Allons-nous dĂ©lĂ©guer Ă  un algorithme la gestion des entreprises, ou du moins la partie liĂ©e aux Ressources Humaines ? Et si, de plus, les frontiĂšres de l’entreprise deviennent floues, quel sera le sentiment d’appartenance, la fiertĂ©, d’ĂȘtre inclus dans cette collectivitĂ©-entreprise ? 

Dans la perspective d’un tout digital oĂč seule la stratĂ©gie serait encore « humaine », il est crucial de bien en connaitre les risques et de prĂ©parer la digitalisation.

Les RH (Ressources Humaines) sont en crise. Certes, dans les entreprises qui sont Ă  la pointe des nouvelles technologies, – qu’elle gagnent de colossaux profits ou qu’elles soient en passe de le faire -, l’optimisme est de rĂšgle – du moins en apparence -, accompagnĂ© d’ambiance conviviale, de salles de repos, de salles de yoga, de travail Ă  la carte, etc.

Mais pour la plupart des autres, le management quotidien est fait de micro-dĂ©cisions et d’optimisations locales. Et c’est dans ces interstices d’abord que les nouvelles technologies viennent se nicher.

Selon la « thĂ©orie de coĂ»ts de transaction » c’est l’optimisation de ces coĂ»ts (un contrat de travail gĂ©nĂšre moins de coĂ»t qu’un contrat qu’il faudrait Ă©laborer pour chaque tĂąche) qui dĂ©termine le « pourquoi y-a-il une entreprise plutĂŽt que rien ?».

Or les nouvelles modalitĂ©s contractuelles, dont l’« uberisation » est un exemple, font sauter ce verrou et c’est pourquoi il faut s’attendre Ă  sa gĂ©nĂ©ralisation. En effet, une fois les contrats conçus, la gestion peut en ĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©e Ă  un algorithme. Dans ce modĂšle d’entreprise, il n’est pas facile de savoir si les salariĂ©s sont Ă  l’extĂ©rieur ou Ă  l’intĂ©rieur : les chauffeurs sont-ils dehors ou dedans ? La conversation est exemplaire entre un chauffeur mĂ©content et le patron d’Uber, forcĂ© de regretter ses paroles comme si le chauffeur Ă©tait salariĂ© de l’entreprise. Sauf lĂ©gislation adaptĂ©e qui requalifierait en salariĂ©s ces « fournisseurs »[1], l’ambiguĂŻtĂ© risque bien de perdurer.

Ce sont les frontiĂšres mĂȘmes de l’entreprise qui deviennent floues, le droit du travail entrant dans une zone grise ; et avec ces frontiĂšres, c’est tout l’imaginaire d’appartenance qui s’évanouit, ou du moins se dĂ©ploie autrement.

Que deviennent alors les traces matĂ©rielles de l’entreprise sur lesquelles s’accroche le rĂ©el ? Les bureaux individualisĂ©s, les notes de services ? Les rĂ©unions en grande salle ou en petit comité ? Les pots de fin d’annĂ©e ou au dĂ©part d’un collaborateur ?

Si toute cette matĂ©rialitĂ© s’évanouit, que reste-il ? Les Ă©crans, la plate-forme, le rĂ©seau[2].

Or c’est là qu’un imaginaire sauvage va s’engouffrer.

Car la subjectivitĂ© des acteurs, elle, ne disparaĂźt pas pour autant, bien que liĂ©e Ă  des dispositifs technologiques. Le management algorithmique tente de la rĂ©duire, – cette subjectivitĂ© -, Ă  des finalitĂ©s de profilage et de notation, l’idĂ©e Ă©tant celle d’un savoir dont l’objectivitĂ© serait absolue puisqu’il est Ă©loignĂ© de toute intervention subjective (l’entretien d’évaluation par exemple est teintĂ© de la subjectivitĂ© des acteurs).

Par management algorithmique, il faut entendre, comme pour les procĂ©dures big data,  une hyper-rationalitĂ© qui repose sur la rĂ©colte, l’agrĂ©gation et l’analyse automatisĂ©es de donnĂ©es en quantitĂ© massive de maniĂšre Ă  modĂ©liser, anticiper et affecter par avance les comportements, les carriĂšres, les performances possibles.

Vers quelle entreprise nous dirigeons-nous ?

Pour conduire ce changement qui ne pourra qu’advenir, les RH doivent le prĂ©parer Ă  l’aide d’une connaissance approfondie de la perception de l’entreprise par le personnel.

