Dans sa géographie, une ville fixe les murs, les bâtiments, les routes, les équipements, etc., qui à eux tous composent l’ensemble urbain. La valeur de tout logement, c’est-à-dire des services de logement qu’il rend, dépend donc de ses qualités propres mais aussi de son environnement. Il est bon d’habiter près d’un parc, près d’une école, près de moyens de transport… Le prix du logement sera plus bas près d’un axe routier bruyant, mais plus bas aussi s’il en est trop éloigné. Tout cela est inerte, ancré dans le sol.

Cet ancrage introduit un élément de rente dans son prix, c’est-à-dire un écart entre son prix de marché et son coût de remplacement, lié au coût de la construction, un écart qu’on attribue le plus souvent au prix du foncier. Tout changement dans l’environnement affecte, en hausse ou en baisse, le montant de la rente. Un appartement avec vue sur un parc verra sa valeur baisser si un immeuble se construit qui lui cache la vue. Un accroissement de la population fera monter le niveau général des prix si l’offre de logements est rigide. Et si la ville se développe, les prix du centre-ville s’accroîtront si le centre continue de concentrer le gros des aménités urbaines. Ces phénomènes de rente se rencontrent beaucoup plus rarement pour le capital industriel, en raison de sa bien plus grande mobilité.

Dans un organisme complexe et vivant comme l’est une ville, ces rentes se composent et recomposent de diverses façons. La ville est un ensemble mouvant d’externalités pour reprendre ce terme d’économiste signifiant des gains ou des nuisances non mesurées par des prix écrits dans des contrats.

Faut-il se soucier des modifications patrimoniales engendrées par le développement urbain ? L’urbaniste peut-il avancer libre de tout souci de répartition des richesses ? La puissance publique doit-elle, dans la construction de la ville, avoir cette préoccupation à l’esprit ? La réponse est positive, avec certaines nuances.

Ce n’est pas nécessaire d’abord si ces modifications se compensent entre elles, ce qui est souvent le cas. Pas nécessaire non plus, de façon plus subtile, si on considère que les questions d’externalités peuvent trouver des compensations monétaires ou que les nuisances ou bienfaits enregistrés par les habitants lors du développement urbain n’ont pas d’impact sur le développement urbain. C’est le théorème « de neutralité » dû à l’économiste Ronald Coase (encadré 1). L’urbanisme peut être injuste, il va son chemin. Il est naturel dans cette logique qu’il y ait des usines, des gares routières, des champs ou des élevages qui fassent du bruit ou qui sentent mauvais. Il est naturel tout autant qu’ils ne s’installent pas trop loin des populations appelées à y travailler ou à en profiter. Naturel enfin que les résidents qui en subissent les dommages protestent et que ceux qui en profitent restent silencieux. Qui donc a davantage de droits sur l’air pur ou le silence ? Ceux qui souffrent du bruit, ou ceux qui y travaillent ou qui en consomment les produits.

Comme l’indique l’encadré, les conditions d’application de ce résultat sont trop restrictives. Et dans le cas de nos grandes métropoles urbaines, le mouvement semble univoque depuis plusieurs décennies : la rente foncière croît constamment et les bénéficiaires sont plutôt les gens aisés que les bas revenus, plutôt les propriétaires que les locataires, plutôt les habitants du centre que ceux de la périphérie. Ces clivages se lisent dans la structure même de la ville, quartiers riches et quartiers pauvres se distinguant de plus en plus. La concentration de la richesse immobilière va de pair avec sa délimitation ou plutôt son retranchement dans les parties les mieux pourvues de la ville.

Trois grands facteurs pour le moins sont à l’œuvre dans ce biais social.

1- L’ascenseur qui fait monter les villes

L’amélioration des moyens de transport et l’invention de l’ascenseur sont un premier facteur, de nature pour partie technique. La ville classique, en gros jusqu’au 19ème siècle, était une ville diversifiée socialement pour la simple raison que les gens aisés avaient besoin d’un ensemble de commodités physiquement proches et préféraient habiter aux étages inférieurs des immeubles, laissant les malcommodes derniers étages à une population plus brassée. Ceci a progressivement disparu et les possibilités de segmentation urbaine sont devenues économiquement plus faisables.

