Toutes les industries connaissent des hauts et des bas mais certaines ont leurs propres cycles liés à des considérations économiques ou géopolitiques particulières. L’industrie pétrolière et gazière en est une dans son activité d’exploration et de production. Elle a eu “son” boom historique grâce à l’envolée des prix du pétrole dans les années 1976-1982 et un autre plus récent, mais non moins impressionnant, de 2004 à 2014. Le climat prédominant entre deux booms est celui de dépression.

C’est cette particularité qui nous intéresse et qui questionne la capacité des managers et des responsables de Ressources Humaines à trouver des compromis réalistes, acceptables socialement et moralement, entre l’intérêt économique des entreprises et celui des employés, des universités et des communautés concernées.

50 ans de cycles pétroliers

Le prix du pétrole est le baromètre de la rentabilité des investissements et il va être l’indicateur financier clef, chef d’orchestre de ces cycles. C’est ce qu’avaient prédit Karl Marx et Stuart Mill. A cela s’ajoutent des événements de toutes sortes, géopolitiques ou technologiques qui, comme le dit joliment Yule, vont « comme des billes jetées sur un pendule » perturber ces cycles. Comme les économistes (1) l’ont décrit très tôt, des périodes d’euphorie sont suivies de crise et de dépression qui durent plusieurs années.

De 1976 à 1982, c’est le boom. Le monde du pétrole perd le sens des réalités. Le manque de personnel et d’équipement est le seul souci des compagnies. On ne fait pas trop attention au réveil de la Chine qui sera plus tard le moteur principal de la croissance de la demande.

De 1982 à 2004, l’industrie vit une longue dépression avec une obsession de réduction des coûts et donc une baisse sévère du recrutement, très difficile à gérer pour les universités spécialisées dans les disciplines liées aux hydrocarbures. Le secteur en Russie se structure dans les années 90 pour devenir progressivement un grand à la table des  producteurs.

Le scénario d’euphorie se répète pendant le boom de 2004-2014 qui surprend l’industrie et les universités au moment ou les seniors se préparent à partir à la retraite. C’est le fameux crew change (changement d’équipe) et la “guerre des talents” pour répondre aux besoins de l’activité. Mais c’est aussi la période où la technologie de “fracking” et de forage directionnel lance définitivement le pétrole et le gaz de schiste comme  sources majeures  d’hydrocarbures.

En 2014, la progression du gaz et du pétrole de schiste américain en part de marché n’est plus tolérable pour l’OPEP qui décide de laisser les prix osciller en dessous de 60$ le baril pour mettre en danger la santé financière du producteur américain. Mais c’est aussi une période où le changement climatique commence à inquiéter, les progrès du transport électrique s’accélèrent et le regard des consommateurs se porte sur la transition énergétique.

C’est peut-être cela le mystère de ces cycles. Dans chaque phase de dépression ou de boom se nichent des événements qui ont une portée à long terme et qui vont sérieusement perturber la phase prochaine : l’émergence de la Chine comme gros consommateur, de la Russie comme producteur, du gaz de schiste américain comme source majeure de pétrole, de gaz et aussi d’emplois et, enfin aujourd’hui, l’envol de la transition énergétique vers l’électrique et le renouvelable.

Graphique : prix du baril de pétrole WTI (West Texas intermediate) ajusté de l’inflation (échelle logarithmique) de 1946 a 2018

La gestion des cycles

Pendant le boom, l’industrie recrute à tour de bras. On parle dans les campus à des centaines de milliers d’ingénieurs et de spécialistes en géosciences d’un avenir brillant sans nuages. Brusquement, on passe à la réduction brutale des coûts, à des licenciements massifs (plus de 200 000 en 2014), à un assèchement des relations avec les universités : ingénieurs, spécialistes, professeurs, assistants, élèves se retrouvent abandonnés par l’industrie.

Un tel retournement est-il socialement supportable? Comment éviter des secousses de cette ampleur sur l’emploi, les universités et les communautés? A long terme, elles sont préjudiciables pour tous et il existe des compromis bien meilleurs.

On regardera successivement le temps de réaction, les formes de réduction des coûts et la gestion elle-même pendant les périodes de récession.

