Le « tout digital » est pour les Ressources Humaines et pour la gestion de l’entreprise en général une bonne nouvelle. Comme la globalisation, la révolution digitale est d’abord un progrès. Néanmoins, mal gérée, elle risque de mettre en danger ce qui est le plus précieux dans une communauté, la qualité des rapports humains.
La montée du digital est une réalité et sa progression est inéluctable. Elle nous dépasse à chaque moment.
Comme dans l’histoire de la globalisation, il y a ici et là des sursauts de résistance et paradoxalement, des choses que l’on croyait sur le point de mourir font des retours en force. On observe des records de vente pour les bons vieux carnets à élastique Moleskine utilisés par Hemingway ! ; les disques vinyles sont à nouveau recherchés, mais dans le même temps, on écoute de plus en plus de musique sur les différentes applications existantes et même, si l’on a dans la poche le fameux carnet Moleskine, on a aussi sur soi son iPad pour rechercher une information ou, très vite, envoyer un message.
Tout ce qui peut être digitalisé l’est et l’information s’écoule de nos ordinateurs comme l’eau de nos robinets. On a du mal à imaginer ce mystérieux réservoir qu’est le cloud et à comprendre son fonctionnement.
Les grandes entreprises sont déjà dans un mode « digital » de fonctionnement. Les informations nécessaires à la bonne marche des affaires sont disponibles sur des bases de données faciles d’accès. La relation en temps réel entre les divers acteurs d’entreprise – clients, fournisseurs, collaborateurs, candidats – est en grande partie orchestrée par des process et analysée par des algorithmes, puis transmise par les téléphones mobiles et autres moyens électroniques.
Le RH des entreprises à beau être conservateur, il devra s’y mettre.
Dans les ressources humaines, une paperasserie lente et poussive a déjà été en grande partie éliminée et remplacée par une extrême rapidité et flexibilité. Le travail peut se faire où que l’on soit ; les contacts sont faciles, rapides, à la demande et en temps réel. Des tâches répétitives et sans intérêt, comme la paie, sont maintenant accomplis par des process automatisés et il est certain que les avancées en intelligence artificielle, big data, automatisation, robotisation, réalité virtuelle apporteront de plus en plus des changements spectaculaires qui bouleverseront le monde du travail.
Et la qualité des relations humaines dans l’entreprise ? Que devient-elle dans ce nouveau monde en perpétuel bouleversement? Comment se construit, dans ce nouveau contexte, la culture d’entreprise ? Existe-t-elle encore dans les entreprises « du tout digital » ? Si oui, comment la garder vivante dans un monde digitalisé ? Comment créer un tissu de relations sur lequel reposent la confiance, l’engagement, la motivation et l’appartenance ? Peut-on tout confier au digital, même cet élément mystérieux qu’on appelle l’esprit d’entreprise et dont celles-ci sont si fières?
Voyage dans l’espace temps
Il est bon parfois de revenir à l’histoire, à la littérature plus précisément. Prenons pour commencer, « Au Bonheur des Dames », d’Emile Zola (1883) un document unique sur la création des grands magasins, écrit en pleine révolution industrielle. Dans ce monde décrit par Zola, le Patron est omnipotent. Le pouvoir qu’il détient est entier, le chef du personnel, garde chiourme, ne sert que de courroie de transmission des décisions. Le « Magasin » pourvoit à tout : logement, formation, nourriture même. La relation est simple, totalement asymétrique : le Patron en haut ; les employés, en masse, en bas. La relation humaine est reine et elle existe à tous les niveaux.
Sautons aux années 1970 avec « L’Imprécateur » de René-Victor Pilhes (Prix Fémina 1974). Cette œuvre décrit le monde d’une grande compagnie internationale, dirigée par une nébuleuse de managers. Il y a un pouvoir mais il est diffus, opaque, on ne sait trop qui le détient et, de ce fait, les complots, les intrigues abondent. Les syndicats ont un pouvoir mystérieux eux aussi. Etablir ou consolider des relations dans l’entreprise est comme marcher sur un sentier miné. Le DRH le sait et c’est l’expert démineur. Les relations entre les acteurs sont pleines de mystère, de non-dits et de sous-entendus. Cette représentation donne un avant-goût des crises qui secoueront les grandes entreprises dans les décades qui suivront. La complexité des relations humaines au sein des équipes de management est le sujet.