Si le danger est d’aller vers ce que les prospectivistes appellent « le tendanciel inacceptable », autant s’en prĂ©munir en rĂ©pondant aux attentes (exprimĂ©es ou non) des acteurs pour construire ou reconstruire ce qui fait lien dans un collectivitĂ© dont les frontiĂšres seront de moins en moins Ă©videntes.

Inacceptable ? Imaginons ce jeune homme qui postule dans une sociĂ©tĂ© de conseil. Il a laissĂ© toutes les traces de ses goĂ»ts et comportements sur son compte Facebook ; on connaĂźt ses goĂ»ts musicaux par ses abonnements sur deux sites de streaming ; il y a quelques annĂ©es les camĂ©ras de surveillance Ă  reconnaissance de visage l’ont repĂ©rĂ© lors d’une manifestation pour le mariage pour tous ; on sait ce qu’il achĂšte sur internet et le dĂ©sir qu’il a de voyager dans les pays d’Asie.

Lorsqu’il sera recrutĂ©, l’algorithme notera ses performances et lui proposera un poste d’abord, puis des promotions ajustĂ©es.

Quelle image aura-il de l’entreprise qui l’emploie ?

AprĂšs les ruptures d’identitĂ© des entreprises en raison des fusions, acquisitions, relocalisations, voilĂ  l’instant de la digitalisation.

Devant la quasi-disparition des rapports humains, hiĂ©rarchiques ou horizontaux traditionnels, il est dĂ©cisif d’explorer ce qui fait encore lien dans une organisation, d’en suivre le contenu, et si possible de le contrĂŽler.

Le terrain du changement : les reprĂ©sentations internes de l’entreprise

L’imaginaire contrĂŽlĂ©, c’est exactement, ce qu’on appelle marque ; ici, bien entendu, cet imaginaire porte sur l’interne et sur la population des concernĂ©s, qu’il s’agisse des salariĂ©s ou des personnes liĂ©es par une relation contractuelle[3].

A l’origine limitĂ©e Ă  une signature de produit, la marque a en effet progressivement conquis de nouveaux espaces. Elle a simultanĂ©ment investi le nom des entreprises (la marque « corporate » aussi bien interne qu’externe), puis les domaines non marchands (associations, ONG, etc.), et jusqu’aux partis politiques qui souscrivent trĂšs largement au marketing politique, donc au parti-marque ou au candidat-marque (les logos des partis politiques sont par exemple travaillĂ©s comme des logos de marque).

On peut classer les reprĂ©sentations de l’entreprise que se font les personnes (je n’ose pas dire les salariĂ©s) en trois niveaux, imbriquĂ©s, nouĂ©s, mais qu’on peut sĂ©parer d’un point de vue analytique. Ces trois niveaux sont une dĂ©clinaison des concepts psychanalytiques : le rĂ©el, le symbolique, l’imaginaire.

Ces représentations sont :

  • liĂ©es au contrats, aux objectifs Ă©crits et mesurables, Ă  l’activitĂ© purement marchande ;
  • aux relations symboliques d’adhĂ©sion aux valeurs explicites ou non Ă©crites ;
  • Ă  l’imaginaire d’appartenance, qui situe ce niveau Ă  la marque interne proprement dite.

PrĂ©parant un changement d’ampleur, les trois niveaux peuvent faire l’objet d’exploration qualitative (interview en profondeur, groupes) et/ou quantitative (questionnaires administrĂ©s au tĂ©lĂ©phone ou par la plateforme de gestion).

Dans l’enquĂȘte qualitative, on va gagner en profondeur ce que l’on perdra en extension (le chiffre ne sera pertinent que lorsque on saura prĂ©cisĂ©ment quoi mesurer).

Dans tous les services et niveaux hiĂ©rarchiques, et sur un nombre limitĂ© de personnes soigneusement choisies en privilĂ©giant la diversitĂ© plutĂŽt que la reprĂ©sentativitĂ©, il faudra explorer durant une Ă  deux heures la vision qu’ont les personnes interrogĂ©es, des thĂšmes suivants :

  1. La rationalitĂ© Ă©conomique et juridique de l’entreprise : les contrats, des rĂšgles internes Ă©crites

C’est le niveau de l’opinion interne sur :

  • Les transformations du mĂ©tier,
  • Les diversifications des mĂ©tiers, les prises de participation, les fusions et acquisitions,
  • Les transformations de l’entreprise dans le contexte digital, national, europĂ©en, mondial,
  • Les modifications qui font entrer les entreprises dans l’univers du numĂ©rique,
  • L’organisation interne,
  • Les structures hiĂ©rarchiques, les distances hiĂ©rarchiques,
  • Les rapports holding/filiales,
  • Les rapports avec les actionnaires, les syndicats,
  • Les rapports numĂ©riques organisĂ©s avec les consommateurs, les salariĂ©s, les actionnaires, les fournisseurs, les analystes financiers, les jeunes diplĂŽmĂ©s,
  • Les rapports et les antagonismes des mĂ©tiers R&D, finances, marketing, juridique au sein de l’entreprise,
  1. Les relations symboliques d’adhĂ©sion aux changements

