Le sujet « statistiques ethniques » revient frĂ©quemment dans le dĂ©bat public, souvent de façon passionnĂ©e. On mentionnera d’abord que lâethnie, Ă©tymologiquement, est polysĂ©mique, ce qui favorise les malentendus. Le terme renvoie Ă la race, aux origines ou encore Ă des identitĂ©s partagĂ©es. Il en dĂ©coule que la notion de statistique ethnique recouvre un recueil dâinformations trĂšs disparate. Au-delĂ de querelles de vocabulaire, les diffĂ©rentes catĂ©gories de statistiques ethniques peuvent apporter des informations pertinentes, mais, comme toutes statistiques, doivent ĂȘtre employĂ©es avec discernement.
Les statistiques ethniques recouvrent un ensemble trÚs ⊠divers
Les statistiques ethniques recouvrent principalement deux grands types dâinformations susceptibles dâĂȘtre collectĂ©es en statistiques. Un premier groupe rassemblerait des informations relatives Ă la religion, lâorigine plus culturelle que gĂ©ographique, et ⊠à lâethnie. Le second groupe relĂšve de tout ce qui se rapporte au lieu de naissance, Ă la nationalitĂ© de naissance, de lâindividu, voire de ses parents (et au-delĂ âŠ). Le premier groupe de donnĂ©es pose des problĂšmes majeurs en termes de statistiques : il nâexiste pas de nomenclature en matiĂšre de religion, ou de « race ». Se cumulent donc des difficultĂ©s conceptuelles (quâest-ce quâune ethnie ?) et opĂ©ratoires (quelles nomenclatures appliquer ?). En revanche, le second groupe permet une catĂ©gorisation trĂšs dĂ©taillĂ©e en croisant nationalitĂ© et lieu de naissance, dâoĂč une grande finesse des analyses, basĂ©es sur des caractĂ©ristiques objectives et mesurables. LâInsee a encore recueilli un ensemble dâinformation structurĂ© dans un cadre conceptuel dâidentitĂ© (familial, transmission de caractĂšres identitaires comme le prĂ©nom, linguistique, âŠ), qui relĂšvent de statistiques dans un troisiĂšme sens du mot « ethnique ».
Lâapproche communautaire ou sociale : les statistiques ethniques se dĂ©clinent selon le contexte
Des statistiques du premier type sont collectĂ©es dans trĂšs peu de pays. Mais parmi les pays oĂč elles le sont figurent les Etats-Unis et le Royaume-Uni. LĂ , un recueil dâune information sur « la race » est frĂ©quent. ChĂŽmage et espĂ©rance de vie peuvent ĂȘtre dĂ©clinĂ©s par couleur de peau, de mĂȘme que la prĂ©valence des sĂ©jours en prison. Les statistiques du second groupe sont au contraire frĂ©quemment recueillies, dans la plupart des pays dâEurope, au moins quand il sâagit des informations relatives Ă lâindividu. Elles sont facilement croisĂ©es avec des donnĂ©es sociales. Statistiques et rĂ©cit national ne sont pas disjoints : ici, les trajectoires des individus seront davantage lues suivant une grille communautaire, lĂ , les dĂ©terminants sociaux seront privilĂ©giĂ©s.
La France collecte un ensemble de statistiques ethniques trÚs détaillé
Le recensement français (qui est une enquĂȘte complexe et de taille considĂ©rable) recueille le lieu et la nationalitĂ© de naissance des individus. Il permet des analyses dâune prĂ©cision remarquable. Les fichiers administratifs sont exhaustifs. Souvent, Ă©trangers et non Ă©trangers seront distinguĂ©s dans ces fichiers.  Cette masse Ă©norme dâinformations est disponible. Elle permet dâanalyser les comportements socio-Ă©conomiques des Ă©trangers et immigrĂ©s. Lâappareil statistique dâEtat (pardon pour la redondance) a depuis une quinzaine dâannĂ©es multipliĂ© les enquĂȘtes « ethniques » ! Cela signifie plus trivialement que ces enquĂȘtes comprennent les questions utiles pour identifier les immigrĂ©s et les personnes ayant au moins un parent immigrĂ©. Ainsi, rien nâest inconnu concernant lâemploi, lâĂ©ducation, le logement, les conditions de revenus et de vie, le capital culturel, âŠ, des immigrĂ©s et de leurs descendants. Limite importante mais fondamentale dans les dĂ©bats, ces statistiques dĂ©clinĂ©es par nationalitĂ© et lieu de naissance produisent des analyses subtiles mais Ă lâĂ©chelle du pays tout en entier. En revanche de telles analyses ne sont pas disponibles Ă des Ă©chelons infraânationaux.