2014. Avec la lecture de « The Circle» de Dave Eggers, on entre dans le monde d’une immense compagnie high tech, une extrapolation de Google et Facebook. Le « Système» gère non seulement les activités professionnelles des employés mais aussi leur vie privée, leur relations personnelles et ceci, dans un but d’extrême efficacité. Le travail s’effectue exclusivement devant des écrans, et de temps à autre, des moments de rencontres physiques sont programmés. L’employé reste humain, c’est-à-dire qu’il éprouve des sentiments, des désirs mais ceux-ci sont étouffés par un système de communication parfaitement programmé et irréfutable qui annihile et écrase toute volonté d’individualisation. Le « Système » est maître ; les process tyranniques. Cela mène à des impasses qui tuent la spontanéité, l’innovation et génèrent l’ennui ou l’anxiété d’être mal noté ou peu apprécié.
Cette pratique du « tout digital » est déjà la réalité dans plusieurs entreprises. Les employés passent fréquemment un test d’éthique et de sécurité. Le test est bien pensé mais il a le ridicule d’être envoyé et signé par un système. Ces tests ne donnent l’alarme que si on ne s’y soumet pas et ils ne donnent aucune mesure de la sincérité aux réponses. On utilise des videos ou des hologrammes pour parler de choses aussi sérieuses que les « valeurs » de l’entreprise, une illusion de communication et un impact sans profondeur sur un public captif. La relation humaine est sans saveur, elle est superficielle. On ne se rencontre pas en personne, on se voit au mieux lors d’un skype. La culture s’éteint tout doucement, on est dans la recherche de l’efficacite au risque de créer une atmosphère oppressante, faite de contrôles et de menaces. Amazon et WallMart en ont fait l’expérience (John Rossman, auteur de The Amazon Way, The New York Times.)
Le monde du futur quant à lui, celui que nous imaginons du moins, est celui de l’Intelligence Artificielle et de la robotisation. Il a été étonnamment pressenti dans des oeuvres de science-fiction. Philip Dick par exemple (1928-1982) s’est posé la question suivante : qu’est-ce qui définit l’authentique être humain ? Dans certaines de ses œuvres, on rencontre des humains totalement déshumanisés et des robots avec, en eux, de troublants éveils de sentiments et d’émotions. Bien entendu, dans ces mondes, l’homme a peur car il se sent devenir obsolète, inutile. La relation humaine y est une source de troubles, les robots sont quand même tellement plus prévisibles !
Cela dit, la relation humaine et la culture d’entreprise sont restées encore de nos jours très présentes dans les entreprises familiales. Elles sont la potion magique des start-up à l’image de Blablacar. Des grandes entreprises cherchent à garder leur esprit et leur culture. Où est l’équilibre entre cette digitalisation et la recherche de l’humain au cœur de l’entreprise ?
Un sujet qui échappe à la mesure
Tout être comprend ce qu’un rapport humain signifie. Il est source d’émotions, il est enrichissement aussi. Nos vies sont faites autour de ces rapports dont l’intensité et la nature varient selon qu’il s’agit de rapports de famille, d’amitié ou de travail.
Dans le fil d’une carrière, les moments marquants restent le recrutement, la formation, les discussions de performance. On se souvient des recruteurs, de leurs questions, de nos émotions souvent intenses face à eux ; on se souvient également de ceux qui nous ont formés, de ceux qui ont été nos coachs, parfois nos gourous.
