A l’occasion de la publication de son nouvel ouvrage sur « les entreprises hyperpuissantes », François Lévêque a bien voulu répondre aux questions de variances.eu.

Vous faites le constat de l’hyperpuissance des géants du net, en évoquant « l’effet Matthieu », selon lequel « on donnera à celui qui a et il sera dans l’abondance ». Pouvez-vous développer votre analyse ?

A l’image de cette citation de l’Evangile, les entreprises qui réussissent voient leurs succès se renforcer dans le temps : encore et encore leur part de marché s’accroît, leurs profits augmentent, leur capitalisation boursière s’élève, leur productivité décuple, leur innovation s’accélère, etc. Depuis plusieurs décennies, on observe un écart croissant entre ces entreprises superstars, toutes multinationales, et les entreprises ordinaires. Pour les plateformes numériques globales, comme Google ou Facebook, les économies de réseau, dites aussi de demande, sont à l’origine du phénomène : plus les internautes consultent le même moteur de recherches, plus l’algorithme s’améliore, plus les réponses sont pertinentes, plus le moteur de recherche est attractif, plus il est consulté, etc. Idem pour un réseau social : plus il a de membres, plus il est intéressant d’en devenir membre. Une sorte d’effet boule de neige, donc. Pour les firmes devenues superstars hors du numérique comme Ikea, Toyota, Samsung ou LVMH, les raisons pour lesquelles elles dominent leur marché sont plus complexes et diverses. Mais les économies d’échelle, du côté de l’offre cette fois, sont toujours une partie de l’explication. Les entreprises hyperpuissantes, géants du net ou d’autres secteurs sont toutes des entreprises globales qui tirent parti de leur taille et de leur implantation sur la totalité, ou presque, de la planète.

Des entreprises hyperpuissantes sont apparues en d’autres temps, et beaucoup d’entre elles ont disparu ou en tout cas perdu de leur puissance. En quoi jugez-vous la situation actuelle différente ? 

Oui, vous avez raison. Singer, le géant de la machine à coudre, Eastman Kodak celui de la photo, et bien d’autres ont disparu. Certaines entreprises hyperpuissantes d’aujourd’hui connaîtront aussi le déclin, mais dans l’ensemble elles devraient vivre plus longtemps. Pourquoi ? Parce qu’elles sont protégées de la concurrence par des barrières à l’entrée autrement plus hautes qu’autrefois, qu’elles soient liées à la technologie, à l’étendue de leur implantation, à la concentration des talents, à leur capacité financière et à leur notoriété auprès des clients, et le plus souvent à toutes ces dimensions à la fois ! Par ailleurs, moins qu’autrefois elles se reposent sur leurs lauriers ou posent la tête sur l’oreiller. Les entreprises hyperpuissantes, regardez par exemple les GAFA, continuent d’investir massivement en R&D et d’innover. Ce n’est pas un hasard si nombre de leurs dirigeants rêvent d’immortalité, se voyant vivre sur Mars en investissant dans le spatial, ou plus que centenaires par leurs dépenses personnelles en recherches sur le vieillissement.

Pour vous, ces entreprises hyperpuissantes ont un impact sur les inégalités salariales et, plus largement, sur les inégalités de pouvoir d’achat. Pouvez-vous en décrire les mécanismes ?

Le plus connu résulte de la moindre concurrence. Grâce à leur pouvoir de marché, les entreprises hyperpuissantes vendent plus cher et réalisent plus de profit (y compris les Géants du net dont les services sont gratuits mais qui font surpayer les publicités aux annonceurs).  Tous les ménages, qu’ils soient à haut ou bas revenus sont pénalisés par un prix plus élevé mais les premiers bénéficient aussi du profit plus élevé à travers leurs placements financiers. Aux Etats-Unis, par exemple, les 20 % des ménages les plus riches consomment autant que les 60 % des ménages les moins riches mais s’arrogent une part des placements en actions 13 fois supérieure. Sans parler des fondateurs archi-milliardaires des plateformes numériques globales comme Jeff Bezos ou Mark Zuckerberg. Un mécanisme moins connu de creusement des inégalités passe par les salaires. On pense souvent que l’inégalité salariale croissante depuis plusieurs décennies, en particulier aux Etats-Unis, est principalement tirée par l’écart croissant entre les salaires des dirigeants et ceux de leurs employés. En réalité, le creusement des inégalités salariales est pour environ deux tiers le résultat d’un écart croissant entre le salaire moyen dans les entreprises superstars et les autres. Pour donner une image, le phénomène qui l’emporte n’est pas un écart croissant entre le joueur le mieux payé et le moins bien payé du PSG, mais l’écart croissant du salaire moyen entre le PSG et En Avant Guingamp.

Vous constatez que la puissance économique de ces entreprises se traduit également par un pouvoir d’influence démesuré sur les décisions publiques, de quelle manière ?

