1. La diffusion des instruments tels que le Bitcoin depuis une quinzaine d’années a-t-elle remis en cause la place de la monnaie officielle des banques centrales dans notre économie ?
Je voudrais commencer par dire que la montée en puissance de la « finance décentralisée » (DeFi), c’est-à-dire des transactions sur des registres décentralisés (DLT ou blockchain) peut apporter des bénéfices clairs aux agents économiques : baisse des coûts, rapidité, raccourcissement des chaînes d’intermédiation (notamment internationales), programmabilité au moyen de contrats intelligents. C’est important de le dire, car la réaction des banques centrales a initialement été très défensive. Or l’histoire des paiements a toujours été marquée par des vagues d’innovations technologiques et il n’y a aucune raison de s’opposer à celle-ci. Progressivement, des initiatives comme le laboratoire de la Banque de France ou le pôle d’innovation de la Banque des règlements internationaux ont montré leur volonté de s’emparer de la question.
Est-ce que l’essor des monnaies numériques a remis en cause la place de la monnaie émise par les banques centrales ? Pas jusqu’à présent, car le principal actif décentralisé, Bitcoin, a connu de telles fluctuations de valeur que sa dimension spéculative l’a emporté sur son utilisation comme moyen de paiement. Or la monnaie, on le sait depuis Aristote, a trois fonctions : numéraire, moyen de paiement et réserve de valeur. Le Bitcoin s’est cantonné à la troisième fonction. D’autres instruments comme les « jetons stables » (stablecoins), des jetons numériques dont la valeur est garantie par des portefeuilles d’actifs financiers traditionnels, ont le potentiel de devenir des instruments de règlement et de paiement. Ce sont d’ailleurs des stablecoins comme USDC ou Tether qui sont aujourd’hui utilisés comme actifs de règlement on chain dans la finance décentralisée.
La monnaie de banque centrale n’est pas présente dans cet univers car aujourd’hui, les banques centrales n’émettent pas de jetons qui puissent être utilisés sur une blockchain. Or, le système financier est organisé comme une série de cercles concentriques. Au centre, on trouve la banque centrale, qui émet la monnaie la plus sûre qui soit, pour la raison très simple qu’une banque centrale ne peut jamais faire faillite. Le premier cercle, c’est le système bancaire, qui a aussi la capacité de créer de la monnaie quand il accorde des crédits, et qui a un accès direct à la liquidité de la banque centrale. L’activité des banques est commerciale et elles présentent un risque de crédit, mais elles sont étroitement régulées et contrôlées. Au-delà, on trouve tous les acteurs non bancaires, qui ne peuvent pas créer de monnaie.
Cette architecture a très bien fonctionné jusqu’à présent. Elle donne une fondation stable au système financier, ce n’est pas rien ! Il n’y a pas de raison qu’elle ne fonctionne pas dans le monde de la finance décentralisée. Mais pour cela, il faut que les banques centrales émettent rapidement des jetons numériques qui pourront servir à régler des transactions entre acteurs financiers sur une blockchain. Ce projet de monnaie numérique de banque centrale « de gros » est distinct de la monnaie numérique de banque centrale « de détail », accessible à tous les citoyens, un outil également nécessaire mais qui ne reposera pas nécessairement sur la technologie de la blockchain.
2. Le projet d’euro numérique de la BCE transforme-t-il le rôle historique des banques dans la création monétaire, la gestion des dépôts et le crédit ?
Je ne le crois pas. Les banques commerciales jouent un rôle important dans la création monétaire, la gestion des dépôts et le crédit et continueront à le jouer dans un monde où la BCE émettra une monnaie numérique. D’ailleurs, l’euro numérique a vocation à être distribué par les banques, de même que ce sont les banques qui aujourd’hui distribuent les billets. Je ne vois pas de différence, sur ce point, avec la monnaie fiduciaire actuelle (les billets).
Certains mettent en avant un risque de fragilisation du passif des banques si les particuliers investissent en euro numérique au détriment des dépôts bancaires. Mais ce risque existe déjà ! Les particuliers peuvent détenir des billets et le principal moteur, peut être le seul, de la demande de billets est aujourd’hui la thésaurisation comme réserve de valeur et non pas leur utilisation comme moyen de paiement. Plus généralement, les récentes faillites bancaires (Crédit Suisse, SVB…) ont montré que le risque de fuite des dépôts est réel si les banques sont fragiles. Bien entendu, la stabilité du passif des banques est importante pour la stabilité financière, et c’est pour cela que la BCE envisage de plafonner les portefeuilles qui pourront être investis en euros numériques. La BCE doit par ailleurs se tenir prête à refinancer les banques en tant que de besoin, avec un collatéral adapté, comme elle l’a toujours fait.