Apprendre à anticiper

Procrastiner pour réagir à une crise n’est pas une stratégie acceptable pour la compagnie car elle met sa santé financière et éventuellement sa survie en danger.

On ne peut pas éviter de réduire les coûts lorsque l’activité chute sans espoir de rebondir dans un délai connu. C’est typiquement ce qui se passe dans le pétrole. Il faut couper est sur les lèvres de tous les managers quand le prix du pétrole s’écroule et toute la chaine, depuis les compagnies pétrolières jusqu’au moindre petit fournisseur local, va souffrir. Le mot d’ordre Il faut couper s’applique à toutes les dépenses variables, en particulier les dépenses dites de personnel. Tout est visé, l’effectif aussi bien que le montant des salaires et des primes qui ont souvent pris de l’importance pendant la période de boom.

Ce sont des choix difficiles qui demandent une certaine anticipation. Le management se doit de préparer le terrain et les actions à prendre en cas de crise. Malheureusement pendant la période de croissance rapide qui précède la crise, personne n’est prêt à jouer les Cassandre et à préparer un “contingency plan”. Et pourtant c’est la précaution à prendre pour avoir au moment critique des réponses réalistes et sensibles qui peuvent être rapidement mises en oeuvre.

Il faut en particulier concrètement encourager les communautés locales qui vivent du pétrole à se diversifier dans d’autres industries pendant les périodes de boom comme cela a été le cas avec succès dans plusieurs endroits, au Texas et en Asie par exemple. C’est la direction prise récemment par les pays du Moyen-Orient comme les Emirats et  l’Arabie Saoudite.

Agir avec discernement

La première mesure concrète de réduction des coûts qui vient à l’esprit des compagnies consiste à laisser partir la force d’appoint accumulée pendant le boom. Ce sont les contractuels : ils s’y attendent, ils ont leur stratégie individuelle pour rebondir en changeant de région ou en se tournant vers d’autres activités. Cela dit, de gros progrès peuvent être faits pour mieux les fidéliser et mieux gérer cette force d’appoint qui peut représenter plus de 20 % de l’effectif total des opérations de prospection, de production et de forage. L’industrie doit apprendre à gérer leurs compétences et à valider leur expérience et leur performance. On pourrait imaginer un passeport, digital bien sûr, de compétences qui leur permettrait de se construire une vraie carrière à travers tous ces postes temporaires dans l’industrie. Ce n’est pas le cas aujourd’hui et c’est regrettable car leur disponibilité et leur mobilité sont précieuses pour la gestion des cycles. Ils sont en général parfaitement ignorés par les Ressources Humaines.

Une autre mesure qui vient vite à l’esprit des dirigeants est de mettre les seniors en retraite anticipée. Elle est tentante pour toutes les compagnies et en particulier pour les compagnies nationales, comme Petrobras au Brésil ou Pemex au Mexique, à la recherche de solutions acceptables par les syndicats. C’est une façon de reporter le problème vers les fonds de pension. Cela a l’avantage d’ouvrir à ces seniors la possibilité de cumuler leur retraite avec des honoraires de consultant ou de contractuel s’ils désirent continuer d’exercer. Avoir un plan d’atterrissage en “douceur“ pour que cela se passe au mieux est une bonne idée dans une industrie cyclique. Bien accompagné, ce départ anticipé des seniors peut être, pour une grande partie d’entre eux, un événement bien sûr déstabilisant mais finalement positif. Encore faut-il que les plans de pension soient compatibles avec un départ anticipé et que ces seniors se soient eux-mêmes préparés psychologiquement à un tel changement de statut avec l’aide de la compagnie. Une longue carrière à vie dans une industrie cyclique est une promesse difficile à tenir.

Cette crise ne peut être bien gérée que s’il y a une vraie culture de performance qui permet de protéger autant que possible ceux qui ont démontré qu’ils étaient motivés par leur emploi et qu’ils étaient capables d’évoluer dans la société. Les réductions d’effectifs peuvent alors se focaliser sur ceux qui se sont le moins investis dans une carrière dans cette industrie. Cette approche est plus acceptable sur bien des plans que celle qui repose sur des critères d’ancienneté ou de grade. Il faut absolument que tous les niveaux de la compagnie jusqu’au plus haut soient concernés. Une culture où la performance de chacun est suivie régulièrement est indispensable de ce point de vue et elle ne s’invente pas au dernier moment.