On explique ainsi le visage très différent que présentent les villes du nouveau monde et celles de la vieille Europe, ou dans certains cas de l’Asie. Celles du nouveau monde ont grossi pour l’essentiel à compter du 20ème siècle, à la date de l’arrivée des moyens modernes de transport. Il était donc possible pour les classes aisées d’aller dans des périphéries de la métropole et de les rendre coquettes, laissant du coup aux bas revenus le centre-ville, qui s’est souvent dégradé. La segmentation sociale de l’espace urbain s’est en quelque sorte faite immédiatement. Elle n’est pas figée pour l’éternité : les ménages riches des grandes villes aux États-Unis valorisent de plus en plus les temps de commutation entre la périphérie et le centre, et tendent à revenir, comme en Europe, au centre-ville.

Le mécanisme de segmentation a forcément été beaucoup plus étalé dans le temps en Europe, partant d’un urbanisme déjà largement figé et bénéficiant de la patine de l’histoire. C’est pourquoi on le voit encore aujourd’hui à l’œuvre, par le levier de la « gentifrication » des quartiers pauvres centraux, avant-coureur de hausse des prix immobiliers.

2- La politique fiscale qui favorise le propriétaire et provoque la hausse des prix

Tout y concourt. La distorsion fiscale la plus importante est celle qui veut que le locataire paie son loyer sur un revenu qui a subi l’impôt, alors que le propriétaire reçoit son « loyer », c’est-à-dire le service de logement que lui rend son capital, en franchise d’impôt. Voici une autoproduction qui échappe largement à l’impôt[1] (c’était pourtant le cas avant 1963 en France), alors qu’elle représente des montants financiers considérables[2].

Deuxième facteur, l’achat immobilier est pour les personnes physiques la seule façon de s’endetter de façon importante. Le locataire peut tout au plus bénéficier de crédits à la consommation. La hausse des prix depuis trois décennies a rendu ce levier financier très attractif, d’autant plus que les intérêts d’emprunt sont souvent bonifiés. La discrimination selon le niveau du revenu est particulièrement forte en France où les banques prêtent essentiellement au vu du ratio « service de la dette / revenu » chez l’emprunteur. Certains pays – dont les États-Unis avec il est vrai les excès connus – ont un marché hypothécaire où le critère « montant de la dette / valeur du bien » (loan-to-value) permet à des ménages à revenu plus modeste d’accéder à la propriété, mais non sans effets pervers dans le cas du retournement du marché de l’immobilier.

Face à ce constat, l’État introduit bien des aides à l’accession à la propriété ou des aides au locataire (le loyer suivant le prix immobilier). Mais il est maintenant parfaitement analysé que ces aides au revenu liées à l’occupation d’un logement ne vont pas majoritairement à ceux qui sont ciblés, mais partent en grande partie en hausse des prix, aux promoteurs ou aux propriétaires en place[3]. Pas de surprise ici : à offre rigide (élasticité-prix très faible), solvabiliser la demande ne fait que monter les prix.

3- Une politique urbaine qui accroît les rentes foncières

On ne peut qu’être étonné quand la puissance publique, souvent en raison de sa division administrative, investit dans des projets d’urbanisme précisément là où la richesse foncière est la plus forte. Il dote les centres-villes de moyens de transport efficaces, d’équipements culturels, touristiques et d’enseignement de qualité, et cette promotion a pour effet de renchérir encore le prix du foncier au centre, avec le même effet de filtre spatial.

Pour prendre un exemple, comparons un projet de couverture d’une artère urbaine dans deux situations : la RN13 à Neuilly, ou l’A1 à Aulnay-sous-Bois, deux projets dont le coût estimé est de 1 Md€. Dans le premier cas, le statut du quartier, déjà très favorisé, en est immédiatement rehaussé. Un sondage réalisé en 2009 par l’auteur auprès d’agents immobiliers de Neuilly sur le nombre des logements concernés et leur revalorisation indique une création de richesse immobilière supérieure à 250 M€[4]. Le retour de l’investissement consenti est donc à la fois très élevé et quasi-immédiat : plus de 25%. L’embarras est que ce gain social est presque uniquement capturé par des agents privés, agents qui ne subiront par la suite qu’une taxation minimale. Le rendement est pour eux infini.

Fait à Aulnay, le partage gain social / gain privé serait très différent, puisque les habitants de la zone sont en général locataires et non propriétaires.

Toute la problématique parisienne est là (mais on pourrait l’étendre à d’autres métropoles européennes) : un centre-ville sanctuarisé, avec abondance de musées, de théâtres, de lycées prestigieux, transformant la ville en une sorte de parc à thème pour les hauts revenus qui y résident. À la différence de Disneyland, ce parc n’est pas à la périphérie, mais au cœur même du centre historique, renforçant son attractivité pour l’élite mondialisée qui y investit, souvent sans y résider de façon permanente, mais en tirant les prix vers le haut.

