En 1993, dans un article retentissant de la Harvard Business Review, Alfie Kohn[1] affirmait que les plans d’incitation abondamment utilisés comme politique de rémunération par les entreprises ne pouvaient tout simplement pas marcher. Ceci était selon lui amplement prouvé dès les années d’après-guerre mais, notait-il, on les voit toujours prospérer. Près de 25 ans après cet article, le même constat prévaut : les rémunérations variables touchent un nombre plus important encore d’entreprises et de salariés. Pourtant, le diagnostic de Kohn reste valide.
Par rémunération variable, on entend tout mode de rémunération qui s’oppose à un salaire fixe ou dépendant d’une simple variable d’effort comme le nombre d’heures travaillées. Le modèle le plus fréquemment rencontré – qui retient notre attention ici – est étroitement associé au « management par objectif », qu’on résumera ainsi : on détermine d’abord la population éligible à la rémunération variable, en général les managers et les salariés à statut de cadre. Un taux maximum de « variable » atteignable est défini pour chaque catégorie, par exemple 15% ou 25% du salaire brut. Le salarié se voit alors assigner, lors d’un rendez-vous annuel, un certain nombre d’objectifs, quantitatifs ou qualitatifs, définis en commun avec le contrôle de gestion. La réalisation de ces objectifs fait l’objet de vérification lors du rendez-vous suivant, en général par dialogue avec le supérieur hiérarchique, qui décide de la part variable acquise. Ce processus se répète aux différents niveaux de la hiérarchie[2].
Toute personne qui a régulièrement participé à un exercice d’entretien individuel, comme notateur ou comme noté, reconnaît sans peine l’utilité d’un dialogue ouvert sur les objectifs et les réalisations au travail. Mais il constate aussi la vacuité fréquente de l’exercice. Notamment s’il est réduit à un rendez-vous annuel sur base d’objectifs. La vie des affaires bouge constamment et ce qui a été défini au moment de l’entretien annuel correspond rarement aux priorités rencontrées au fil de l’année. Le manager voit aussi des interlocuteurs qui négocient pied à pied la réalisation des objectifs assignés, regardant davantage la forme que le fond ; d’autres qui s’abritent derrière l’objectif donné pour justifier qu’ils n’ont pas fait autre chose ou mieux ; d’autres encore qui, forts de leur connaissance plus précise que le manager de l’objectif à atteindre, peuvent en tordre la mesure. Il remarque que les objectifs poursuivis sont souvent contradictoires entre eux. Par exemple, un manager commercial surveillera le nombre de clients « signés » par chacun des commerciaux. Mais cet objectif peut contredire la stabilité des clients. Il rajoute alors un objectif de fidélisation des clients, mais qui dépend aussi de la qualité de la gestion commerciale, hors de la responsabilité des vendeurs. Il prendra en compte également la rentabilité des clients, sachant qu’une chasse à tout va est moins sélective sur la capacité du client à payer. Voici donc un faisceau d’objectifs intermédiaires qui cherchent à se substituer à l’objectif ultime mais qui souvent jouent l’un contre l’autre. Et quand bien même au final la fiche d’objectifs de notre manager se chargerait d’une longue liste pour cadrer la mission au plus fin, intervient une sorte de loi des grands nombres qui fait malicieusement converger le « variable » d’ensemble vers un montant moyen assez fixe.
Le « bonus » est en ce sens l’aboutissement d’une déviation très idéologique qui ne voit dans la motivation qu’une affaire d’incitations venues de l’extérieur, d’individus réagissant à des stimuli externes. Cela pose une question de coût de fonctionnement, de bonne gestion du risque, et au final de bonne motivation du salarié.
Qui dit en effet notation dit supervision et contrôle. Pour rattraper le retard informationnel qu’a le manager sur ses salariés, il faut un encadrement strict et pointilleux pour connaître avec précision l’implication et la productivité de chacun, et permettre ainsi de valoriser ou de sanctionner. Cette supervision sera souvent ressentie comme intrusive, créant passivité, démotivation, voire hostilité envers l’entreprise ou le manager. Une supervision moins stricte, reposant davantage sur la confiance et sur le constat a posteriori plutôt que l’assignation a priori, sera plus efficace à créer motivation et identification du salarié à son entreprise, mais laissera place à des comportements déviants, tel le salarié qui coule ou qui « tire-au-flanc ». Il n’y a probablement pas de réponse absolue à ce dilemme entre motivation et supervision (c’est l’art du management !), mais il est de plus en plus apparent que la rémunération variable accolée à des objectifs prédéterminés n’est pas la bonne réponse.
