Peux-tu d’abord nous rappeler les grandes lignes de ton parcours depuis ta sortie de l’ENSAE ?
Mon premier poste a été au département des études de l’INSEE. L’occasion s’est ensuite présentée de rejoindre la direction du Trésor, où il y avait peu d’économistes. Un monde aujourd’hui bien lointain : en 1995, le souvenir des crises de change de 1992-93 était vivace, la France défendait la parité du franc face au mark et la monnaie unique était une perspective abstraite… J’ai occupé divers postes au service international du Trésor, puis comme conseiller économique du directeur et, enfin, pendant cinq ans à l’agence France Trésor qui gère la trésorerie et la dette de l’État. Je suis revenu aux affaires internationales comme chef du service multilatéral et co-président du Club de Paris avant d’inaugurer le poste de directeur général adjoint et économiste en chef du Trésor, qui entérinait la fusion des trois directions du Trésor, de la prévision et des relations économiques extérieures.
Le 1er janvier 2012, j’ai rejoint la Banque centrale européenne (BCE) comme membre du directoire. Mon mandat de huit ans s’est structuré autour de trois grands axes : les opérations de marché (lancement d’achats massifs de titres publics, taux d’intérêt négatifs…), la représentation de la BCE dans les instances européennes et internationales (réunions du G7 et du G20, Eurogroupe, négociations avec la Grèce pendant la crise de 2015…) et la surveillance et la régulation des infrastructures de marché. De 2013 à 2019, j’ai présidé à Bâle le Comité des paiements et des infrastructures de marché, qui élabore les règles mondiales dans ce domaine. Nous avons lancé les premières réflexions sur la régulation des crypto actifs et la monnaie numérique de banque centrale et remis un rapport au G7 sur le projet de monnaie de Facebook, Libra.
À mon départ de la BCE, le directeur général de la Banque des règlements internationaux (BRI), Agustín Carstens, m’a proposé de l’aider à développer un projet improbable : doter la BRI d’un pôle d’innovation, une sorte de start-up dans l’univers conservateur des banques centrales. J’ai recruté des équipes dans sept villes (Hong Kong, Singapour, Zürich, Londres, Stockholm, Paris et Francfort) pour produire des prototypes et preuves de concept dans des domaines aussi divers que la monnaie numérique de banque centrale, l’interopérabilité entre système de paiements, l’analyse à haute fréquence du marché des changes ou encore l’émission d’obligations vertes sur un registre distribué.
En janvier 2022, après avoir passé dix ans en Allemagne et en Suisse, je suis rentré à Paris pour présider l’Autorité de la concurrence.
Tu présides depuis un an l’Autorité de la concurrence, quelles sont les missions de cette institution ?
L’Autorité de la concurrence veille au respect de l’ordre public économique, notamment l’équité entre acteurs et le respect d’une concurrence par les mérites. Nous disposons pour cela de trois leviers d’action.
Tout d’abord, l’Autorité est chargée de détecter et réprimer les pratiques anticoncurrentielles – ententes et abus de position dominante. Elle est habilitée, sous autorisation judiciaire, à conduire des opérations de visites et saisies dans les locaux des entreprises. Lorsqu’une pratique anticoncurrentielle est établie, sur le fondement d’un ensemble de preuves et à l’issue d’une procédure contradictoire, l’Autorité peut prononcer des sanctions pécuniaires allant jusqu’à 10% du chiffre d’affaires mondial du groupe concerné. L’Autorité a prononcé en moyenne plus de 700 millions d’euros d’amende par an au cours des dix dernières années.
À la différence des autorités de régulation sectorielles, nous intervenons dans tous les domaines de l’économie. Nous avons sanctionné des cartels dans la charcuterie, l’électroménager, les revêtements de sol ou la téléphonie mobile, mais aussi des abus de position dominante dans l’énergie ou la publicité en ligne, pour ne citer que ces secteurs.
L’Autorité veille également à ce que les opérations de croissance externe des entreprises ne créent pas de pouvoir de marché excessif, aussi bien vis-à-vis des consommateurs que des fournisseurs. C’est le contrôle des concentrations, qui intervient en amont des opérations de fusion ou d’acquisition d’entreprises qui dépassent certains seuils de chiffre d’affaires. Afin de remédier aux préoccupations de concurrence identifiées, l’Autorité peut accepter les engagements proposés par les entreprises. Elle peut interdire les opérations qui posent des problèmes de concurrence.