Une autre mesure classique de réduction des coûts est d’arrêter brusquement le recrutement, de minimiser les contacts avec les universités, de ne plus prendre de stagiaires. C’est une mesure grave et regrettable, malheureusement typique de cette industrie. Il arrive souvent que plus aucun recrutement ne soit autorisé dans une ambiance de crise, y compris le recrutement de jeunes diplômés dans les disciplines indispensables pour l’industrie que sont les géosciences et l’ingénierie pétrolière.

Arrêter totalement le recrutement est une décision aberrante pour trois raisons simples : il faut 6 à 8 ans pour former un géologue ou un ingénieur pétrolier, ce n’est pas seulement en temps de boom qu’on peut le faire ; arrêter le recrutement de jeunes diplômés est socialement inacceptable vis-à-vis des universités et des étudiants et a comme effet indirect et pervers de décourager des générations entières de choisir ces disciplines; enfin, chaque discipline a sa courbe démographique et il faut s’assurer que dans chacune l’équilibre junior-senior soit maintenu pour que le transfert de connaissance et d’expérience entre générations se passe bien.

La solution évidente est de maintenir un recrutement modéré mais substantiel en temps de récession pour garder une présence dans le campus et pour se préserver une capacité de rebondir quand le business repart, en évitant la panique que nous avons vécue en 2004.

Le cas des foreurs, opérateurs, techniciens qui ont leur activité liée au nombre d’opérations est le plus difficile. La solution est individuelle. Ils ont été particulièrement touchés par la crise de 2014. Ils ont appris à se retourner et à rebondir. Au Canada ou dans le sud-ouest de la France, ils vont construire leur maison. En Norvège, ils vont travailler sur des bateaux. Ils sont en général très mobiles à partir du moment où ils sont en rotation. Pour que leur retour demain dans l’industrie se passe bien, il faut cependant que les entreprises se sentent responsables de renouveler leurs compétences et de les préparer à l’arrivée de technologies nouvelles liées à l’automatisation et la robotisation sur les plateformes pétrolières. L’industrie semble en avoir pris conscience et parle de reprendre la formation des opérateurs (re-skilling) comme cela a été fait dans le secteur des télécommunications.

Les cadres techniques en cours de carrière ont un vrai problème. Souvent trop spécialisés pour changer d’industrie, la crise ne leur laisse pas beaucoup d’opportunités dans les hydrocarbures, sauf s’ils acceptent de bouger vers un pays émergent pour y travailler comme consultant.

Une alternative constructive consiste à investir dans un MBA, passerelle élégante vers d’autres secteurs. La compagnie peut aider en parrainant financièrement ce MBA pendant les périodes de dépression et en assurant par exemple la couverture médicale pendant le MBA. A la sortie du MBA, le cadre pourra envisager toutes les possibilités y compris le retour vers son entreprise. Il n’est pas étonnant qu’en temps de crise dans le pétrole les MBAs soient remplis en partie par ces réfugiés de l’industrie pétrolière et gazière.

Renforcer les fondamentaux

La force des compagnies dans ce secteur repose sur les compétences de leurs employés et sur la capacité de ceux-ci à apprendre rapidement et à s’adapter en temps réel aux nouvelles techniques. C’est une grave erreur en temps de crise de réduire les budgets de formation et de ralentir la dynamique de développement des employés. Cette réduction est malheureusement courante dans les entreprises publiques nationales, très fortes dans les pays producteurs émergents, où toute forme de licenciement est exclue et où il faut gérer une stagnation ou un déclin avec un sureffectif. Il vaudrait mieux faire face à la réalité, réduire les effectifs et maintenir une dynamique motivante pour ceux qui restent.

Réagir à une chute des prix et trouver des solutions créatives demande aussi une circulation efficace de la connaissance et de l’expérience, une interaction entre disciplines et entre générations et une intégration des données faisant appel aux technologies les plus avancées. Les solutions existent grâce aux progrès extraordinaires faits en matière de connectivité. En temps de récession, cet effort doit être renforcé et non pas ralenti par des considérations de coût car il est le nerf de la productivité.