Le salarié bien formé et bien intégré dans l’entreprise a une approche horizontale de ses tâches. Il est en mesure de juger si les objectifs sont contradictoires ou non. Il fournit en quelque sorte un service d’assurance « tout risque » en matière de surveillance et d’exécution. Dans un modèle parcellisé de gestion du risque, il est astreint à ne fournir qu’une assurance spécifique, individualisée, dans les bornes d’un contrat d’objectifs précis. Il y a l’illusion ici que toutes les contingences rencontrées dans la marche de l’entreprise sont contractualisables, dans une relation individuelle entre l’entreprise et le salarié. Si tel est le cas, comme on le sait depuis Coase, le contrat de travail s’assimile à la relation commerciale qu’on a entre un fournisseur et son client, et l’entreprise comme lieu intégrée de production de biens et de services perd de son unité et de sa cohérence. Elle peut tout aussi bien être démembrée. Cette contradiction est à la source des difficultés du monde des cadres dans l’entreprise moderne. L’entreprise n’a de supériorité sur la simple relation commerciale que fortement interdépendante en son sein.
L’éviction des motivations « internes »
Les économistes commencent à élargir considérablement leurs modèles de compréhension du comportement au travail. Ils cherchent à présent à intégrer des motivations dites « internes », par différence avec les stimuli externes que sont les seules gratifications pécuniaires. Par exemple, le goût de l’effort ou de l’objectif atteint, l’émulation et la reconnaissance du groupe, la réalisation personnelle, etc. Akerlof et Kranton[3], avec leur « économie de l’identité », ou Benamou et Tirole[4], sont des références importantes. Le salarié est en effet un « animal social », muni de valeurs et qui travaille au sein d’un collectif de salariés. Son attitude dans le travail dépend d’une multitude de facteurs et il est absurde de n’appeler rationnelle que la seule réponse aux stimuli économiques. Un poids excessif donné aux incitations externes, comme le fait un contrat salarial trop incitatif, peut même à l’inverse lui faire oublier ses autres mobiles d’action. La rémunération variable devient une sorte de punition à l’envers : on croit la donner pour voir « faire », mais on envoie tout autant le message qu’à défaut, le salarié a toute raison de « ne pas faire ». Comme le dit Akerlof, « la rémunération à la performance est une preuve de mauvaise foi. Elle dit aux employés que ce n’est pas tant sur eux personnellement qu’on compte pour qu’ils fassent ce qui doit être fait mais sur un système d’incitations adaptées. » Ce qui est une norme courante dans un collectif de travail bien équilibré devient sujet à négociation pécuniaire si seul le lobe homo œconomicus du cerveau est sollicité. On favorise une culture du chacun pour soi ou de la comptabilité au centime près de l’effort fourni. Le salariat moderne qui remplace par des incitations la discipline stricte d’autrefois, sur le modèle que garde encore aujourd’hui l’armée, a un côté appauvrissant.
Il y a bien-sûr un effet motivant dans une rémunération variable, mais, comme les psychologues l’expliquent, uniquement quand elle est une « surprise », c’est-à-dire plus élevée qu’attendu. Et cela met le cliquet un peu plus haut pour la fois suivante. Donc, elle est démotivante dans le cas de surprise inverse. On relève aussi le cas de salariés qui se sentent presqu’avilis d’être dans la posture de celui qui attend son bonus : oui, je l’empoche, bien-sûr ! Mais aurais-je moins bien travaillé si je ne l’avais pas eu ? Oui à nouveau, peut-être ! Et du coup, ces personnes restent mal à l’aise devant le mécanisme pavlovien qui les fait marcher.
Qui n’a, au cours d’une vie professionnelle de cadre, observé chez des collègues malheureux dans l’entreprise une situation de conflit intérieur qui n’est pas tant reliée au fait qu’on les a mal notés (ce n’est jamais agréable, bien-sûr), mais au fait qu’ils veulent s’en prendre à l’entreprise qui ne sait pas les reconnaître, et donc moins bien travailler, et tout à la fois rester fidèle à une attitude professionnelle digne. On est honteux de sa révolte, surtout quand on n’a pas les moyens ou, pire, le cran de quitter l’entreprise.