Enfin, l’Autorité joue un rôle consultatif qui lui permet d’éclairer les acteurs publics ou privés sur les enjeux concurrentiels. On peut citer les avis rendus sur la réforme de l’audiovisuel, la concurrence en outre-mer, les concessions autoroutières, le secteur agricole, l’économie circulaire et, très récemment, l’entremise immobilière. L’Autorité conduit en outre de sa propre initiative des enquêtes sectorielles qui ont pu porter sur la publicité en ligne, la fintech, les prothèses auditives ou encore le transport par autocars. Ces avis comportent des recommandations concrètes adressées aux pouvoirs publics. Dans son rôle consultatif, l’Autorité participe à la régulation de certaines professions juridiques réglementées, notamment les notaires, les commissaires de justice et les avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, pour lesquels elle fait tous les deux ans des recommandations de créations d’offices et dont elle peut examiner les tarifs.
Quelles sont les bases juridiques, y compris européennes, de ses interventions, et de quels instruments dispose-t-elle pour agir ?
L’action de l’Autorité en matière de pratiques anticoncurrentielles s’appuie sur une double base juridique, nationale et européenne. Les ententes anticoncurrentielles sont prohibées au titre du droit national par l’article L. 420-1 du code de commerce, et en vertu du droit européen par l’article 101 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE). Pour les abus de position dominante, les articles L. 420-2 du code de commerce et 102 du TFUE s’appliquent. L’application simultanée des règles européennes et nationales de concurrence découle du règlement européen n° 1/2003 du 16 décembre 2002. Ce règlement a modifié en profondeur l’architecture du droit de la concurrence dans l’Union européenne en instaurant un système décentralisé, dans lequel les autorités nationales de concurrence et la Commission européenne appliquent en parallèle les règles de concurrence prévues dans le traité. Les autorités nationales jouent donc un rôle majeur dans la mise en œuvre des règles européennes de concurrence.
En contrôle des concentrations, la situation est différente dans la mesure où la compétence de l’Autorité dépend du dépassement de seuils, exprimés en chiffres d’affaires, établis dans le code de commerce. En vertu d’un principe de « guichet unique », les opérations dépassant à la fois les seuils nationaux et européens relèvent de la compétence exclusive de la Commission européenne, sauf cas particuliers (la Commission a par exemple la possibilité de proposer le renvoi d’une affaire à une autorité nationale). Le rôle consultatif de l’Autorité, ainsi que sa mission de régulation des professions réglementées, reposent enfin sur des règles purement nationales.
Quel que soit le champ d’intervention, l’Autorité dispose d’une boite à outils qui lui permet d’agir efficacement en fonction des pratiques en cause. En matière contentieuse, l’Autorité peut imposer une sanction pécuniaire ou des injonctions comportementales ou structurelles visant à faire cesser les pratiques en cause ou à contraindre l’entreprise concernée de modifier ses comportements. Elle peut opter, si l’affaire s’y prête, pour une solution négociée qui consiste à rendre obligatoires des engagements proposés par l’entreprise, lorsque ces derniers permettent de remédier aux préoccupations de concurrence. L’Autorité peut aussi décider de transiger avec celle-ci afin d’accélérer le délai de traitement d’une affaire. En cas d’atteinte grave et immédiate aux intérêts d’un secteur économique ou d’une entreprise. l’Autorité peut prononcer des mesures conservatoires en attendant de se prononcer au fond.
Ces instruments peuvent être utilisés isolément, simultanément, ou de manière séquentielle. Le dossier des « droits voisins » est un bon exemple. En 2020, l’Autorité a prononcé des mesures conservatoires contre Google, qui avait décidé unilatéralement de ne pas rémunérer les contenus produits par les éditeurs et agences de presse, pourtant protégés par le droit français et européen, en lui enjoignant de négocier de bonne foi avec les éditeurs et agences de presse. En 2021, l’Autorité a infligé à Google une sanction de 500 millions d’euros pour non-respect de ces injonctions. En 2022, nous avons accepté les engagements proposés par Google pour mettre fin à ces préoccupations de concurrence, qui créent un cadre de négociation unique au monde sous le contrôle d’un mandataire indépendant.
Peux-tu nous donner quelques exemples de vos interventions récentes ?
