y a désormais un consensus politique pour un fort accroissement des cotisations, qui passeraient de 10 à 14 ou 15% du salaire brut. Mais pour quel usage ? Certains plaident pour le statuquo, c’est-à-dire un placement strictement individualisé des sommes recueillies. D’autres pour l’introduction d’une dose de solidarité, mais avec une ambiguïté sur ce que recouvre cette « solidarité ».

Une totale continuité du système actuel, en dehors des questions de justice sociale soulevées ci-dessus, semble difficile. En effet, il y a bien au Chili une « génération perdue », qui sont ces gens qui vont arriver bientôt en retraite ou qui y sont depuis peu. Il faut traiter la question des retraités pauvres sans croire qu’ils vont se satisfaire de la fable de la cigale et de la fourmi. Historiquement, c’est bien par arrivée d’une génération perdue (en Europe après la guerre, ou aux États-Unis après la Grande Dépression) que les systèmes de répartition ont été généralisés : il fallait, par ponction sur les actifs d’aujourd’hui, verser dès aujourd’hui du revenu aux personnes plus âgées.

Mais c’est dans le traitement de cette solidarité que les opinions divergent. Certains voudraient qu’on traite le sujet des retraités pauvres en étendant, par des prestations publiques financées par l’impôt, le filet de solidarité déjà en place. Cette solution, on a vu, ne traite le sujet que pour les plus démunis, alors que c’est la totalité des salariés qui ont des retraites inférieures à leur attente. L’autre solution est la mise en place d’un « régime général » de retraite, avec des règles de répartition à définir, prenant en compte notamment les années d’activité effectuées. C’est le débat ouvert aujourd’hui au Chili. Avec Sebastián Piñera, la nouvelle présidence de centre-droit semble pencher pour la première solution.

Dans une vision d’assurance, la seconde solution semble pourtant la bonne. Si sur la très longue durée, tous les systèmes de retraite ont des propriétés analogues, ils sont loin, sur la moyenne période, de réagir tous de façon similaire aux différents chocs, démographique, financiers, politiques, etc. qui affectent l’économie. Il faut donc, mot d’ordre premier de tout assureur, di-ver-si-fier, et donc mettre en place différents piliers de financement, par répartition et capitalisation, par cotisations et prestations définies, avec mécanismes de solidarité inscrit mécaniquement dans le système et mécanismes procédant de la discrétion du budget de l’État, de cotisations reposant sur les seuls salaires et de cotisations reposant sur d’autres types de revenus. Il n’y a pas de système unique qui vaille. La France pèche ici, à l’égal du Chili, par le choix d’un mode de financement trop monolithique.


[1] Ce n’est pas le cas du système Arrco-Agirc de retraites complémentaires pour les cadres du privé.