Ce que les économistes admettent volontiers, c’est qu’ils sont incapables de définir la monnaie. On peut juste lui donner des fonctions qui l’associent à l’émergence d’un système de prix. Ces fonctions sont bien connues. Il s’agit en effet de :
–permettre l’échange de façon pratique, le troc étant peu commode ;
–permettre l’attribution à chaque bien d’un prix ;
–permettre la conservation dans le temps du pouvoir d’achat.
C’est à partir de ces fonctions que se pose une question qui traverse l’histoire de la pensée économique. Il s’agit de savoir si la monnaie est un voile, c’est-à-dire un moyen d’établir et de concrétiser la hiérarchie des prix, ou si sa qualité et sa quantité jouent un rôle dans l’évolution de la croissance et dans la dynamique de répartition du revenu.
Partons de la monnaie d’origine qui est métallique. Pendant des siècles, l’objet utilisé comme monnaie a été de fait essentiellement de l’or, cet or qui fascinait évidemment les alchimistes, mais aussi l’ensemble de la population. C’est ainsi que dans le premier acte du « Barbier de Séville » de Beaumarchais, Figaro s’exclame devant le comte Almaviva : « De l’or, mon Dieu, de l’or ! c’est le nerf de l’intrigue ».
La monnaie comme voile
Le rôle et l’impact de ce « nerf de l’intrigue » ont été particulièrement bien décrits au XIVe siècle par ce géant de la pensée monétaire que fut Nicolas Oresme (1325-1382). Dans son « Traité des monnaies », il écrit :
« Bien des difficultés se présentèrent dans l’échange et le transport des choses. Pour les diminuer, les hommes imaginèrent l’usage de la monnaie : elle serait l’instrument de la permutation des richesses naturelles, celles qui permettent d’elles-mêmes de subvenir aux besoins humains. L’argent est, pour sa part, qualifié de richesse artificielle. En effet, on peut très bien le posséder en abondance et mourir de faim. Aristote donne ainsi l’exemple d’un roi cupide qui avait prié pour que tout ce qu’il touche devînt or : les dieux le lui accordèrent, et il périt de faim, selon les dires des poètes. C’est que l’argent ne permet pas de pourvoir directement aux besoins vitaux, mais qu’il est un instrument ingénieusement inventé en vue de permuter plus commodément les richesses naturelles. »
La position de celui qui était considéré par Milton Friedman (1912-2006) comme le premier et un des plus brillants penseurs monétaristes est donc de défendre la neutralité de la monnaie. Elle est un outil au service des marchands et des consommateurs et comme tel, elle ne doit pas donner lieu à des manipulations de la part du pouvoir.
Oresme complète donc :
« Quoique, pour l’utilité commune, il revienne au prince de mettre sa marque sur la pièce de monnaie, il n’est pas cependant le maître ou propriétaire de la monnaie qui a cours dans son Etat. Comme il ressort du premier chapitre, la monnaie est l’étalon de la permutation des richesses naturelles ; elle est donc la possession de ceux auxquels appartiennent ces richesses. En effet, si quelqu’un donne son pain ou le labeur de son propre corps pour de l’argent, une fois qu’il l’a reçu, il est à lui comme l’était le pain ou le labeur de son corps, dont il était libre de disposer, à supposer qu’il ne soit pas esclave. Car ce n’est pas seulement aux princes que Dieu a donné au commencement la liberté et le pouvoir de disposer des choses, mais à nos premiers parents et à toute leur postérité, comme il est écrit dans la Genèse. La monnaie n’appartient donc pas au seul prince. »
Cette position d’Oresme est partagée 5 siècles plus tard par Jean-Baptiste Say dont le nom est désormais systématiquement associé à la vision d’une monnaie que l’on doit penser comme un voile.
C’est ainsi que Jean Baptiste Say écrit :
« Lors donc qu’on dit : La vente ne va pas, parce que l’argent est rare, on prend le moyen pour la cause ; on commet une erreur qui provient de ce que presque tous les produits se résolvent en argent avant de s’échanger contre d’autres marchandises, et de ce qu’une marchandise qui se montre si souvent, paraît au vulgaire être la marchandise par excellence, le terme de toutes les transactions dont elle n’est que l’intermédiaire. On ne devrait pas dire : la vente ne va pas parce que l’argent est rare mais parce que les autres produits le sont. »
Et il précise :
« C’est donc avec la valeur de vos produits, transformée momentanément en une somme d’argent, que vous achetez, que tout le monde achète les choses dont chacun a besoin. Autrement comment ferait-on pour acheter maintenant en France, dans une année, six ou huit fois plus de choses qu’on n’en achetait sous le règne misérable de Charles VI ? Il est évident que c’est parce qu’on y produit six ou huit fois plus de choses, et qu’on achète ces choses les unes avec les autres. ».
Par rapport aux thèses d’Oresme et de Say, plusieurs critiques se sont élevées à partir d’une analyse des conséquences de l’augmentation de la quantité de monnaie ou de celles d’un changement dans sa nature.
