Variances : Jean-Marie, parle-nous d’abord de ton enfance, et de tes parents.

Je suis nĂ© en 1950 dans l’Ouest du Cameroun, Ă  Bamena, une toute petite ville de deux ou trois milliers d’habitants, bien loin des deux grandes capitales qu’étaient dĂ©jĂ  Douala ou YaoundĂ©. 1950, c’est Ă  peine cinq ans aprĂšs la fin de la 2Ăšme Guerre Mondiale. Mon pĂšre, le sergent Marcel Ngassa, Ă©tait « tirailleur africain », et a servi aux cĂŽtĂ©s du GĂ©nĂ©ral Leclerc, encore colonel d’ailleurs, au moment de la prise de Douala par les Forces Françaises Libres. Mes parents m’ont Ă©levĂ© dans la droiture et le respect, et m’ont laissĂ© libre de mes choix, mes orientations.

V : Ton cursus acadĂ©mique est impressionnant. Comment s’est-il construit ?

J’ai eu mon Bac C en 1969 et j’ai Ă©tĂ© reçu cette mĂȘme annĂ©e aux concours d’entrĂ©e dans trois grandes Ă©coles : l’Ecole Normale SupĂ©rieure de YaoundĂ©, l’Ecole SupĂ©rieure d’Agriculture de YaoundĂ© et la cĂ©lĂšbre grande Ă©cole française ENSAE-CESD, qui proposait une formation appelĂ©e IngĂ©nieur des Travaux Statistiques, ITS, analogue au cursus des AttachĂ©s de l’INSEE de l’époque.

V : Je devine ton choix.

J’ai suivi l’exemple d’un aĂźnĂ©, le professeur Joseph Tchoundjang Pouemi, hĂ©las dĂ©cĂ©dĂ©, et j’ai choisi d’intĂ©grer l’école française. Les cours m’ont orientĂ© vers l’économie et sa mesure quantitative par la statistique. En mĂȘme temps, j’ai fait des Ă©tudes de mathĂ©matiques gĂ©nĂ©rales au CNAM Ă  Paris. Retour Ă  YaoundĂ©, et en 1975 j’ai rĂ©ussi le concours d’IngĂ©nieur Statisticien Economiste, ISE, de l’ENSAE – CESD, dont je sors diplĂŽmĂ© en 1977, avec comme camarades de promotion les futurs cadres supĂ©rieurs de l’INSEE et du systĂšme Ă©conomique français. Quelle expĂ©rience ! J’ai le souvenir des cours de brillants professeurs, comme Edmond Malinvaud, Ă  l’époque directeur gĂ©nĂ©ral de l’INSEE, plus tard titulaire de la chaire d’analyse Ă©conomique au CollĂšge de France.

V : Est-ce de là que te vient ton goût pour la recherche ?

Oui, c’est Ă  l’ENSAE que je dĂ©couvre cette dimension. Elle me pousse Ă  faire, en 1977, un DEA en Economie du DĂ©veloppement Ă  l’UniversitĂ© PanthĂ©on – Sorbonne, et trois ans plus tard Ă  soutenir une thĂšse de troisiĂšme cycle sous la responsabilitĂ© du professeur Christian Morrisson, alors directeur du Laboratoire d’Économie Politique de l’École Normale SupĂ©rieure de la rue d’Ulm.

En 1981, j’entre Ă  l’Ecole Militaire Inter-armĂ©e (EMIA) de YaoundĂ© et j’en sors en aoĂ»t 1982 major de la 3Ăš promotion d’officiers de rĂ©serve avec un brevet de parachutiste et un brevet technique de sous-Lieutenant. Mes instructeurs de l’EMIA auraient bien aimĂ© que je poursuive une carriĂšre militaire. J’ai prĂ©fĂ©rĂ© la recherche.

En octobre 1982, je passe le doctorat d’Etat en Sciences Economiques – le diplĂŽme existait encore Ă  cette Ă©poque – sous la direction du professeur Jacques Aventur, Ă  l’universitĂ© de Pau. Et pour finir ce parcours initial, je rĂ©ussis en 1987 le concours d’agrĂ©gation du supĂ©rieur en Sciences Economiques et Gestion. Pour le petit enfant de Bamena, obtenir le titre enviĂ© et reconnu de professeur AgrĂ©gĂ© d’UniversitĂ© a Ă©tĂ© un aboutissement merveilleux.

V : Jean-Marie, tu as eu le courage et la volontĂ© d’alterner formation universitaire et activitĂ©s opĂ©rationnelles. Quand on parle avec tes amis, il y a un mot qui revient souvent pour te dĂ©finir : c’est « don ». Qu’en penses-tu ?

