Ă tout le moins, il faut remercier les initiateurs de Bitcoin de donner Ă lâĂ©conomiste les moyens dâobserver une « bulle » chimiquement pure, dans sa variante « bulle rationnelle ». Le graphique qui suit, tirĂ© du Wall Street Journal â mais avant la retombĂ©e rĂ©cente du prix du Bitcoin â montre quelques exemples de « bulles » rĂ©centes, dont la bien connue bulle dotcom du dĂ©but des annĂ©es 2000, et la bulle de lâor dont on dira un mot. Sâagissant du bitcoin, le graphique est bien en peine de dessiner une courbe : câest dâun tir de fusĂ©e quâil sâagit. Au regard de ces Ă©volutions, la dite bulle immobiliĂšre aux Ătats-Unis dans les annĂ©es 2000 apparaĂźt (en vert) comme une bien molle colline.
Or, beaucoup, au sortir de la crise financiĂšre de 2008, voyaient des bulles partout : un prix monte, une bulle ! Les taux d’intĂ©rĂȘt chutent, autre bulle ! Comme si les marchĂ©s financiers Ă©taient une sorte de soupe aux pois cassĂ©s, faisant continĂ»ment blop blop dans la casserole. Les phĂ©nomĂšnes de bulle, il faut le dire, sont rares. Soyons heureux, avec le Bitcoin, dâen voir une, comme on peut se rĂ©jouir dâavoir vu une Ă©clipse de soleil. Câest ce quâil faut commenter.
On sait certains actifs financiers ou physiques propices Ă des hausses de prix malcommodes Ă expliquer. Si on reprend Ă la base, la valeur financiĂšre de tout actif, câest la somme prĂ©sente des services quâil va rendre dans le futur. La valeur de lâimmobilier, câest la somme prĂ©sente des services de logement quâil va rendre dans le futur, Ă©gaux, si le marchĂ© de la location fonctionne bien, aux loyers quâil peut rapporter. On parle ici de « valeur de service ». Un actif financier, qui ne rend aucun service matĂ©riel en gĂ©nĂ©ral, a pour valeur la somme prĂ©sente des coupons ou dividendes en cash quâil va rapporter. Câest une valeur de service indirecte, puisque le cash est Ă©changeable sans risque contre dâautres services. Un billet de 100⏠a pour valeur⊠100⏠sans rapporter nul intĂ©rĂȘt, et lâon soupçonne que lâintĂ©rĂȘt quâon abandonne correspond plus ou moins au service de liquiditĂ© et de sĂ©curitĂ© quâapporte sa dĂ©tention.
On est plus mal Ă lâaise pour des actifs qui nâont aucun ou un trĂšs faible ancrage en cash et qui rendent un service matĂ©riel difficile Ă apprĂ©cier. Les Ćuvres dâart sont un tel candidat, si ce nâest lâestime personnelle quâon retire Ă possĂ©der un Picasso remisĂ© soigneusement dans un coffre en Suisse. Lâor Ă©galement, son usage industriel ou dâagrĂ©ment Ă©tant infime par rapport Ă sa valeur financiĂšre. Une bouteille de Clos-Vougeot Ă©galement. On note dans tous ces cas une premiĂšre caractĂ©ristique : lâoffre est limitĂ©e, de sorte que lâafflux soudain dâune demande provoque une hausse de prix qui ne dĂ©clenchera pas pour autant lâapport dâune offre nouvelle sur le marchĂ©.
Cela dĂ©passe le champ limitĂ© dâactifs ne rapportant aucun service matĂ©riel : lâimmobilier est aussi sujet Ă ce genre de phĂ©nomĂšne, car les loyers peuvent ĂȘtre bas ou non indexĂ©s sur les prix et lâoffre trĂšs peu Ă©lastique dans certaines zones (le cĆur de Londres ou de Paris) ; les actions dâune startup ou dâune entreprise de croissance Ă©galement : ce sont des promesses, parfois trĂšs Ă©loignĂ©es, de dividendes futurs. Le service est lĂ , mais lâancrage cash Ă©vanescent.
Pour tous ces actifs, il peut advenir, sans quâon sache bien expliquer le moment du dĂ©clenchement, ce quâon appelle des « bulles rationnelles ». Il faut insister sur le mot rationnel car il est raisonnable pour un investisseur dâacheter lâactif si la hausse de prix anticipĂ© dĂ©passe son coĂ»t dâopportunitĂ© de lâargent. Le phĂ©nomĂšne se renforce : la partie « cash » ou « service matĂ©riel » de lâactif diminue en proportion de lâactif, au fur et Ă mesure de la hausse du prix, et Ă la limite (câest moins intuitif !) la croissance du prix de lâactif devient Ă©gale au coĂ»t du capital de lâinvestisseur[1]. Lâachat nâest plus que le souhait de revendre demain plus cher. Et le prix tend vers lâinfini. Câest Olivier Blanchard, avec Mark Watson, qui en a donnĂ© la dĂ©finition la plus prĂ©cise dans un article de 1984 : « Bulles, anticipations rationnelles et marchĂ©s financiers ». Ceci dans une revue, Annales dâĂ©conomie et statistiques, anciennement Annales de lâINSEE (n°54, avril-juin 1984), chĂšre aux lecteurs de Variances, mais qui a la petite paresse de ne pas faire remonter ses archives jusqu’Ă lâannĂ©e 1984.
