Les prévisionnistes ont toujours été confrontés à la tension inévitable entre l’ambition irréaliste de « prédire le futur » et le besoin de fournir les éléments prospectifs nécessaires aux prises de décisions des agents économiques ou des acteurs politiques. Dans un monde qui peine à sortir du choc exceptionnel que constitue la pandémie mondiale de la Covid-19, la réflexion prospective sur le Next Normal, c’est-à-dire sur les caractéristiques et les transformations de l’organisation du monde qui vont définir les relations de causalité des prochaines années ou décennies, est incontestablement ardue.

Pourquoi ce Next Normal est-il si difficile à définir ?

Probablement parce que la nouveauté que constituent le choc épidémiologique et ses conséquences se combine avec des tendances et des transformations lourdes, qui étaient déjà à l’œuvre avant la Covid-19, mais dont les effets convergent aujourd’hui ; ces transformations structurelles, hétérogènes en termes de nature, de durée et de transmission, s’entremêlent ou même s’auto-renforcent.

La difficulté vient également de la montée en puissance, dans ces changements majeurs, de facteurs de risque qu’on peut qualifier comme des évènements attendus mais imprévisibles : la pandémie en constitue une illustration spectaculaire, en ce sens que le risque était identifié depuis longtemps avec une analyse de causalité claire et convaincante (la montée des transmissions virales du monde animal à l’homme en raison des réductions majeures de zones « tampons » assurées auparavant par les milieux naturels et la biodiversité), mais que personne ne pouvait en prédire la date d’occurrence, la localisation et les modalités de transmission internationale. On peut facilement avancer que plusieurs des tendances lourdes à l’œuvre aujourd’hui sont à ranger dans cette catégorie d’évènements non prévisibles mais dont on sait qu’ils vont se produire à un moment ou à un autre (catastrophe naturelle, rupture technologique ou géopolitique).

Enfin, une dernière difficulté, mais sans doute plus classique pour les concepteurs de modèles quantitatifs, est le renforcement des aspects non-linéaires dans les enchaînements de causalité, et donc l’importance critique de « seuils de risque » dont le franchissement crée des ruptures à la fois soudaines et massives.

Dans ce cadre compliqué, le premier pas, que nous proposons ici, est d’identifier et de décrypter ces tendances convergentes et d’en comprendre les logiques temporelles… pour pouvoir ensuite définir les bons outils et les bonnes interrelations entre elles. En acceptant d’être réducteurs, nous pouvons mettre en lumière les « Big Five[1] », c’est-à-dire cinq évolutions en cours qu’il est désormais indispensable de prendre en compte pour tenter d’encadrer le champ des possibles pour la décennie qui débute.

1. Le Rhinocéros: rivalité stratégique US-Chine et le Piège de Thucydide[2]

Il s’agit là d’une tendance observable depuis plusieurs années, avec une volonté explicite de rattrapage (économique, politique, financier) dont les autorités chinoises, et le Président Xi Jinping en particulier, réaffirment continuellement l’objectif (à nouveau récemment avec les principales lignes du 14e Plan Quinquennal 2021-2025) ; à ceci s’ajoute depuis la Présidence D. Trump aux Etats-Unis une perception devenue aiguë que les Etats-Unis ne disposent que d’une courte période historique (les dix prochaines années) pour assurer la conservation du leadership mondial et donc empêcher ou interdire ce rattrapage. Il est très difficile de croire que l’un ou l’autre des protagonistes de cette rivalité accepterait volontairement de renoncer à ses objectifs ou sera capable de trouver une coopération non-rivale.

Nous devons donc désormais intégrer la perspective durable d’interférences gouvernementales, aux Etats-Unis comme en Chine, où chacun va pousser ses pions et tenter de réduire l’influence de l’autre : on comprend les conséquences majeures pour les entreprises multinationales ayant des intérêts commerciaux ou financiers forts dans les deux pays, en particulier si elles opèrent dans des activités clairement identifiées comme stratégiques (technologies de pointe, énergie…). Il faut par ailleurs imaginer les contours d’une logique d’organisation du monde (modalités d’intégration économiques et financières) qui est désormais entrée dans une phase de transition heurtée avec des risques de tensions et confrontations politiques ou plus violentes, et de bipolarisation croissante (commerce, capitaux…).

