Les grands investisseurs institutionnels, qui gèrent à long terme des portefeuilles de taille importante et très diversifiés, représentatifs de l’ensemble du marché, sont par essence des « investisseurs universels ». Leurs portefeuilles sont de ce fait inévitablement exposés aux coûts générés par les dommages environnementaux ou sociaux causés par les entreprises. Or ces coûts sont significatifs. En 2013, Trucost a estimé que les dégâts environnementaux (émissions de gaz à effets de serre, usage de l’eau et pollution de l’air) générés par les entreprises coûtent à l’économie mondiale environ 4700 milliards de dollars par an.

La logique de l’investisseur universel est très souvent mise en avant pour justifier que de gros investisseurs institutionnels se préoccupent des externalités générées par les firmes dans lesquelles ils investissent. Ces investisseurs peuvent aujourd’hui jouer un rôle crucial pour influencer les décisions des entreprises. D’une part, ils gèrent une part substantielle des actions cotées sur le marché, plus importante aujourd’hui qu’il y a 30 ans (62 % en 2015 contre 37 % en 1980). D’autre part, ils disposent de nombreux outils pour inciter les entreprises à prendre en compte les externalités qu’elles génèrent. Ils peuvent engager un dialogue avec les managers, proposer des résolutions d’actionnaires, et voter activement lors des assemblées générales. En dernier recours, s’ils sont insatisfaits de la politique de l’entreprise, ils peuvent vendre leurs investissements, ou même exclure l’entreprise de la liste de leurs investissements potentiels. Les changements juridiques récents aux Etats-Unis (Dodd-Frank Act, 2010) ont contribué à accroître l’importance des votes en assemblée générale, en donnant aux actionnaires un rôle consultatif sur la rémunération des dirigeants (« Say on Pay » implémenté depuis 2011). Plusieurs études empiriques ont démontré l’efficacité des approches d’engagement actionnarial. Les grands investisseurs institutionnels peuvent avoir un effet non négligeable sur l’issue des votes. Ils influencent de manière significative les décisions des entreprises sur la politique de rémunération des dirigeants, ou les décisions d’innovation (Hartzell et Starks, 2003 ; Aghion et al., 2013).

Pourtant, beaucoup d’investisseurs universels s’engagent encore assez peu sur la question des externalités environnementales (E) et sociales (S). Dans un article récent, Brière, Pouget et Ureche Rangau (2018) ont comparé les votes de Blackrock et du fonds souverain norvégien sur plus de 35 000 résolutions votées en 2014. Ces deux investisseurs sont emblématiques. Blackrock est le plus gros investisseur en actions du monde, avec 2600 milliards investis. Il détient plus de 5 % du capital de plus de 2500 entreprises. De son côté, le Fonds Norvégien, le plus gros fonds souverain, détient plus de 500 milliards en actions, et en moyenne 1 % du capital de chaque entreprise en portefeuille. Les deux investisseurs disposent d’équipes de gouvernance d’entreprise importantes : 31 personnes chez Blackrock, votant sur plus de 15 000 résolutions de façon centralisée ; 12 personnes au Fonds Norvégien, votant sur plus de 11 000 résolutions chaque année. Les deux investisseurs peuvent donc être considérés comme des investisseurs universels, mais avec des objectifs potentiellement très différents. Blackrock est une société cotée depuis 2009, avec la responsabilité fiduciaire de représenter ses propres actionnaires, et le souci de gérer ses fonds dans le meilleur intérêt de ses clients. Le Fonds Norvégien est un fonds souverain qui investit ses ressources pétrolières à long terme afin de générer des revenus durables pour les générations futures. Il est placé sous la responsabilité du Ministère des Finances et est supervisé par le Parlement Norvégien. Du fait de sa responsabilité fiduciaire envers la population norvégienne, il est considéré comme un leader en matière d’investissement socialement responsable (The Bretton Woods II Leaders List, 2017[1]).

Les taux d’opposition au management sont en moyenne de 3 % pour Blackrock et de 8 % pour le Fonds Norvégien. Les deux institutions sont relativement plus actives lorsqu’il s’agit de résolutions d’actionnaires, avec un taux d’opposition moyen au management de 9 % pour Blackrock, et de 34 % pour le Fonds Norvégien. Nous montrons que ces deux investisseurs universels prennent en compte certaines externalités, s’opposant plus sur les résolutions d’actionnaires portant sur les questions E et S que sur les résolutions financières ou liées à la gouvernance de l’entreprise. Mais le fonds norvégien soutient significativement plus les résolutions d’actionnaires E et S que Blackrock, et ce même lorsqu’on contrôle pour différents facteurs pouvant influencer la politique de vote, comme les caractéristiques des entreprises, leur notation socialement responsable, ou les parts du capital détenues par chaque institution dans chaque entreprise. L’écart entre le vote des deux institutions est particulièrement flagrant sur les questions liées aux émissions de gaz à effets de serre, où le taux d’opposition au management atteint 83 % pour le Fonds Norvégien, alors qu’il n’est que de 4 % pour Blackrock. En définitive, si la logique d’investisseur universel est cruciale, elle semble à elle seule insuffisante pour justifier de se préoccuper largement des externalités, quand elle ne correspond pas également aux valeurs et souhaits des clients ou investisseurs finaux.


[1] Liste des investisseurs les plus socialement responsables, édictée par le think tank New America :  https://www.newamerica.org/in-depth/bwii-responsible-asset-allocator/bretton-woods-ii-leaders-list/


Aghion, P., J. Van Reenen, and L. Zingales (2013). « Innovation and Institutional Ownership. » American Economic Review 103.1: 277-304.

Brière M., S. Pouget and L. Ureche-Rangau (2017), « Blackrock vs Norway Fund at Shareholder Meetings: Institutional Investors’ Votes on Corporate Externalities », SSRN Working Paper N°3140043.

Hartzell, J.C., and L.T. Starks (2003). « Institutional Investors and Executive Compensation. » The Journal of Finance 58.6: 2351-2374.

Marie Brière