3. A l’opposé, la montée en puissance des grandes plateformes numériques (Google, Apple, WeChat, Meta, etc.) dans les services de paiement et de crédit préfigure-t-elle l’émergence de monnaies privées internationales ? faut-il s’en inquiéter, nous européens ?
La montée en puissance des « Big Tech » dans les services financiers en général, pose des questions lourdes d’égalité de traitement réglementaire et de concurrence, car ces acteurs peuvent, dans ce domaine comme dans d’autres, mettre à profit leur pouvoir de marché, leurs portefeuilles d’utilisateurs, et surtout les masses de données qu’ils ont collectées auprès de leurs clients. Ce problème peut être traité sous l’angle du droit de la concurrence, par exemple en imposant la séparation entre les données collectées par une place de marché ou par un réseau social et celles qui sont utilisées pour proposer des services financiers.
Les Big Tech ont eu la tentation d’émettre leurs propres monnaies numériques. On l’a vu avec le projet Libra de Facebook, sur lequel j’ai coordonné en 2019 un rapport pour les ministres et les gouverneurs des banques centrales du G7. Ce projet a échoué quand Facebook a compris qu’il serait soumis aux mêmes exigences réglementaires que les acteurs traditionnels de la finance, ce qu’il n’était pas prêt à accepter. Je ne crois pas que la situation ait beaucoup changé. D’une certaine manière, on peut voir les initiatives réglementaires américaines en faveur des stablecoins, comme le Genius Act, comme un retour en force des grandes banques américaines, qui veulent reprendre le contrôle de l’offre d’actifs numériques. En revanche, le risque est bien réel que les Big Tech prennent le contrôle des infrastructures nécessaires aux transactions numériques, de même qu’elles contrôlent déjà aujourd’hui les services d’informatique en nuage et une partie de l’intelligence artificielle.
4. Faut-il s’inquiéter des stablecoins adossés au dollar ?
Les stablecoins sont une innovation financière intéressante dont il ne faut pas néanmoins exagérer l’utilité, car leur promesse de stabilité dépend de l’adossement à un portefeuille d’actifs, mécanisme dont on a vu, dans le cas des fonds monétaires, qu’il n’était pas toujours robuste. L’Europe s’est dotée avant les États-Unis d’un cadre réglementaire pour le développement des stablecoins. Il faut que les acteurs financiers européens capitalisent sur cette avance et émettent rapidement des stablecoins en euros. Un monde où les stablecoins ne seraient libellés qu’en dollars poserait problème pour la souveraineté monétaire européenne.
5. Avec la tokenisation des actifs financiers, va-t-on vers un monde sans monnaie parce que tout devient monnaie ?
Cette question est intéressante mais elle n’est pas nouvelle. De tout temps, des objets divers ont pu être utilisés pour assurer une ou plusieurs des trois fonctions de la monnaie : des pierres, des coquillages, des objets en métal ou même, en temps de guerre ou dans les prisons, des cigarettes. La question à laquelle nous devons répondre est plutôt : quelle est la monnaie la plus à même de recueillir la confiance des citoyens pour être acceptée partout dans la société ? La réponse moderne à cette question est : c’est la monnaie émise par une banque centrale, institution publique soumise à un contrôle démocratique. La forme matérielle de cette monnaie ne change rien à l’affaire. Ne nous y trompons pas : prétexter des évolutions technologiques pour privatiser la monnaie serait une subversion de la démocratie et créerait des risques pour la stabilité financière et pour la concurrence, au profit de quelques acteurs.
6. Les concepts de masse monétaire et de croissance du crédit sont-ils encore le reflet de la dynamique monétaire dans l’économie dans ces conditions ? La numérisation de la monnaie et la décentralisation des moyens de paiement laissent-t-elles une place à une politique monétaire centralisée ?
Le progrès technologique n’empêche pas les banques centrales de contrôler la masse monétaire, quelle que soit son incarnation concrète. Aujourd’hui, le risque pour le contrôle de la politique monétaire et pour la stabilité financière tient plus à l’essor des acteurs non bancaires, qui sont moins régulés et plus éloignés de la banque centrale. Je sais que c’est un enjeu majeur pour l’Eurosystème aujourd’hui.
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