Y aurait-il une « bonne » politique urbaine ?

Pour se limiter au dernier point[5], y aurait-il une meilleure politique d’urbanisme ? Le résultat coasien indique qu’un micro-management urbain n’est pas forcément nécessaire. Mais l’État détient une clé : le très gros monopole qu’il a dans la fourniture des aménités et services publics. L’allocation spatiale de ces services publics est un instrument majeur de redistribution, de par la valorisation urbaine qu’elle implique.

Quand le baron Haussmann, désormais autant loué à gauche qu’à droite, a fait sa rénovation de Paris, il a pris le même soin à l’équipement des rues et des immeubles de l’ouest de la capitale que du quartier de la Nation, extrêmement déprécié à l’époque. De nouveaux arrondissements sont nés. L’investissement public relevait l’attrait foncier du site et persuadait les investisseurs privés d’y venir. Il est créateur d’offre foncière.

Certes, une telle promotion urbaine crée elle aussi une rente, cette fois capturée en majorité par les promoteurs qui prennent le risque d’y investir. Mais elle se retrouve aussi en partie chez les propriétaires, souvent modestes, des zones en question ou chez les sociétés qui opèrent les HLM. Elle pourrait être un argument, à mettre en œuvre avec précaution, pour céder une partie du parc HLM à leurs occupants locataires, dans le cas où les prix d’une zone revalorisée par l’urbanisme ont de bonnes chances de s’élever.

Le projet du Grand Paris, ou même le projet olympique de Paris 2024, ont de bonnes propriétés à cet égard. Mais c’est insuffisant. Il faut imaginer un Paris aux dimensions qu’exige le siècle, dans un esprit haussmannien. Ce qui veut dire d’autres budgets d’équipements publics que le seul transport, sans l’illusion que le reste suivra naturellement. Il faut des équipements en matière d’éducation, de santé, de culture… vers ces zones aujourd’hui périphériques et qui demain seront des quartiers du Grand Paris, selon la trajectoire qu’ont connue les nouveaux arrondissements parisiens. L’urbaniste Roland Castro capturait poétiquement l’idée en préconisant le déplacement de l’Elysée à Saint-Denis, clin d’œil de notre bonne République à ce haut-lieu de la monarchie[6].

L’idée est bien une offre immobilière stimulée par l’aménagement urbain de grande ampleur. À l’heure où les mécanismes traditionnels de redistribution par la fiscalité ou par l’aide directe rencontrent des difficultés croissantes d’acceptation politique, l’État doit prendre conscience du potentiel redistributif et de réduction des clivages sociaux de sa politique urbaine.

Encadré 1 : Les externalités urbaines vues sous l’angle coasien

Prenons le cas d’un hôtel avec vue sur mer, placé devant un terrain constructible détenu par un promoteur qui veut y construire un immeuble captant la vue sur la mer au détriment de l’hôtel. Il y a perte de valeur pour l’hôtel et création de valeur pour le promoteur. Prenons aussi, cas réel étudié par Coase, l’exemple d’un médecin qui achète une villa près d’un fabricant de confiseries et installe son cabinet au fond du jardin. La fabrique fait du bruit avec ses machines et ceci depuis des générations. Le médecin se plaint du bruit au bout de quelque temps et finit par porter le cas en justice. De façon surprenante pour la morale, et un peu du point de vue du droit, les juges ont donné raison au médecin.

Coase argumente que le verdict des juges est indifférent. Si les acteurs sont rationnels, l’activité qui demeurera sera celle dont la valeur économique au regard des prix de marché est la plus forte. Si la perte subie par l’hôtel est de 5 M€ alors que le profit du promoteur est de 3 M€, il y a toujours un arrangement univoque possible. Soit le juge donne raison à l’hôtel et tout rentre dans l’ordre : l’hôtel garde ses 5 M€. Soit il tranche en faveur du promoteur, et le propriétaire de l’hôtel pourra toujours, après procès, offrir au promoteur un dédommagement compris entre 3 et 5 M€ pour le dissuader de construire. Dans les deux cas, l’immeuble ne sera pas construit. Si le gain du promoteur est de 8 M€, dans les deux cas, l’immeuble sera construit. Bien entendu, le résultat n’est pas le même pour la poche du promoteur ou de l’hôtelier, mais ceci à nouveau est indifférent pour l’affectation des ressources de l’économie et le développement urbain. Le promoteur, plus riche du dédommagement au cas où il abandonne son projet, placera les fonds, par le même type de raisonnement, à l’usage le plus efficace pour l’utilisation des ressources collectives.