Il faut reconnaître que les communications virtuelles, par skype par exemple, gardent une certaine intensité émotionnelle. La révolution digitale permet une extension extraordinaire du champ d’émission et de réception des contacts et propose un menu de moyens diversifié et flexible. Toutefois, ces nouveaux rapports n’engagent pas autant tout l’être. Même dans un skype, on peut être attentif à autre chose ; lors d’une conférence téléphonique, on peut se mettre sur mute et se détacher de la discussion en cours. Une relation face à face engage plus pleinement tous les sens, et presque malgré soi, nos facultés sont aiguisées. Le subjectif entre en action, on est agacé ou séduit par une expression toute passagère, l’intuition, le jugement sont stimulés et peuvent donc s’exercer pleinement.
Les actes fondateurs de la relation humaine dans l’entreprise
Le monde d’aujourd’hui semble être divisé entre les ardents défenseurs de l’efficacité digitale d’une part, et les nostalgiques du rapport humain face à face. En fait, comme en toutes choses, la solution est dans le compromis et le respect de ce qui est fondamental. En voici quelques exemples:
– Les outils modernes de communication permettent de solliciter la participation non seulement des managers mais aussi des employés à imaginer et planifier le futur. Aujourd’hui, pourtant, c’est rarement le cas comme le montre par exemple l’approche technocratique du top-down où le sommet de la pyramide accouche d’une montagne de chiffres et d’une stratégie faite par des experts. Et pourtant, plusieurs recherches ont montré que l’adhésion et la confiance des employés ne sont vraiment acquises que lorsque la participation des acteurs de l’entreprise a été sincèrement sollicitée et prise en compte. On pourrait imaginer une vraie consultation des acteurs de l’entreprise qui utiliserait le potentiel du digital mais au service d’une réflexion en groupe qui garderait la main.
– Chaque année les entreprises recrutent des jeunes diplômés, des cadres expérimentés, des contrats temporaires. Souvent, aujourd’hui, le recrutement devient une comédie de tests à passer et de formulaires à remplir sur ordinateurs. La recherche de profils dans des bases de données est nécessaire et facilite le travail d’affinement des candidats. Mais le tout digital fait peu ou rien pour séduire, fidéliser et intégrer les nouveaux arrivants dans la communauté que constitue une entreprise. Des points de vraies rencontres, de rencontres physiques doivent être préservés. Le jugement du manager se forme au recrutement et vouloir en déléguer une partie à un algorithme n’a de sens que si le manager conserve une vraie liberté de pensée et de décision. Tous ceux qui ont fait du recrutement sérieusement savent que l’interview est un moment très vivant et intense. La pratique de plus en plus répandue d’utiliser des employés temporaires ou des sous-traitants qui reçoivent une attention encore moindre, n’arrange rien. La décision de recrutement est trop sérieuse pour pouvoir être confiée à des programmes, elle est au cœur de la responsabilité du management.
– La transmission des connaissances est un moment d’échanges important dans la vie d’un jeune employé. Un contact de personne à personne dans le monde d’aujourd’hui est parfois difficile à organiser mais on sait facilement créer des services de coaching en réseau assurés par un groupe d’experts. Ces experts apportent évidemment leurs connaissances mais ils peuvent aussi faciliter l’insertion dans une culture d’entreprise et permettre son décryptage. Rapprocher les générations sortantes et entrantes permettrait en même temps un passage de culture et de valeurs. AT&T s’est lancé dans un programme massif de reconversion à tous les niveaux de centaine de milliers d’employés. Plusieurs entreprises ont suivi.
Le digital, dans ce cas, a ouvert la voie à des échanges humains bien plus fluides mais le vrai passage d’expérience et de connaissance s’est fait à travers une relation humaine.
– Le conseil en carrière est le meilleur outil de fidélisation des talents et son absence est le plus classique des facteurs de démission. Le conseil en carrière influe sur la fidélisation des talents et sur le plan de succession. Comment garder cette fonction vivante dans une entreprise où les employés ne se connaissent plus « en personne » ? Déléguer exclusivement cette tâche à des programmes aussi performants soient-ils, est une erreur, car cette activité est une responsabilité propre à la fonction RH. Etre capable de conseiller en carrière est un art que la fonction RH et le management doivent cultiver, car c’est un mélange subtil entre écouter et être écouté. Le faire à l’aide du digital est bien plus facile, encore faut-il le faire avec sincérité et non à travers des programmes d’intelligence artificielle qui n’engagent personne.