2. L’Eléphant : ruptures schumpetériennes et vague d’innovations

La vague d’innovations technologiques observée depuis le début du 21e siècle a connu une impressionnante accélération au cours des deux dernières années, et de façon à la fois visible et encourageante, pendant l’épisode pandémique de 2020 ! Digitalisation, Internet-of-Things, robotisation, génomique, intelligence artificielle créent des bouleversements dans les processus de production et de distribution et apportent de nouveaux produits et services finaux aux consommateurs.

Ces innovations coïncident (mais ce n’est pas un hasard) avec de nouveaux défis associés aux transformations des modalités « sociétales » de production (économie circulaire/partagée, impact investing, contraintes environnementales, télétravail), de consommation et d’expression culturelle ou politique. On note en particulier une course-poursuite entre autonomie et puissance individuelles que fournissent les nouveaux instruments de communication et de réseaux d’un côté, et de l’autre les capacités de contrôle et de manipulation que ces mêmes nouveaux outils donnent tant aux autorités officielles qu’à des groupes plus ou moins organisés de la société civile. L’issue de cette course est très incertaine, et pourtant les conséquences seront majeures pour les évolutions économiques, politiques et sociales.

Enfin, il est devenu clair que les ruptures environnementales annoncées vont impliquer des changements radicaux sur l’horizon des prochaines décennies, du changement climatique à la rareté des ressources et la dégradation de la biodiversité ; ici aussi, les relations complexes entre innovations de rupture et comportements des acteurs sont déjà en train de créer des bifurcations essentielles.

Les économistes reconnaissent que ces ruptures structurelles accélérées vont avoir des impacts massifs sur des éléments aussi centraux que l’emploi, la productivité globale, la distribution des revenus et le commerce international… mais sans être réellement capables aujourd’hui de les évaluer de façon robuste.

3. Le Buffle: épuisement progressif des politiques économiques et renversements idéologiques

Imaginons un instant un économiste ayant hiberné depuis le début des années 2000, se réveillant aujourd’hui pour porter un regard sur les instruments et modalités de politiques économiques… il serait à tout le moins médusé, tant les fondements des choix opérés depuis la crise financière globale auront été bouleversés… sans qu’en parallèle les structures politiques ou l’expression idéologique sous-jacente à ces choix n’aient été modifiées. L’impression qui le dominerait alors serait incontestablement celle d’une dissipation, voire d’une disparition des « caps » et des objectifs : on voulait limiter la hausse des prix, on cherche maintenant à l’accélérer, mais sans poser la question centrale des salaires et de la répartition du revenu national ; l’orthodoxie budgétaire (avec notamment les règles en principe contraignantes de la Zone Euro) a laissé la place au « quoi qu’il en coûte », à une surenchère en matière de dépenses budgétaires et à une ascension spectaculaire des ratios de dette publique rapportée au PIB ; enfin, les objectifs (ultimes ou intermédiaires) des politiques monétaires comme les instruments utilisés par les banques centrales ont subi une mue majeure dont les effets tant sur l’économie réelle que sur les marchés financiers restent à mesurer de façon complète.

Ces mesures plus fines sont d’autant plus nécessaires que les principales autorités monétaires mondiales nous annoncent des perspectives de taux directeurs « low for longer », tout en continuant à ne pas intégrer le prix des actifs financiers dans le concept d’inflation et pointant vers une période durable de répression financière, c’est-à-dire une période pendant laquelle l’intervention publique va durablement forcer un transfert de revenus des créanciers vers les débiteurs, seul moyen, hors inflation, de rendre les dettes soutenables. Cette fuite en avant d’endettement et de liquidité, sans doute requise par les chocs exceptionnels de 2008-09 et 2020 (et bien sûr la crise souveraine de la Zone Euro en 2010-2012) nous force à poser la question de la confiance, notamment envers les grandes banques centrales et les monnaies de réserve internationales.

L’ensemble de ces changements et les incertitudes qui y sont associées pointent vers des interférences croissantes des gouvernements dans les décisions et stratégies d’entreprises, en ligne avec les tensions internationales et la montée des populismes.