C’est un trĂšs joli mot, non ? Khalil Gibran a Ă©crit de si belles pages. C’est vrai, j’aime transmettre, faire le don de mes connaissances ; j’ai l’impression de remercier ainsi indirectement tous ceux qui ont fait de mĂȘme pour moi. J’ai commencĂ© en tant qu’enseignant dans l’enseignement supĂ©rieur, Ă  partir de 1972-73, d’une part Ă  l’Institut de Formation Statistique de YaoundĂ©, qui deviendra ensuite l’Institut Sous-rĂ©gional de Statistique et d’Economie AppliquĂ©e, grandes Ă©coles conçues sur le modĂšle que nous connaissons en France, et, d’autre part Ă  l’UniversitĂ© de YaoundĂ©, en facultĂ© de Droit et Sciences Economiques.

J’ai apprĂ©ciĂ© de participer trĂšs tĂŽt Ă  la transmission du savoir et Ă  la formation des cadres statistiques et Ă©conomiques de mon pays, le Cameroun, et des pays environnants puisque l’ISSEA a des Ă©tudiants d’autres pays africains. MĂȘme si mon parcours professionnel s’est ensuite diversifiĂ© au-delĂ  de l’enseignement et de la recherche, je n’ai jamais abandonnĂ© cette vocation. Je suis mĂȘme devenu en 1993 Doyen de la toute nouvelle FacultĂ© des Sciences Economiques et de Gestion de l’UniversitĂ© de YaoundĂ© II.

V : Avant d’évoquer ton parcours professionnel hors enseignement, qu’en est-il de ton activitĂ© de recherche ? 

Pour moi, enseignement et recherche ont toujours Ă©tĂ© indissociables. Faire de la recherche, c’est un dĂ©fi intellectuel permanent qui aide Ă  continuer Ă  apprendre. J’ai admirĂ© « l’honnĂȘte homme » au sens du siĂšcle des LumiĂšres, passionnĂ©, cherchant toujours Ă  accroĂźtre ses connaissances. J’essaie donc modestement d’écouter, avec toujours envie d’apprendre. J’ai eu la chance de pouvoir publier des livres, des articles, et cela m’a permis d’aller dans de nombreux congrĂšs internationaux, comme participant ou comme intervenant. Je suis devenu prĂ©sident du ComitĂ© Scientifique de la Revue Africaine d’IntĂ©gration, du ComitĂ© de Lecture du Canadian Journal of Development Studies, et aussi d’ĂȘtre membre de diverses sociĂ©tĂ©s savantes. Cela ouvre Ă  des rencontres, des Ă©changes, souvent riches.

V : Tu as une fiertĂ© particuliĂšre en tant qu’auteur ?

Ecrire pour transmettre du savoir en probabilitĂ©s et statistique aux jeunes Ă©tudiants, c’est presque normal. Une fiertĂ©, ce sont trois livres consacrĂ©s Ă  l’un de mes thĂšmes chĂ©ris, le dĂ©veloppement, publiĂ©s aux Editions Economica, Ă  Paris : « Echange et DĂ©veloppement », puis « L’investissement dans les pays en dĂ©veloppement » et enfin « Gestion du taux de change et politique d’ajustement dans les pays africains membres de la zone franc », que le prĂ©sident de la CĂŽte d’Ivoire, Alassane Ouattara, m’a fait l’honneur de prĂ©facer.

V : Oublions l’enseignement et la recherche. Quand et comment as-tu commencĂ© Ă  Ă©voluer ?

Assez vite, j’ai dĂ©couvert, parallĂšlement Ă  l’activitĂ© d’enseignant, un intĂ©rĂȘt croissant pour l’organisation et l’administration. J’ai Ă©tĂ© nommĂ© directeur des Etudes de l’ISSEA. Le directeur des Ă©tudes d’une grande Ă©cole, nous le savons tous, est non seulement un professeur, mais aussi le responsable de l’organisation pĂ©dagogique, des cours, de leur planification, de leur contenu et de leurs enseignants, et de leurs Ă©volutions. Il est le pilote du bateau au niveau des connaissances. Cette phase initiale d’allers-retours entre les statuts d’enseignĂ© et d’enseignant, d’élĂšve et de professeur, a Ă©tĂ© fondatrice pour moi, me faisant comprendre l’intĂ©rĂȘt de manier plusieurs cordes à la fois : professeur, chercheur, organisateur et planificateur.