Effet Cantillon
Concernant la quantité, la monnaie voile conduit à postuler que l’inflation issue d’une augmentation de la quantité de monnaie en circulation modifie les prix mais de façon uniforme, si bien que leur hiérarchie est conservée. A cette vision s’oppose ce que l’on appelle « l’effet Cantillon » du nom de l’économiste franco-irlandais des débuts du XVIIIe siècle qui l’a formulé ; concrètement, l’effet Cantillon se traduit par le fait que l’inflation déforme la grille des prix. En effet, les secteurs abrités sont plus à même d’augmenter les leurs que les secteurs très concurrentiels. Résultat, faire évoluer la quantité de monnaie en circulation n’est pas sans conséquence sur l’économie, faisant de l’inflation une rupture dans les évolutions de pouvoir d’achat.
L’évolution de cette quantité repose sur le mécanisme de création/destruction monétaires. Or celui-ci dépend largement de l’objet retenu pour assumer les fonctions de la monnaie.
De l’orpailleur au banquier
Certains des objets qui ont existé ont fasciné les économistes du fait de leur efficacité alors qu’a priori, rien ne les prédestinait à jouer un rôle monétaire. Un exemple célèbre est ce qui s’est passé en Allemagne après 1945. La perte complète de confiance dans les billets de banque émis par ce qui restait d’autorités publiques et l’impossibilité pour la population de se procurer de l’or avait conduit celle-ci à adopter comme monnaie les cigarettes américaines. Et cette monnaie, dont l’histoire fut courte, a été théorisée par les spécialistes comme une des plus remarquables de l’histoire. En effet, quand il y avait trop de monnaie en circulation, ce qui provoquait un début d’inflation, les détenteurs de monnaie…la fumaient ! En revanche, quand elle commençait à manquer, assurant une augmentation du pouvoir d’achat du paquet de cigarettes, les Allemands se disciplinaient et fumaient moins. Une question turlupinait néanmoins les Américains : comment les Allemands se procuraient-ils les cigarettes en question ? En fait, comme dans le cas de l’augmentation, pour un pays utilisant l’or, de son stock de métal précieux sans qu’une mine ne soit découverte et sans indemnité de guerre, c’est grâce à des excédents commerciaux que les Allemands réalisaient sur les troupes présentes en Allemagne que les cigarettes entraient en leur possession. Cela incita l’Etat-major américain à procéder rapidement à une réforme monétaire pour éliminer les cigarettes. En effet, les excédents commerciaux en question étaient le fruit quasi-exclusif de la prostitution… Adopter comme outil monétaire une drogue- le tabac- dont l’introduction dans la société repose sur une activité criminelle-la prostitution- fut jugé peu convenable par Washington qui exigea qu’un terme soit mis rapidement à ce système…
Quoi qu’il en soit, ce qui est intéressant dans cette histoire, c’est de constater que l’usage non monétaire de l’objet utilisé comme monnaie conduisait automatiquement à atteindre l’objectif de stabilité des prix.
Qu’en est-il aujourd’hui ?
Comme chacun sait, la monnaie d’aujourd’hui n’est plus de l’or – ni des cigarettes américaines – mais des crédits consentis par les banques. Dans le bilan comptable des banques d’aujourd’hui, les crédits apparaissent à l’actif et les dépôts que leurs clients peuvent convertir à tout instant en dépense au passif ; si bien que l’on définit désormais la masse monétaire qui est la mesure concrète de la quantité de monnaie en circulation comme la somme du passif des banques, nette de leurs fonds propres et des prêts que les banques se consentent entre elles. La création monétaire repose sur l’activité des banques commerciales. La monnaie d’aujourd’hui est créée ex nihilo, sur la base de l’analyse que fait la banque de la pertinence économique des projets de l’emprunteur. Et donc, la monnaie créée reste dans sa circulation un voile. Mais son mode de création l’associe par l’intermédiaire des banques à la dynamique de croissance. Pour certains, cela ne va pas sans poser problème. Ainsi Maurice Allais (1911-2010) écrivait à propos de la crise financière asiatique de 1997 :
« Autant la mobilisation d’« épargnes vraies » par les banques pour leur permettre de financer des investissements productifs est fondamentalement utile, autant la création de « faux droits » par la création monétaire est fondamentalement nocive, tant du point de vue de l’efficacité économique qu’elle compromet par les distorsions de prix qu’elle suscite que du point de vue de la distribution des revenus qu’elle altère et rend inéquitable »
Que conclure ?
Une conclusion pratique s’impose. Dès lors que le changement de nature de la monnaie nous éloigne sur la forme d’Oresme et de Say, conservons sur le fond leur sagesse : pour éviter l’effet Cantillon, construisons la croissance sur la concurrence ; pour que la création de monnaie qui a quitté les mines d’or pour rejoindre les bureaux des banquiers obéisse à une logique de croissance, maintenons la concurrence entre les banques …
- Monnaie : voile ou moteur de la croissance - 1 décembre 2025
- Histoire de l’économie mondiale : des chasseurs-cueilleurs aux cybertravailleurs - 16 août 2022
- Enseigner l’économie - 10 décembre 2018
Commentaires récents