Câest une bulle, dont, toujours rationnellement, on sait quâelle ne peut durer, mais quâon continue à « chevaucher » si la probabilitĂ© quâelle Ă©clate demain reste encore faible Ă ses yeux. Le couillon sera celui dâaprĂšs-demain et non celui de demain. On renvoie ici Ă un article formidable sur la bulle de la Mer du Sud en 1720 : mĂȘme un acteur initiĂ©, une banque dâaffaires, qui savait pertinemment que le cours devait chuter et qui avait la sophistication financiĂšre Ă la fois pour « shorter » le titre et pour disposer dâune pleine liquiditĂ©, sâest trouvĂ© pris dans une sorte dâobligation de continuer à « chevaucher » la bulle. Voir : Temin, Peter and Hans-Joachim Voth, 2004, « Riding the South Sea Bubble ».
Il y a des bulles qui durent, mentionne justement Jean Tirole dans un article rĂ©cent du Financial Times : lâor, qui garde sa puissance focale par la magie que des siĂšcles dâhistoire lui ont confĂ©rĂ©e. Mais cela se paie dâune forte volatilitĂ©. Ceci pour dire Ă quel point il serait stupide de revenir Ă lâĂ©talon-or, comme le suggĂšrent encore certains esprits dĂ©calĂ©s. On ne peut pas donner Ă un actif le rĂŽle dâĂ©talon de valeur sâil nâest pas assurĂ© dâune certaine stabilitĂ©. CâĂ©tait possible autrefois pour lâor ; ce ne lâest plus dans un siĂšcle de marchĂ©s financiers immensĂ©ment ouverts. Ceci ferme aussi le ban sur la possibilitĂ© dans un avenir proche de voir une crypto-monnaie retenue comme instrument monĂ©taire gĂ©nĂ©ralisĂ©.
Câest lâoccasion aussi de rĂ©pondre Ă la question : sâil y a des bulles, pourquoi nây a-t-il pas des « anti-bulles », des prix qui convergent Ă toute allure vers zĂ©ro, alors quâils gardent une vraie valeur intrinsĂšque ? RĂ©ponse : il y a bien des « anti-bulles ». Par exemple, en pĂ©riode dâhyperinflation, comme en Allemagne en 1922. On peut alternativement dire que la valeur du mark fondait comme neige au soleil, ou que la valeur des biens physiques (ou du dollar ou du franc suisse de lâĂ©poque) connaissait un phĂ©nomĂšne de bulle. Ă toute bulle correspond une anti-bulle, comme pour la matiĂšre selon la physique quantique.
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Le Bitcoin Ă prĂ©sent. Il nous conduit Ă la deuxiĂšme caractĂ©ristique dâune bulle. Quand elle est « rationnelle », elle sâadresse Ă des gens rationnels, qui veulent donc du rationnel pour les pousser Ă acheter, en tout cas au dĂ©but. Il faut une « story », comme on dit aujourd’hui. Par exemple, la cĂ©lĂšbre bulle des bulbes de tulipes au 17Ăšme siĂšcle nous paraĂźt aujourd’hui totalement stupide. Pourtant, comme le montre un remarquable papier dont je nâarrive pas Ă retrouver la rĂ©fĂ©rence (merci au lecteur de Variances qui pourrait nous la rappeler), il Ă©tait extrĂȘmement fondĂ© Ă©conomiquement dâinvestir en bulbes Ă lâĂ©poque.
Pour le Bitcoin, il y a en gros deux « stories » que reportent les marchĂ©s, deux stories haussiĂšres qui font de lui un « bitbull ». La premiĂšre consiste Ă dire que sa valeur de service nâest pas nĂ©gligeable pour les margoulins et autres malfrats. Ceci grĂące Ă son anonymat. Curieux dâailleurs : voici un actif monĂ©taire dont on peut retracer, Ă la diffĂ©rence du billet de 100âŹ, lâintĂ©gralitĂ© des transactions auxquelles il a donnĂ© lieu depuis lâorigine, mais, ne pouvant identifier la personne derriĂšre lâadresse internet, dont on ne connaĂźt rien des dĂ©tenteurs. Cette valeur de service a pu croĂźtre rĂ©cemment, en raison des progrĂšs faits par les mesures anti-blanchiment prises de par le monde, ainsi que par la proscription en cours des billets avec un nominal trop important. Le billet de 500⏠par exemple va disparaĂźtre. Supprimer la monnaie-papier, Ă lâexception peut-ĂȘtre des petites coupures, et passer Ă la monnaie Ă©lectronique, câest une cause Ă laquelle Kenneth Rogoff attache son nom, en particulier pour faciliter la chasse aux truands. Ironie du projet : câest bien par lâĂ©lectronique que arsouilles et malandrins reviennent frauder. Et les chiffres sont stupĂ©fiants : une Ă©tude trĂšs rĂ©cente, conduite par Foley, Karlsen et PutniĆĆĄ, TÄlis (« Sex, Drugs, and Bitcoin: How Much Illegal Activity is Financed Through Cryptocurrencies? ») indique que lâactivitĂ© illĂ©gale du seul Bitcoin concerne  25% des utilisateurs, et prĂšs de la moitiĂ© (44%) du volume des transactions.