– Les discussions et échanges d’idées sont plus riches, plus productifs, quand ils sont directs et se déroulent dans une unité de lieu et de temps. Lors des conférences téléphoniques, dans les skype, dans les échanges de mails, l’être n’est pas aussi engagé ni aussi attentif. Pour préserver des moments de proximité, plusieurs sociétés, notamment dans le high-tech, en reviennent à des concepts de réunions et de vraies rencontres dans le seul but de créer un lien de confiance et de tisser une relation réelle entre les divers partenaires d’entreprise comme à l’intérieur d’une même équipe. On ne parle plus d’agendas mais de se connaitre, s’apprécier, se faire confiance.
– Le succès d’une entreprise et la confiance attachée à son nom et à son image dépendent également de la qualité de la relation humaine quand elle s’applique aux clients, aux fournisseurs, aux candidats, aux communautés locales. Cette qualité semblerait difficile à développer avec des relations exclusivement à distance. Il faut reconnaître cependant que, contre toute attente, des entreprises du tout digital comme Ebay, Uber, Paypal ont réussi, d’une certaine façon, à créer chez les utilisateurs une forme de confiance. Mais quand une crise surgit, comme c’est le cas aujourd’hui chez Uber, elle dévoile les défauts bien humains des dirigeants fondateurs et de la culture qu’ils ont créée. Pourquoi les employés seraient-ils loyaux si la relation est uniquement fondée sur une transaction ou une commission ?
Le leadership en question
La qualité d’un vrai « leader » – pour reprendre un terme usé jusqu’à la corde – reste tout d’abord la capacité de gérer, d’assimiler, de faire travailler ensemble des talents divers, des personnalités fortes parfois antithétiques, et celle de faire rapidement la synthèse des idées émises pour parvenir à des décisions innovantes. On assiste aujourd’hui à une sorte de course vers le « tout process », même dans le cadre d’une chose aussi difficile à cerner que le leadership. Les managers se cachent derrière des écrans, les responsabilités sont diffuses. Le process gère, le contact direct est secondaire ou tout simplement évité. Des qualités fondamentales comme le charisme, l’empathie, l’imagination sont éclipsées par le souci principal : l’efficacité à court terme.
Il n’y a pas lieu de regretter certaines formes de management héritées d’un passé encore proche, comme par exemple la présence obligatoire sur le lieu du travail à horaires fixes, le mythe du petit chef, la lenteur des procédures et la paperasserie qu’elles engendraient, ni même l’élaboration des budgets qui durait des mois et aboutissait à un résultat obsolète avant même que la nouvelle année ne commence, ou encore les voyages nombreux, en tous sens, souvent sans résultat.
Cependant l’attention apportée à la relation humaine doit persister, elle doit être affinée et rendue plus forte et plus crédible grâce, et non malgré, l’utilisation d’outils digitaux. Il est intéressant de noter que certaines entreprises high-tech, qui, au début de leurs courbes ascendantes, pensaient pouvoir se passer d’une gestion forte des relations humaines, en arrivent aujourd’hui à en ressentir un besoin criant, maintenant que leur succès se stabilise.
Cette évolution sera intéressante à suivre et n’est pas évidente à prévoir. On a cru pendant longtemps que l’intelligence artificielle n’y arriverait pas et on pense aujourd’hui qu’elle peut presque tout faire. Des compagnies géantes comme Google cherchent à marier à la fois l’agilité que procurent les nouveaux outils et un sens profond d’éthique et de respect des employés (Work rules-Lazlo Bock).
Le pari des grandes entreprises est de se transformer vers le digital tout en évitant le piège de l’assèchement de la relation humaine en investissant le temps et les moyens nécessaires. Ce sera aux dépens de l’efficacite à court terme pour protéger un capital de confiance et d’esprit d’entreprise sans lesquels l’appartenance à l’entreprise ne fait pas beaucoup de sens (lire « Big data is watching for you » , article d’Yves Krief à paraître dans variances.eu).
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