Quantité ou qualité, pas de dessert pour ceux qui prennent le fromage
Les enquĂȘtes par sondage ont le dĂ©faut de la non-exhaustivitĂ©, mais de nombreux avantages en termes de qualitĂ© et de richesse de lâinformation disponible. Les donnĂ©es de recensements et de rĂ©pertoires administratifs, par contraste, sont de qualitĂ© moindre. Outre ces dĂ©fauts techniques, les recensements et rĂ©pertoires ont « le dĂ©faut de leur qualité » : ils sont exhaustifs (ou presque). Ainsi, par nature, ils constituent une intrusion de lâEtat dans la vie privĂ©e des personnes, en donnant accĂšs Ă leurs caractĂ©ristiques individuelles.
Les statistiques ethniques sont formellement interdites ⊠sauf exception (on est en France, aprĂšs tout âŠ)
De vifs dĂ©bats sur les statistiques ethniques se sont tenus au milieu des annĂ©es 2000. La prise de conscience quâune population « de deuxiĂšme gĂ©nĂ©ration » de plus en plus importante vivait en France, quâelle Ă©tait mal connue, et que les dĂ©bats sur lâintĂ©gration se dĂ©veloppaient, contextualise ce moment de conflit. Un comitĂ© pour la mesure de la diversitĂ© et l’Ă©valuation des discriminations (Comedd) siĂ©gea et statua, aussitĂŽt contestĂ© par un contre-comitĂ©, tandis que le Conseil constitutionnel rendait de façon cavaliĂšre (incidente serait plus prĂ©cis) une dĂ©cision sur un cavalier lĂ©gislatif visant Ă autoriser ⊠des statistiques ethniques. En conclusion, les statistiques ethniques ne sont pas interdites, mais le recueil de celles-ci se fera au cas par cas et devra ĂȘtre dĂ»ment motivĂ©. Dans ce contexte, lâenquĂȘte de lâIned et de lâInsee, « Trajectoires et Origines », (TeO), put avoir lieu en 2008, apportant une mine dâinformation sur les immigrĂ©s, les descendants, leurs conditions de vie, leurs ⊠religions et dâautres caractĂ©ristiques identitaires.
Les statistiques ethniques non exhaustives apportent une information surabondante âŠ
Le succĂšs de TeO en relation avec dâautres travaux quantifiant les discriminations dont sont victimes les personnes dâorigine Ă©trangĂšre semble justifier la force des statistiques pour lâĂ©piphanie des besoins en information, dans une perspective dâaction publique. Plus encore, toute lâinformation statistique concernant les immigrĂ©s et les descendants dâimmigrĂ©s, cartographiĂ©e dans la foulĂ©e de TeO, a Ă©tĂ© mobilisĂ©e dans deux ouvrages de synthĂšse. Le premier, publiĂ© en 2012 par lâInsee, reste la rĂ©fĂ©rence française pour dĂ©crire les conditions socioĂ©conomiques des immigrĂ©s et des descendants dâimmigrĂ©s. Le second, publiĂ© en 2016 par lâIned, conforte et complĂšte les analyses dĂ©jĂ faites, et documente les discriminations dont sont victimes les immigrĂ©s et descendants dâimmigrĂ©s. Cette cartographie a aussi permis de voir ce qui pouvait se faire, mais qui nâavait pas pu lâĂȘtre (il faut des donnĂ©es, il faut aussi des gens pour les exploiter !) et ⊠ce qui manquait.  En particulier, les donnĂ©es de TeO sont loin dâavoir rendu toute leur substantifique moelle.
âŠ.mais malgrĂ© tout incomplĂšte
Des techniques statistiques apportent des rĂ©sultats complĂ©mentaires utiles. Essentiellement, il sâagit de mettre en relation des caractĂ©ristiques individuelles avec des caractĂ©ristiques de contexte. Celles-ci sont par exemple, par quartier, le revenu fiscal mĂ©dian, ou le nombre de mĂ©decins, ou encore la distance au transport en commun le plus proche. Ces techniques apportent des prĂ©cisions souvent suffisantes pour documenter les situations socioĂ©conomiques des personnes confrontĂ©es Ă des situations locales particuliĂšres, sans quâil soit besoin de prĂ©ciser leur implantation gĂ©ographique prĂ©cise. On Ă©vite ainsi le risque de les  identifier. Ces mĂ©thodes sont de plus en plus utilisĂ©es pour cadrer les politiques de la Ville et sont relativement peu coĂ»teuses.
