La relation nĂ©gative entre le taux de chĂŽmage et la croissance des salaires a Ă©tĂ© mise en Ă©vidence il y a 60 ans par Phillips (1958). Depuis, cette relation porte le nom « courbe de Phillips » (CP) et constitue un Ă©lĂ©ment majeur de la macroĂ©conomie moderne. Dans sa version la plus rĂ©cente, la courbe de Phillips des nouveaux keynĂ©siens (New Keynesian Phillips Curve â NKPC) est une relation entre lâinflation, lâinflation anticipĂ©e et lâĂ©cart de production.
Dans le contexte actuel de reprise Ă©conomique robuste et dâun niveau dâinflation relativement faible, beaucoup sâinterrogent sur la disparition de la CP. Les estimations rĂ©alisĂ©es Ă la Banque de France montrent toutefois que la pente de la courbe de Phillips dans la zone euro est restĂ©e faible mais stable et significativement diffĂ©rente de zĂ©ro depuis la crise. La persistance dâun Ă©cart de production nĂ©gatif (Ă©cart entre le PIB effectif et le PIB potentiel qui mesure de la position de lâĂ©conomie dans le cycle) et la chute du prix du pĂ©trole expliquent largement la faiblesse de lâinflation en zone euro depuis 2014.
Estimations récentes de la courbe de Phillips à la Banque de France
Dans une premiĂšre sĂ©rie de rĂ©gressions nous estimons une CP pour le panel des pays du G7. Il sâagit dâune rĂ©gression sur des donnĂ©es trimestrielles depuis le milieu des annĂ©es 1980 jusquâĂ 2016. Le modĂšle explique lâinflation par (i) lâĂ©cart du taux de chĂŽmage (Ă©cart entre le taux de chĂŽmage observĂ© et le taux de chĂŽmage structurel) et (ii) lâinflation passĂ©e (mesurĂ©e par une moyenne mobile de lâinflation sur les 4 derniers trimestres).
Nous observons que la pente de la courbe de Phillips a significativement baissĂ© depuis les annĂ©es 1980 jusquâau milieu des annĂ©es 1990 (cf. graphique 1), mais elle est restĂ©e relativement stable depuis, autour de 0,5 en valeur absolue. Sâagissant du coefficient de lâinflation passĂ©e, on note quâil est restĂ© infĂ©rieur Ă mais proche de 1 jusquâau milieu des annĂ©es 1990, puis a commencĂ© Ă baisser jusquâĂ nâĂȘtre plus statistiquement diffĂ©rent de zĂ©ro sur la pĂ©riode rĂ©cente (cf. graphique 2).
Le dernier rĂ©sultat montre que lâinflation est devenue plus inerte. Ce changement reflĂšte principalement une modification dans la formation des anticipations dâinflation par les agents. Deux facteurs explicatifs potentiels sont mis en avant, notamment par Blanchard (2018), qui obtient empiriquement un rĂ©sultat similaire sur les donnĂ©es amĂ©ricaines. Dâune part, une meilleure crĂ©dibilitĂ© de la politique monĂ©taire, notamment via lâadoption du ciblage dâinflation, a pu rendre le processus de formation des anticipations dâinflation davantage prospectif que rĂ©trospectif. Dâautre part, lâinflation Ă©tant faible et stable, elle nâest peut-ĂȘtre plus prise en compte dans le processus de fixation des prix et des salaires. Pour citer Alan Greenspan (2001): « La stabilitĂ© des prix est un environnement dans lequel l’inflation est si faible et stable au fil du temps qu’elle n’intervient pas dans les dĂ©cisions des mĂ©nages et des entreprises. » (traduction de lâanglais par lâauteur).
Pour la zone euro, nous avons testĂ© un certain nombre de spĂ©cifications utilisant diverses variables de sous-emploi (chĂŽmage et diffĂ©rentes mesures dâĂ©cart de production) et de prix importĂ©s (prix dâimportation, prix du Brent etc.) Si les rĂ©sultats sont largement comparables entre eux, notre spĂ©cification prĂ©fĂ©rĂ©e rĂ©gresse lâinflation sur lâĂ©cart de production, les prix relatifs des importations (prix dâimportations hors zone euro, divisĂ©s par le dĂ©flateur du PIB) et une variable indicatrice de changement du taux principal de TVA. Lâestimation rĂ©cursive de cette Ă©quation sur une fenĂȘtre glissante de 36 trimestres permet dâapprĂ©cier lâĂ©volution de la pente de la courbe de Phillips depuis la crise en zone euro. Les rĂ©sultats (cf. graphique 3) indiquent une pente stable, au voisinage de 0,4 en rythme annuel. Elle est Ă©galement significativement non nulle sur lâensemble des Ă©chantillons considĂ©rĂ©s.