Pourquoi est-il si difficile de changer ces pratiques de rémunération ?
Il y a quantité d’autres instruments dans la gestion du personnel : promotions, extension des responsabilités, hausse du salaire fixe via des augmentations individualisées, pression du groupe et des pairs, et dans les cas extrêmes interruption du contrat de travail. Pourquoi tant miser alors sur la rémunération variable ? Il y a ici comme ailleurs une passivité dans les pratiques des directions RH, qui fait qu’on reproduit ce qui a toujours été fait. À force d’être mis en œuvre, ce lien « pas de performance sans incitations » fait partie de l’idéologie existante et devient performatif. Il renforce le préjugé : « voyez ! il faut des incitations pour qu’ils travaillent bien ».
Mais cela ne suffit pas à expliquer l’inertie. Les DRH voient sans plaisir le temps consommé à définir les objectifs de chacun, usinés par une batterie de contrôleurs de gestion maintenant que l’informatisation fait remonter à profusion toutes sortes d’indicateurs. Il faut donc d’autres raisons. Une première tient au fait que trop de chefs d’entreprise associent encore la solidarité des salariés à une menace et sont tentés par des modes plus individualistes et plus variables de rémunération, jugeant davantage comme un risque qu’un avantage une communauté de travail soudée.
Une autre raison est la flexibilité financière que cela donne à l’entreprise. Avoir des salaires qui dépendent des résultats de l’entreprise stabilise le profit et le fait moins dépendre des aléas conjoncturels. Les salariés participent en quelque sorte au risque capitaliste. C’est vrai tout autant pour les rémunérations variables collectives. Dans une bonne logique rendement / risque, la rémunération totale du salarié devrait s’accroître à proportion du risque accru. Ce n’est pas le cas pourtant, à en juger par la baisse tendancielle depuis trente ans dans les grands pays de la part des salaires dans le revenu national. La rémunération variable apparaît comme largement payée sur la part fixe, le salarié ayant à la fois plus de risque salarial et moins de rémunération. Les profits sont peut-être mieux lissés et plus élevés en proportion de la valeur ajoutée, mais on sacrifie au passage une implication et une identification plus forte des salariés qui nuit au total à la création de richesse.
Un dernier motif est plus immédiat : il n’est jamais commode de régler le cas des salariés qui refusent de participer au projet collectif, qui ont perdu toute motivation ou qui souhaitent tout simplement échapper à la logique de l’effort. Les signaux que sont la non-promotion ou l’absence d’augmentations n’agissent qu’en creux et sont donc peu efficaces, poussant d’ailleurs le salarié à se retrancher dans sa conduite d’échec. Peu efficace également l’opprobre du groupe. On subit ici les effets d’un marché du travail bloqué, où la mobilité au sein de l’entreprise ou entre entreprises est insuffisante. Beaucoup de salariés, pourtant désireux de bouger de poste, sont réticents à le faire en raison du risque pris. Il n’est pas absurde dans cette logique que le système d’assurance-chômage couvre le cas où la rupture du contrat de travail est le seul fait du salarié, désireux de tenter sa chance dans un autre environnement de travail.
[1] Kohn, Alfie, 1073, “Why Incentive Plans Cannot Work”, Harvard Business Review, Sept.-Oct.
[2] On ne traite pas en particulier de la rémunération des dirigeants d’entreprise, souvent d’ailleurs en titres de fonds propres de l’entreprise ; ni du système du bonus pool, par exemple dans les banques d’investissement, où le responsable de domaine se voit allouer un certain quota des profits de l’activité et les répartit assez discrétionnairement entre les membres de l’équipe ; ni enfin de l’intéressement et la participation qui sont des rémunérations variables collectives et non individuelles, bénéficiant en France d’un fort levier fiscal.
[3] Akerlof Georges et Rachel E. Kranton, 2010,“Identity Economics. How our Identities Shape our Work, Wages, and Well-Being,” Princeton: Princeton University Press, 2010.
[4] Bénabou, Roland and Jean Tirole, 2003, « Intrinsic and Extrinsic Motivation », Review of Economic Studies 70, pp. 489-520.
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