Chercher la petite bête à ce raisonnement n’est pas si commode. On voit toutefois trois sortes de critiques : le résultat ne prend pas en compte les coûts de transaction, les externalités globales et enfin les incitations.

Si l’accès à la justice est coûteux pour l’hôtelier, disons plus coûteux que 2 M€, il peut fort bien renoncer à son cas et laisser construire l’immeuble, en dépit de la perte de valeur pour lui et pour la collectivité. Rien ne dit non plus que la prestation judiciaire se fera au prix économique véritable de collecte de l’information sur le cas jugé. La législation peut être biaisée en faveur du résidentiel plutôt que de l’hôtellerie. De plus, les arrangements à la Coase sont possibles, mais entre des parties qui détiennent à peu près le même poids de négociation, comme l’hôtelier et le promoteur de l’exemple précédent. Mais pas en cas de rapport de force déséquilibré, quand ceux qui subissent le dommage n’ont pas les moyens d’assumer les coûts de transaction ou bien sont dispersés et ne subissent chacun d’eux qu’un préjudice minime, un cas relevant du paradoxe de l’action collective.

Ce qui oblige à traiter des externalités globales, comme celles qu’on décrit dans le corps de l’article : si la qualité scolaire du lycée se dégrade fortement, quelle est la contrepartie pour les propriétaires qui habitent dans la zone (on ne parle pas ici des locataires, dont les loyers d’ailleurs vont peut-être baisser, pas toujours en proportion du dommage subi) ?

Le dernier cas d’invalidation est ce qu’on appelle l’aléa moral. Si moi promoteur je sais que l’hôtelier est prêt à me payer entre 3 et 5 M€ pour m’expulser du terrain que je compte acheter, alors j’achèterai le terrain et ferai chanter l’hôtelier (ce qui suppose un propriétaire assez sot pour me vendre le terrain sans valoriser en premier le potentiel de chantage). Le cas d’un aéroport proche d’une métropole est un tel exemple. Le plan d’occupation des sols interdit en théorie de construire dans la zone sensible au bruit autour de l’aéroport. Mais cette règle est érodée au fil du temps par les communes voisines qui veulent toucher de la taxe foncière et d’habitation. Les villas se pressent dans la zone de bruit, achetées à bas prix en raison de la nuisance. Et quand leurs habitants sont en nombre suffisant, ils constituent des associations de défense pour attaquer l’État, l’aéroport ou les compagnies aériennes au nom de la lutte contre la pollution sonore. S’ils gagnent, ils empochent l’équivalent monétaire de la nuisance. La collectivité peut même y perdre si en effet le site qu’occupait l’aéroport restait optimum par rapport à l’ensemble de la métropole. Mais plus probablement, et sans contrevenir au principe de Coase, les habitants sont dédommagés pour le bruit subi, parce que l’aéroport est infiniment plus rentable en services rendus à la population, que le service de logement rendu aux gens qui s’installent dans la zone de bruit.

[1] Si ce n’est la taxe foncière, entre un et deux mois de loyer, et pour certains l’ISF, allégée de 30% de la valeur du bien

[2] Le propriétaire bénéficie en plus d’un taux de TVA allégé sur l’achat en neuf et le régime fiscal pour les plus-values en cas de cession, bien qu’alourdi en 2013, reste très favorable.

[3] Fack, Gabrielle (2005), « Pourquoi les ménages à bas revenus paient-ils des loyers de plus en plus élevés ? – L’incidence des aides au logement en France 1973-2002 », Economie et Statistique, octobre.

[4] Meunier, François (2009), « A propos d’un investissement urbain à Neuilly », Telos, 14 octobre.

[5] On ne parle pas ici de la refonte du code foncier, permettant de libérer l’offre immobilière dans les zones déjà construites. Ni des modifications – difficiles politiquement – du droit de la location (qui a consisté de tout temps à compenser la discrimination fiscale et foncière subie, par des assurances toujours plus fortes quant au contrat de location. Ni enfin des corrections nécessaires à apporter à la fiscalité.

[6] Castro, Roland (2007), « Repenser la ville », http://www.castrodenissof.com/imgup/revue_presse_26.pdf