La seconde « story » est un peu sophistiquĂ©e, mais semble mordre dans les milieux de la gestion dâactifs. Le Bitcoin, un peu comme lâor, est le type mĂȘme de lâactif dĂ©corrĂ©lĂ© des autres actifs financiers, actions, obligations et immobilier. En dĂ©tenir dans un portefeuille permet de rĂ©duire la volatilitĂ© de celui-ci. DâoĂč des calculs savants pour deviner la part raisonnable que peuvent prendre les crypto-monnaies dans des portefeuilles financiers internationalement Ă©quilibrĂ©s.
Un point financier intĂ©ressant, qui complĂšte le tableau, est dĂ©sormais le dĂ©veloppement de marchĂ©s dĂ©rivĂ©s (futures, optionsâŠ) Ă partir du sous-jacent Bitcoin. Certains attribuent le dĂ©clenchement de la bulle Ă la mise en place progressive de tels instruments, les desks de trading sâouvrant Ă Wall Street. Est-ce une raison recevable ? Il faut rappeler quâon ne peut crĂ©er de marchĂ© dĂ©rivĂ© sur un actif sans possibilitĂ© de « shorter », c’est-Ă -dire de vendre Ă dĂ©couvert, cet actif. Et le « short » le plus commode vient de la capacitĂ© dâemprunter lâactif, c’est-Ă -dire de rentrer dans un contrat avec un propriĂ©taire par lequel ce dernier cĂšde la jouissance de cet actif, avec promesse de lui rendre cette jouissance Ă terme, moyennant rĂ©munĂ©ration. Cette jouissance permet de vendre lâactif alors quâon ne le possĂšde pas. Est-il possible que des « mineurs » du systĂšme Bitcoin, dont on dit quâils en possĂšdent des wagons, soient rentrĂ©s dans de tels contrats, avec une juteuse rĂ©munĂ©ration ? Ce serait le signe que la dĂ©tention dâun Bitcoin peut rapporter du cash, ce qui apporterait un supplĂ©ment de carburant pour la hausse du prix.
Mais lâargument semble faible. Certes, la venue de marchĂ©s dĂ©rivĂ©s valorise lâintĂ©rĂȘt du Bitcoin pour leurs dĂ©tenteurs, les dissuadant de vendre ; elle ouvre aussi lâattrait spĂ©culatif Ă une population bien plus vaste. On cite ici la femme de mĂ©nage dâun des membres de la banque centrale dâAutriche lui demandant sâil lui recommandait dâacheter du Bitcoin. Mais, dans lâautre sens, on dĂ©multiplie, de façon « synthĂ©tique », lâoffre du produit, ce qui en fait baisser le prix.
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Quoi quâil en soit, le sort est jetĂ©. Le Bitcoin atteignait Ă son sommet de la mi-dĂ©cembre le prix de 19.400 $ ; il est brutalement retombĂ© Ă la mi-janvier Ă 10.000 âŹ, ce qui reprĂ©sente encore une capitalisation boursiĂšre de 170 Md$. La chute du Bitcoin se poursuivra-t-elle ? Reviendra-t-il Ă sa valeur de service, ou bien, dĂ©considĂ©rĂ©, cĂšdera-t-il sa place Ă une autre monnaie blockchain ? On nâen sait rien. Mais lâĂ©pisode laissera des traces.
Tant Jean Tirole dans lâarticle citĂ© que Kenneth Rogoff dans Project Syndicate font le pronostic que les Ătats et les banques centrales vont Ă terme prendre le contrĂŽle de ces systĂšmes de monnaie privĂ©e. Ils disent mĂȘme quâil est contradictoire, au grand dam des libertariens, de penser mĂȘme un systĂšme gĂ©nĂ©ralisĂ© de monnaie privĂ©e. La monnaie reste pour des temps longs encore lâapanage dâun pouvoir politique, la forme la plus mauvaise, Ă lâexception de toutes les autres, y compris technologiques, de fabriquer de la stabilitĂ©.
[1] Pour les fĂ©rus dâĂ©conomie, cette convergence de la hausse du prix avec le taux d’intĂ©rĂȘt ou le taux de rendement de lâactif se retrouve de façon analogue en matiĂšre de ressources rares, avec le cĂ©lĂšbre thĂ©orĂšme de Hotelling. En voir ici un merveilleux rĂ©sumĂ© fait par Robert Solow (1974).
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Merci pour cette analyse particuliĂšrement claire sur les bulles et sur le cas si spĂ©cifique du Bitcoin. C’est un actif tellement spĂ©cifique et autonome. A se demander s’il ne se rapproche pas plutĂŽt des objets d’art pour lesquels il n’y a pas frĂ©quemment de bulles qui Ă©clatent.