On a là un autre effet boule de neige. Plus grande est la puissance économique d’une entreprise, plus grand est son pouvoir d’influence sur les élus et les gouvernements et plus grand son pouvoir d’influence s’exerce sur ces derniers, plus grande devient sa puissance économique. En effet, les politiques peuvent attendre un meilleur retour en termes de financement de leurs campagnes électorales, de création d’emplois dans leurs circonscriptions, ou de postes futurs quand les entreprises sont très grandes ; et en retour, les entreprises bénéficient de régulations favorables pour leurs affaires, ce qui va renforcer leur puissance économique. Il faut savoir que les entreprises géantes privilégient le lobbying direct plutôt que collectif à travers les associations professionnelles. Sans surprise, on a ainsi pu observer que les entreprises américaines qui mènent des actions de lobbying bénéficient d’un taux d’imposition plus faible que celles qui n’en mènent pas.

Quelle peut donc être la réaction des Etats face à cette hyperpuissance qui les menace et contraint leur action ?

Les Etats ont commencé à réagir. On assiste partout à une reprise en main. Regardez, l’Amérique de Joe Biden vient même de rejoindre les autres pays de l’OCDE pour mettre en place une taxe plancher aux multinationales et ainsi mettre fin à l’évitement fiscal consistant à délocaliser les profits dans les pays où ils sont peu ou pas taxés. La Chine fait entrer Ant Group, la filiale financière d’Alibaba, dans le rang en la soumettant à la régulation bancaire et en l’obligeant à se restructurer et passer sous la coupe de la Banque Centrale. De son côté, l’Europe est en pointe en matière de régulations qui brident l’hyperpuissance des GAFA par des règlements tant sur la protection des données personnelles que sur la restriction de la diffusion d’informations trompeuses ou haineuses. Sans oublier l’arme du droit de la concurrence. Google a été déjà condamnée pour abus de position dominante par Bruxelles à plusieurs reprises. L’Europe compte également mettre en place un mécanisme de surveillance et de contrôle des plateformes numériques afin d’agir en amont et pas seulement une fois que le mal a été fait pour les consommateurs et les concurrents évincés. Observez que les Etats-Unis et la Chine s’activent aussi contre les entreprises géantes en monopole. Un procès fédéral antitrust contre Apple s’est ouvert en avril dernier en Californie. Le même mois Beijing a infligé à Alibaba une amende record pour son comportement anticoncurrentiel dans le commerce électronique.

Pour vous, cette hyperpuissance est allée de pair avec le mouvement de mondialisation des échanges. Vous prévoyez à l’inverse que la démondialisation qui s’est amorcée les affectera ?

L’intégration économique internationale, en particulier l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce et l’ouverture croissante de l’Union européenne, voire des Etats-Unis et même du Japon, a été le lit de la formation des Géants industriels et des Titans numériques d’aujourd’hui. Ces entreprises ont pu conquérir des centaines de millions de consommateurs de toutes nationalités. Leur essor a aussi bénéficié de l’explosion des technologies et de leur diffusion quasi uniforme sur toute la planète. Or on assiste aujourd’hui à une montée du protectionnisme économique et du nationalisme technologique. Les tensions commerciales et géopolitiques se sont multipliées lors de la dernière décennie, en particulier entre les Etats-Unis et la Chine. Il sera donc de plus en plus difficile pour les entreprises multinationales d’être puissantes dans ces deux pays. C’est déjà le cas de Huawei mis hors-jeu par l’Administration américaine. C’est celui de Microsoft en train d’être chassé des ordinateurs de la bureaucratie chinoise. Tesla, récemment soupçonnée de tracer les militaires chinois qui conduisent ses modèles, ou Nike, boycotté pour avoir interrompu ses approvisionnements au Xinjiang des Ouighours, ont également du souci à se faire.

Le progrès technologique qui a été si profitable à l’expansion des multinationales géantes ne s’essouffle pas mais il se divise, ce qui produit le même effet. Les grandes puissances, Chine et Etats-Unis en premier lieu, mais aussi l’Union européenne, cherchent à être plus indépendantes. L’affirmation de la souveraineté technologique ne se cantonne plus au secteur militaire et aux OGM. Elle s’étend désormais tous azimuts, du stockage informatique aux microprocesseurs en passant par l’imagerie médicale, l’informatique quantique et l’intelligence artificielle. La diffusion et l’utilisation d’un même équipement, service ou standard technologiques partout dans le monde devraient devenir l’exception plutôt que la règle. Pour les entreprises géantes, tout cela veut dire des marchés plus fragmentés et moins ouverts, donc de moindres économies d’échelle du côté de la demande et de l’offre, celles-là mêmes qui entretenaient leur expansion.

En définitive, la thèse de votre ouvrage est que l’hégémonie des géants du net touche à sa fin. N’êtes-vous pas trop optimiste ?

Pas tout à fait. Ma thèse est celle de la fin de l’expansion continue des entreprises hyperpuissantes, que ce soient les géants du net ou les autres. Le formidable élan qu’elles ont connu lors des dernières décennies est freiné pour les raisons que je viens d’évoquer : reprise en main par les Etats, démondialisation et fragmentation technologique. Mon optimisme porte plutôt sur l’Europe qui pourrait en profiter pour désamorcer le déclin de ses champions et inventer un modèle vertueux de souveraineté. Un peu long ici à développer. Il faut lire mon livre !

Propos recueillis par Eric Tazé-Bernard

 

* « Les entreprises hyperpuissantes – Géants et Titans : la fin du modèle global ? » paru chez Odile Jacob en avril 2021

François Lévêque