4. Le Lion: disparition des cycles conjoncturels et exubérance financière

La logique de déroulement du cycle conjoncturel est au cœur des instruments permettant de projeter les avenirs économiques et financiers possibles ; or, la décennie précédente a consacré les conséquences des transformations initiées dans les années 1980 (libéralisation et globalisation), à savoir des financements globalisés conduisant à une uniformisation des taux de rentabilité attendus, associés à une délocalisation du travail au travers des investissements directs étrangers et du commerce international. Cette double déformation rend inopérante la transmission des phases de surchauffe conjoncturelle à l’inflation à l’échelle nationale (comme le montre l’aplatissement général des courbes de Philips), tandis que la globalisation financière permet le financement permanent des déficits externes. Au total, cela se traduit par une dissipation des mécanismes et enchaînements cycliques traditionnels, avec des “mini-cycles” successifs associés à la dynamique désormais incestueuse entre prix des actifs financiers et fuite en avant des politiques monétaires.

A son tour, l’exubérance financière dans un contexte de répression financière durable suggère la montée de risques de système, à la fois bancaires (plutôt en Europe et en Chine) et financiers (plutôt aux Etats-Unis), soit au travers des contraintes de rentabilité que ces éléments font peser sur les banques commerciales, soit au travers des déformations des profils de risque et de liquidité des investisseurs institutionnels. La réapparition de logiques cycliques classiques ne pourra être provoquée que par un mouvement de hausse des salaires et/ou des transferts aux ménages ; un tel mouvement pourrait être d’origine politique (quels seraient les effets d’entraînement de la hausse du salaire fédéral minimum à 15$ aux Etats-Unis, comme annoncé par le Président J. Biden ?) ou lié à des ruptures sur les mécanismes de concurrence internationale et de délocalisation. Cette réapparition aura un impact d’autant plus aigu que les niveaux de dettes sont élevés, mais nous n’avons que très peu d’éléments pour nous permettre de détecter les déclencheurs pertinents, avec ici des non-linéarités très élevées.

5. Le Léopard: La pandémie et les défis immédiats

L’ultime mais non le moindre des défis pour appréhender et décrire les scénarios économiques plausibles est évidemment d’intégrer l’impact de la pandémie mondiale du Covid-19. Ce choc, dont l’ampleur, à l’aune historique, arrive une ou deux fois par siècle a créé une situation dans laquelle nous suivons en temps réel des développements, de santé bien sûr, mais aussi de comportements économiques et financiers, sans avoir les boussoles nous permettant de trancher entre des hypothèses radicalement différentes (par exemple, le questionnement sur les mutations du virus), ni les modèles capables de capturer correctement les conséquences de mouvements « hors norme ».

En parallèle, on voit que l’acuité du choc et les différentes modalités de la gestion de la crise vont continuer, d’un côté, à jouer un rôle d’accélérateur des transformations structurelles décrites plus haut, et de l’autre, à renforcer les différences de performances et de développement des différents pays (adaptation, résilience, contrat politique et social…).

Que tirer de ce foisonnement complexe ?

Sur le fond, c’est-à-dire sur les scénarios mondiaux, on peut avancer sans grand risque d’erreur que la plausibilité de sudden breaks est forte, que l’intrication entre risques systémiques financiers, risques politiques et sociaux et ces mêmes sudden breaks s’est sensiblement renforcée, et que la répression financière (taux d’intérêt directeurs très bas, liquidité abondante) s’inscrit dans la durée, mais avec des primes de risque plus volatiles.

Sur les outils enfin, la première leçon est celle de l’humilité ! Avec une incitation à renforcer la multidisciplinarité de nos approches comme la complexité de nos outils : les recherches et développements récents chez TAC ECONOMICS ont porté sur les techniques combinatoires complexes, le deep learning, et les GAN (Generative Antagonist Networks), qui nous donnent des résultats prometteurs et nous encouragent à poursuivre cette quête inatteignable de deviner de quoi demain sera fait.

 

Mots-clés : US-China – finance – innovation – economic cycle – Covid-19


[1] Par référence aux cinq fauves considérés comme les joyaux de safaris photo, à savoir, le rhinocéros, l’éléphant, le buffle, le lion et le léopard.

[2] Le piège de Thucydide fait référence à un passage de La Guerre du Péloponnèse dans lequel Thucydide considère comme un casus belli majeur l’inquiétude que développèrent les Lacédémoniens en constatant le rapide développement d’Athènes. L’expression est utilisée aujourd’hui en matière de relations internationales dans une situation historique qui voit une puissance dominante entrer en guerre avec une puissance émergente, poussée par la peur que suscite chez la première le surgissement de la seconde.

Thierry Apoteker et Vivien Massot