En temps de boom, on construit la diversité culturelle et la diversité de genres, toutes deux indispensables dans une compagnie globale moderne ; en temps de crise, on risque fort de les laisser filer car il est plus commode de laisser partir ceux qui n’ont pas la nationalité ou le genre dominant de l’industrie. Cette diversité, pas si facile à construire mais qui a atteint plus de 20 % (2) dans les compagnies pétrolières, grâce en grande partie aux progrès accomplis entre 2004 et 2014, est un élément fondamental de la culture. C’est ce qui va permettre à la compagnie de garder une capacité d’adaptation. Le repli sur une culture restreinte et à dominante masculine, si caractéristique du passé de l’industrie pétrolière ou minière, serait, s’il se produisait, un point négatif sérieux. L’image et la culture de la compagnie s’en ressentiraient. La solution est de mobiliser les efforts du management pour ne pas laisser ce retour en arrière de la culture et pour, au contraire, continuer d’investir dans ce trait culturel.

La gestion des rémunérations et des avantages sociaux doit être adaptée à une activité cyclique. La rémunération variable avec des bonus, dont certains sont liés au niveau de profit de la compagnie et qui, par suite, seront conséquents en temps de boom et très modestes ou inexistants en temps de récession, est une des recettes pour ajuster les coûts au contexte économique.

Les plans de pension qui permettent de partir avant l’âge de la retraite avec des avoirs  en actions ou liquides, comme c’est le cas aux Etats-Unis avec le 401k, aident énormément au bon moment. Encore faut-il que les employés aient eu la sagesse de ne pas investir dans leur secteur cyclique.

Le paradoxe des attributions d’options d’achat d’actions aux employés, largement utilisées dans le secteur pour retenir les talents, est qu’elles risquent fort d’avoir la valeur d’assignats en temps de boom si elles ne sont pas exercées avant la chute de l’activité. Elles peuvent être des pépites si elles sont reçues en temps de récession et exercées en temps de boom. Une solution pour s’assurer que les meilleurs talents restent associés au succès de l’entreprise, quelle que soit la conjoncture, est de renouveler ces attributions d’options si elles ont été accordées au sommet d’un boom et ont perdu dramatiquement de la valeur.

Toutes ces solutions demandent un changement d’attitude de la part des compagnies. On a vu récemment plusieurs d’entre elles faire exception, en préservant leur relation avec les universités et les communautés locales, en maintenant un recrutement et en protégeant leur diversité. C’est ce changement d’attitude qui peut éviter à l’industrie cette image d’employeur à la « Dr Jekyll and Mr Hyde ». Il faut valoriser le long terme et les aspects qualitatifs de la culture, particulièrement en temps de récession car c’est là qu’ils sont le plus en danger et qu’ils sont aussi particulièrement importants.

Le capital humain et la confiance

Les pratiques passées ont laissé des cicatrices sur les courbes démographiques. En 2004, l’industrie avait une dominance de seniors proches de la retraite, signe d’une industrie qui n’avait pas renouvelé ses talents pendant la récession ou stagnation. Depuis 2014, c’est le contraire : les seniors sont partis et les jeunes dominent, un peu comme dans l’industrie high tech.

Plus subtiles mais plus graves sont les cicatrices sur le moral et l’image des compagnies. En temps de boom, l’industrie est un employeur recherché et va attirer les meilleurs. En tant de récession, elle fait peur. Pourtant c’est parmi ceux recrutés en période de récession que se trouveront les managers du prochain boom.

Le capital humain ne crée de la valeur dans la compagnie que si le capital de confiance a été protégé. Le risque majeur d’une gestion brutale et aveugle des crises est celui d’une perte de confiance, d’engagement et de motivation. On attribue a Sartre cette formule: ”la confiance se gagne en gouttes et se perd en litres”. Dans l’industrie des hydrocarbures, en temps de crise elle se perdra par barils si on répète ce qui a été fait dans le passé.

La transition énergétique ouvre une autre sorte de compétition, plus qualitative, où l’image de l’industrie comme employeur et son empreinte sur l’environnement ont bien plus d’importance pour le consommateur que par le passé.


(1) Voir dans Persée – le cycle Economique : une synthèse (Thierry Amar, Francis Bismans, Claude Diebolt )

(2) Ce pourcentage s’applique à la diversité par genre.

Pierre Bismuth