Les statistiques ethniques exhaustives sont potentiellement utiles, âŠ
Toutefois, une connaissance locale prĂ©cise des conditions de vie ne peut rĂ©sulter que dâoutils comme le recensement ou les registres administratifs. Cette connaissance des conditions locales est utile, et permettrait dâajuster les besoins puis de mesurer finement lâefficacitĂ© des mesures prises. On relĂšvera ici que le statisticien doit rester modeste : les dĂ©cideurs, ainsi bien locaux que nationaux, nâintĂšgrent le plus souvent que trĂšs peu les analyses statistiques pour dĂ©finir et mettre en Ćuvre leurs politiques, au moins dans le domaine de lâimmigration et de lâintĂ©gration. Toujours est-il que rajouter des questions « ethniques », telles que les lieux et nationalitĂ©s des parents dans le recensement, est possible, mais en revanche techniquement coĂ»teux. Il convient donc dâestimer les coĂ»ts et avantages dâun dĂ©veloppement de ces statistiques, dĂ©clinĂ©es non plus dans des enquĂȘtes (oĂč lâinformation recueillie permet les analyses sociodĂ©mographiques) mais au niveau individuel et local (ce qui permet dâaffiner les analyses). En termes dâavantages, rappelons la devise de lâInsee : « mesurer pour comprendre ». Une connaissance statistique participe au fondement des politiques pertinentes, mais ce nâest pas au statisticien de les dĂ©finir et de les mettre en Ćuvre. A rebours, le politique, reprĂ©sentant du peuple français, devra rĂ©clamer (et impulser) la collecte des statistiques utiles Ă lâaction quâil mĂšne.
⊠mais elles ne sont pas sans inconvénients
Quels sont les inconvĂ©nients dâun recensement incluant les questions « ethniques », au sens des origines ? Ils sont au moins de trois ordres. Dâabord lâillusion de la prĂ©cision de ces statistiques dĂ©clinĂ©es sur un plan trĂšs local peut paradoxalement favoriser des interprĂ©tations des Ă©carts de situations simplificatrices ou erronĂ©es. Ces Ă©carts de situations (par exemple le taux de chĂŽmage), aprĂšs contrĂŽles par une sĂ©rie de facteurs sociodĂ©mographiques, seront « expliquĂ©s » principalement par lâorigine. Rappelons ici que deux « explications » polaires sont possibles et, hĂ©las, aussi frĂ©quentes que rĂ©ductrices dans le dĂ©bat public. Soit la propension au chĂŽmage est un facteur « culturel », soit ce chĂŽmage relĂšve dâune discrimination non plus au sens statistique mais juridique. Dans les deux cas on attribue des Ă©carts non expliquĂ©s Ă une cause unique et sera violĂ©e une rĂšgle de la statistique qui est de ne pas ajouter lâarrogance Ă lâignorance. Ensuite, la conception mĂȘme de la citoyennetĂ© française ne peut sâaccommoder dâun renvoi constant aux circonstances des aĂŻeux. Notre Constitution et nos lois ne prĂ©voient pas de  Français « à lâessai », dâautant que cette pĂ©riode dâessai sâĂ©tendrait sur plusieurs gĂ©nĂ©rations, en cohĂ©rence avec un recueil statistique dâorigines lointaines. Enfin, la statistique est par dĂ©finition une intrusion de lâEtat dans la vie privĂ©e des personnes. Le compromis français, fondĂ© sur des enquĂȘtes par sondage, de grande qualitĂ© mais non exhaustives, a jusquâĂ prĂ©sent conciliĂ© le besoin dâinformation et le respect de lâanonymat des citoyens. Ce respect de lâanonymat devient de plus en plus difficile Ă rĂ©aliser au vu des facilitĂ©s techniques de recueil et traitement de lâinformation, dâautant que lâon introduirait des informations sur les origines non plus dans une enquĂȘte mais dans un recensement. Trois risques quâil nâest pas interdit de prendre, mais avec mesure et en connaissance de cause âŠ
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