V : Tu sembles trÚs attaché au Cameroun, ton pays.  

Bien sĂ»r. Je suis camerounais, j’en suis fier ; plus gĂ©nĂ©ralement j’ai un attachement particulier pour l’Afrique. Ce n’est pas par hasard si un thĂšme rĂ©current de mes travaux est l’Economie du DĂ©veloppement. J’ai toujours voulu Ă©galement tenter de mettre mes compĂ©tences Ă  leur service. Encore une fois, l’envie de donner.

V : Tu as eu une longue carriÚre politique. Peux-tu nous en parler ?

Une partie de ma vie peut ĂȘtre qualifiĂ©e de politique, au sens le plus noble de ce mot, ce qui m’a permis de jouer successivement ou simultanĂ©ment avec mes diverses cordes. J’ai fait d’abord mes armes en tant que directeur de l’administration gĂ©nĂ©rale du MinistĂšre camerounais de la Jeunesse et des Sports, en 1982 et 1983. C’est une fonction oĂč les qualitĂ©s d’organisateur m’ont Ă©tĂ© trĂšs utiles.

V : Tu aimes le sport ?

Oui, bien sĂ»r, jeune, j’ai pratiquĂ© le handball et le football Ă  un bon niveau. Mais c’est loin.

V : Revenons à la politique.

L’Economie m’a vite rattrapĂ©. J’ai Ă©tĂ© nommĂ© Directeur de la PrĂ©vision au MinistĂšre de Finances. C’est un poste important s’il en est, dans tous les pays et aussi pour une Ă©conomie Ă©mergente. Je suis devenu ensuite Conseiller Technique puis ChargĂ© de Mission Ă  la PrĂ©sidence de la RĂ©publique du Cameroun. J’ai pu employer mes connaissances en Ă©conomie, et aussi le savoir-faire de l’enseignant pour expliquer, ĂȘtre pĂ©dagogue, convaincre, avec sĂ©rĂ©nitĂ© et diplomatie, avec si possible une vision Ă  moyen terme.

V : Qui dit économie dit trÚs souvent contexte monétaire.

C’est une Ă©volution presque naturelle. C’est de cette Ă©poque que datent mes premiers contacts formels avec le FMI et la Banque Mondiale, puisque je faisais partie des ComitĂ©s Techniques en charge des nĂ©gociations des programmes camerounais d’ajustement structurel. Je devins Conseiller du Ministre des Finances, de 1990 Ă  1993, pour le secteur bancaire et la restructuration des entreprises publiques, et j’ai eu l’honneur de contribuer Ă  la renommĂ©e du Cameroun en devenant pendant trois ans le directeur gĂ©nĂ©ral du Centre Africain d’Etudes MonĂ©taires, Ă  Dakar.

V : Et le ministùre de l’Economie et des Finances ?

En 1996, j’ai quittĂ© Dakar pour revenir Ă  YaoundĂ© comme ministre dĂ©lĂ©guĂ© Ă  l’Economie et aux Finances, poste que je vais tenir six ans. Mon action majeure a concernĂ© le Plan de Stabilisation et la Relance Ă©conomique. En mĂȘme temps, je prĂ©sidais les Conseils d’Administration de deux grandes banques au rĂŽle majeur en Afrique : la Banque des Etats de l’Afrique Centrale et la Banque de DĂ©veloppement des Etats de l’Afrique Centrale. Et j’ai eu l’honneur de reprĂ©senter le Cameroun comme Gouverneur SupplĂ©ant au Fonds MonĂ©taire International, d’ĂȘtre responsable de missions officielles en tant que chef de la dĂ©lĂ©gation camerounaise au Japon, Ă  Londres, lors des assemblĂ©es annuelles de la Banque Mondiale ou du FMI, etc 


J’ai eu, je crois, comme ministre, la chance de pouvoir jouer un rĂŽle opĂ©rationnel dans le cadre d’une Ă©conomie globale qui se mondialisait dĂ©jĂ , mais de façon inĂ©gale, avec un dialogue nord-sud qui s’estompait et n’était plus de toute premiĂšre actualitĂ©, les relations internationales se tournant plutĂŽt vers l’Europe de l’Est et les pays asiatiques. Pour les pays africains, la mondialisation Ă©tait et est source de soubresauts, conflits, et dĂ©sĂ©quilibres conjoncturels. Passionnant de participer Ă  la gestion de ce contexte, au niveau du Cameroun.

Mais, les vies ministĂ©rielles, mĂȘme quand elles sont longues, riches et rĂ©ussies, ont une fin.