À ce niveau, compte tenu de la nĂ©cessitĂ© pour l’entreprise, de lĂ©gitimer son existence sur la place publique au-delĂ  de la simple production de biens et de services, il s’agit d’explorer les volontĂ©s de ses membres de se constituer (ou non) comme communautĂ©, de donner sens Ă  son activitĂ© Ă  travers un sujet collectif : par exemple, la science au service de la beautĂ© (L’OrĂ©al), le transport au service des parisiens (La RATP),  La nutrition comme mĂ©decine (Danone), le dĂ©veloppement durable aide les entreprises Ă  la transformation numĂ©rique (Atos).

L’effondrement des systĂšmes idĂ©ologiques a en effet laissĂ© la place aux discours des petites communautĂ©s (dont l’entreprise est un exemple), mais l’adhĂ©sion se heurte aux mouvements de l’organisation hiĂ©rarchique, capitalistique et numĂ©rique.

Donc les thÚmes suivants sont à explorer :

  • Type de lĂ©gitimitĂ© de la direction, son devenir dans une direction « sans visage »,
  • Le grand rĂ©cit de l’entreprise, ce qui unifie les niveaux hiĂ©rarchiques,
  • La vocation de l’entreprise Ă  travers laquelle s’expriment ses valeurs, le progrĂšs, l’éthique, les aspects moraux et sociaux,
  • Perception des vecteurs numĂ©riques de substitution des communications interpersonnelles.
  1. L’imaginaire d’appartenance

Il s’agit d’explorer l’image mobilisatrice et dynamique qui est en relation complexe avec la rĂ©alitĂ© Ă  travers tous les mĂ©canismes de projection et d’identification :

  • A qui, Ă  quoi s’identifie-t-on ? Que deviennent ces processus lorsqu’ils sont mĂ©diatisĂ©s par les Ă©crans ? Par le prĂ©sident hologramme ?
  • Perception du type de management : partenarial, paternaliste, charismatique, bureaucratique ? Impact de la digitalisation sur ces perceptions.
  • Perceptions « indigĂšnes », croyance Ă  l’esprit des dirigeants, Ă  leur charisme ; ou au contraire, absence de comprĂ©hension des opĂ©rations et de la stratĂ©gie.
  • Sentiment de dĂ©possession par les incessantes modifications

 

Conclusion

C’est une indispensable prĂ©caution d’avoir une bonne connaissance du terrain sur lequel porter le changement. Parce qu’il faudra dĂ©finir ou redĂ©finir un territoire de sens appropriable qui corresponde aux mĂ©tiers et aux volontĂ©s de l’entreprise ; prĂ©venir la dĂ©tĂ©rioration, sinon amĂ©liorer le climat social ; et peut-ĂȘtre provoquer un « dĂ©sĂ©quilibre dynamique », une image mobilisatrice qui corresponde en mĂȘme temps Ă  l’identitĂ© de l’entreprise et Ă  la vision de son futur.

J’ai illustrĂ© le devenir de l’entreprise par la gravure placĂ©e au dĂ©but de l’article. Elle est celle du frontispice du Leviathan de Thomas Hobbes (et pardon Thomas de distordre un peu ton concept 
).

Elle reprĂ©sente le Roi dont le corps est fait de la multitude des corps de tous les hommes (le consensus, censĂ© Ă©viter les conflits), tenant d’une main la crosse, symbole de justice (
 et de bonne gouvernance) et de l’autre le glaive, celui de la violence lĂ©gitime (
et d’évaluation/sanction).

Pour Ă©viter un Prince algorithmique, souvenons-nous qu’un Prince est fait de chair et d’os.


[1] Le Monde datĂ© du 1ermars 2017  « La discussion entre le conducteur et celui qui est, de fait, son patron s’engage (c’est moi qui souligne). Elle tourne autour de la stratĂ©gie de la compagnie et de la rĂ©munĂ©ration toujours Ă  la baisse des chauffeurs. Elle va rapidement dĂ©gĂ©nĂ©rer ».

[2] cf voir article de Pierre Bismuth « Le futur de la relation humaine dans l’entreprise », rĂ©cemment paru dans variances.eu

[3] Voir Yves Krief, L’imaginaire de marque, l’explorer, le mesurer, dĂ©cider. Ed. Kawa 2015