Auer, Borio et Filardo (2017) soulignent lâimportance croissante du rĂŽle de lâĂ©cart de production mondial et la diminution du rĂŽle de lâĂ©cart de production national dans la dynamique des prix domestiques, dans un contexte dâintĂ©gration mondiale des chaĂźnes de production. Toutefois, ces conclusions ne font pas lâobjet dâun consensus. Mikolajun et Lodge (2016) concluent notamment que lâĂ©cart de production mondial nâa pas dâeffet direct sur lâinflation des Ă©conomies de lâOCDE. Les auteurs estiment quâune fois pris en compte le prix des matiĂšres premiĂšres, il nâest pas nĂ©cessaire dâinclure dâautres facteurs mondiaux dans la courbe de Phillips. Les courbes de Phillips estimĂ©es pour la zone euro montrent que les conditions de demande mondiale ont certes un effet sur lâinflation domestique, mais que celui-ci est captĂ© par les prix importĂ©s, au premier rang desquels figure le prix du pĂ©trole.
Pourquoi lâinflation est restĂ©e faible
Entre 2014 et 2017, lâinflation en zone euro sâest Ă©tablie en moyenne Ă 0,5 %, trĂšs en dessous de sa moyenne de long terme de 1,9%. Notre spĂ©cification prĂ©fĂ©rĂ©e de la CP dĂ©crite ci-dessus permet de quantifier le rĂŽle du cycle Ă©conomique et des prix internationaux dans la baisse rĂ©cente de lâinflation en zone euro (cf. graphique 4). Cette dĂ©composition montre que la baisse des prix dâimportation liĂ©e Ă la baisse du prix du pĂ©trole et lâĂ©cart de production nĂ©gatif ont contribuĂ© Ă la faiblesse de lâinflation sur la pĂ©riode 2014-2016, dans des proportions similaires.
Toutefois, la prĂ©sence de rĂ©sidus nĂ©gatifs Ă partir de 2014 suggĂšre que dâautres facteurs ont pu jouer un rĂŽle. Dâabord, la faiblesse de la dynamique des salaires depuis la reprise. Plusieurs facteurs peuvent ĂȘtre avancĂ©s, parmi lesquels : (i) des effets de composition de la population employĂ©e en phase de reprise oĂč des salariĂ©s moins qualifiĂ©s et moins expĂ©rimentĂ©s sont rĂ©intĂ©grĂ©s dans la masse salariale, faisant baisser le salaire moyen ; (ii) une compensation pour la rigiditĂ© nominale des salaires Ă la baisse, les entreprises limitant les augmentions de salaires en phase de reprise en anticipant la difficultĂ© de baisses futures en cas de choc nĂ©gatif ; (iii) lâaugmentation de la participation des sĂ©niors au marchĂ© du travail qui constitue un choc positif sur lâoffre de travail, susceptible dâexercer une pression Ă la baisse sur les salaires (Mojon et Ragot, 2018).
Autre facteur, Ă la mi-2014, on a pu constater un fort dĂ©crochage des anticipations dâinflation Ă long terme par rapport Ă la cible « en dessous, mais proche de 2 % » (cf. graphique 5), quâelles soient mesurĂ©es Ă partir dâune enquĂȘte auprĂšs de prĂ©visionnistes professionnels (Survey of Professional Forecasters, SPF) ou Ă partir de donnĂ©es de marchĂ©s (inflation-linked swaps, ILS). Câest la raison pour laquelle lâEurosystĂšme a alors mis en Ćuvre une sĂ©rie de mesures destinĂ©es Ă soutenir la demande et le crĂ©dit afin dâenrayer ce dĂ©crochage.
Conclusion
Les rĂ©sultats de nos estimations montrent que la relation prix-activitĂ© sâest aplatie dans les annĂ©es 1980 mais est restĂ©e significative depuis. Les implications pour la politique monĂ©taire sont doubles : (i) dâabord, il y aurait moins de risques quâune politique monĂ©taire accommodante se traduise par une spirale inflationniste ; (ii) en revanche, le levier de lâĂ©conomie rĂ©elle pour enrayer un dĂ©crochage des anticipations dâinflation serait moins puissant quâil ne lâĂ©tait avant 1990. Ceci plaide pour une politique monĂ©taire accommodante tant que la trajectoire de lâinflation ne se rapproche durablement de la cible dâinflation. En mĂȘme temps, nos rĂ©sultats confortent notre confiance que la fermeture de lâĂ©cart de production en zone euro et la remontĂ©e des prix du pĂ©trole depuis mi-2017 vont faire remonter lâinflation dans les annĂ©es Ă venir. Nous devons cependant rester attentifs Ă lâensemble des dĂ©terminants de lâinflation et en particulier aux changements structurels de lâĂ©conomie liĂ©s notamment Ă la mondialisation et aux nouvelles technologies, tant sur le marchĂ© des biens et services que sur le marchĂ© du travail.
- La courbe de Phillips existe-t-elle encore ? - 18 avril 2018
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