V : Comment as-tu rebondi aprĂšs ces annĂ©es d’expĂ©rience ministĂ©rielle ?

A ma sortie du gouvernement en 2002, j’ai pu consacrer un peu plus de temps Ă  mes fonctions de professeur d’UniversitĂ©, Ă©crire livres et articles, participer Ă  des confĂ©rences. J’ai crĂ©Ă© le Laboratoire d’Analyse et de Recherche en Economie MathĂ©matique, et j’anime, conjointement avec des collĂšgues de l’UniversitĂ© de Rennes 1, un Master2 en Economie MathĂ©matique et EconomĂ©trie, option « IngĂ©nierie Economique et FinanciĂšre ».

En 2009, l’économie monĂ©taire me rattrape et je prends la prĂ©sidence du ComitĂ© Technique de mise en place du Fonds MonĂ©taire Africain, le FMA, chargĂ© de gĂ©rer les politiques Ă©conomiques africaines et d’impulser le dĂ©veloppement Ă©conomique dans le contexte de l’intĂ©gration multi-nationale en Afrique, en relative autonomie par rapport au FMI. J’ai ainsi la possibilitĂ© d’en proposer les textes fondateurs et constitutifs et les modalitĂ©s de fonctionnement.

V : Je crois que le lien avec la France ne s’est jamais rompu, y compris au niveau de la reconnaissance.

La France est le pays qui m’a formĂ©. J’ai eu professionnellement l’occasion d’y venir souvent. Et quel ne fut pas mon plaisir, en novembre 2009, d’ĂȘtre Ă©lu Ă  l’unanimitĂ© Membre AssociĂ© de la prestigieuse AcadĂ©mie Française des Sciences d’Outre-Mer, sous le parrainage de Madame Colette Roubet, professeur Ă©mĂ©rite, dont le discours lors de mon installation a Ă©tĂ© Ă©mouvant. Depuis sa crĂ©ation, en 1922, un seul camerounais l’avait Ă©tĂ©, le regrettĂ© pĂšre jĂ©suite Engelbert Mveng.

V : A part le don, tes amis te dĂ©finissent comme modeste et fidĂšle en amitiĂ©. Qu’en penses-tu ?

Difficile de rĂ©pondre. D’abord, le pouvoir attire et fascine, c’est un fait. Il faut donc essayer, si possible, de ne pas oublier d’oĂč l’on vient et qui l’on est vraiment. Une anecdote : quand j’étais ministre, j’essayais de m’extraire au plus vite des fastes pour retrouver simplement le petit hĂŽtel parisien 2 Ă©toiles du 14Ăšme arrondissement dans lequel j’allais lorsque j’étais plus jeune, non loin de Malakoff et de l’Ensae.

Quant Ă  la fidĂ©litĂ© en amitiĂ©, c’est une valeur tellement riche et symĂ©trique. C’est si agrĂ©able de dĂ©passer occupations et charges, parfois moralement lourdes, et rendre visite Ă  de vieux amis français. Comment ne pas citer les professeurs Roubet, Durand, Morrisson, Henner, Dhonte ; et Philippe et Laurence Tassi, amis depuis environ 50 ans. J’ai rencontrĂ© Philippe pour la premiĂšre fois en octobre 1969 dans l’équipe de foot de l’Ensae. Nous nous sommes retrouvĂ©s Ă  YaoundĂ© au dĂ©but des annĂ©es 70, et j’ai mĂȘme eu la chance d’ĂȘtre prĂ©sent, Ă  28 ans d’écart, Ă  la naissance de leur fils Antoine puis Ă  son mariage. Par ses conseils et ses encouragements, Philippe, que ma maman aimait appeler « le frĂšre blanc de Jean-Marie », m’a beaucoup aidĂ©, comme tant d’autres.

V : Le mot de la fin ?

Une pensĂ©e pour le professeur Dominique Strauss Khan. Il m’a fait l’honneur de postfacer l’un de mes ouvrages. Nous Ă©tions tous deux ministres Ă  peu prĂšs Ă  la mĂȘme Ă©poque, et nous partagions globalement les mĂȘmes points de vue sur plusieurs problĂšmes Ă©conomiques contemporains. Le systĂšme financier international, l’économie europĂ©enne et mondiale auraient peut-ĂȘtre Ă©voluĂ© diffĂ©remment si Strauss Khan avait Ă©tĂ© Ă©lu PrĂ©sident de la RĂ©publique Française en 2012. Mais c’est une autre histoire, que l’on n’écrira jamais.

Philippe Tassi