En 2022 l’Autorité a rendu 26 décisions en matière de lutte contre les pratiques anticoncurrentielles, pour un montant d’amendes de près de 468 millions d’euros, 9 avis et 257 décisions de contrôle des concentrations. Quelques exemples donnent une idée de la diversité des secteurs dans lesquels nous intervenons. L’Autorité a sanctionné Essilor pour plus de 80 millions d’euros pour avoir cherché à entraver le développement de la vente en ligne de verres correcteurs. Nous avons sanctionné des ententes dans le domaine de la collecte des déchets en Haute-Savoie et du transport hospitalier dans le Val d’Ariège et le pays d’Olmes. En matière de concentrations, nous avons autorisé sans condition l’acquisition par But de Conforama et ses 172 magasins, en faisant appel à un instrument juridique rarement utilisé, l’exception de l’entreprise défaillante. Dans le cas du projet de fusion entre TF1 et M6, sur la base d’un examen approfondi de l’opération, nous avions identifié des préoccupations sérieuses de concurrence, après quoi les parties ont décidé d’abandonner l’opération.
Quelles sont les relations et le partage des tâches entre l’Autorité de la concurrence et les autorités européennes ?
Comme je l’ai indiqué, le règlement n° 1/2003 a établi un système de compétences parallèles permettant aux autorités de concurrence nationales et à la Commission européenne d’appliquer directement les articles 101 et 102 du TFUE. Un forum de coopération et d’échange garantit l’application efficace et homogène des règles de concurrence au sein de l’UE : le Réseau européen de concurrence (REC). Le REC rassemble l’ensemble des autorités nationales de concurrence de l’UE et la Commission européenne. Ce réseau nous permet de nous informer mutuellement des nouveaux cas d’ententes ou d’abus susceptibles d’affecter le commerce entre États-membres, notamment pour l’identification des éventuelles ententes transfrontalières et une allocation optimale des cas. Le REC permet en outre de s’entraider en matière d’enquêtes et d’échanger des éléments d’information utiles à nos enquêtes. Les autorités nationales de concurrence donnent leur avis sur les décisions de la Commission dans le cadre de comités consultatifs et participent à de nombreux travaux dans le cadre des nombreux groupes de travail d’ordre général ou sectoriel qui se réunissent régulièrement.
Si l’on s’intéresse plus particulièrement au « numérique », quel rôle pouvez-vous jouer en matière de régulation des principaux acteurs (GAFAM) et, au-delà, des autres activités en plein développement ? En matière d’accès aux données ? D’intelligence artificielle ?
L’usage des guillemets me parait indiqué car il n’existe pas de « secteur numérique » mais du commerce en ligne, de la publicité en ligne, de la santé en ligne, des jeux en ligne, etc., avec des problématiques communes (rôle-clé de la donnée, création d’écosystèmes) mais aussi des différences de technologies, de réglementation et de stratégies d’acteurs.
Le numérique sous toutes ses formes est un domaine d’action prioritaire pour l’Autorité. Outre le dossier des droits voisins, nous sommes intervenus en 2021 contre Google dans le secteur de la publicité en ligne. La décision a rendu obligatoires les engagements de Google visant à améliorer l’interopérabilité de ses services avec les solutions tierces de serveur publicitaire et de plateforme de mise en vente d’espaces publicitaires et mettre un terme aux dispositions qui favorisaient Google. En 2022, nous avons identifié un manque de clarté et d’objectivité dans l’accès aux services publicitaires de Facebook. Pour remédier à ces difficultés, Meta a proposé des engagements : c’est la première fois qu’il le faisait dans le cadre d’une procédure antitrust. Et très récemment, nous avons enjoint à Meta de changer ses pratiques dans le domaine de la vérification publicitaire en ligne.
Au-delà de l’action répressive, il est essentiel, compte tenu de la complexité des enjeux, de renforcer constamment l’expertise numérique interne afin de comprendre et d’anticiper l’évolution des marchés. Dans cette perspective, l’Autorité rendra publics d’ici fin juin les résultats de l’enquête sectorielle sur l’informatique en nuage, le cloud, lancée l’année dernière. Les avancées récentes en matière d’IA sont susceptibles d’impacter le fonctionnement concurrentiel des marchés et sont d’ores et déjà un sujet de réflexion.
Dans de nombreux cas, l’action concurrentielle, qui intervient ex post, est complémentaire de régulations sectorielles ex ante, comme celle qui a récemment été introduite au niveau européen avec l’adoption du règlement sur les marchés numériques (Digital Markets Act), qui soumet à des obligations spécifiques les grandes plateformes en ligne désignées comme « contrôleurs d’accès » par la Commission européenne. De même, le gouvernement vient de proposer des mesures de régulation de l’informatique en nuage, sur lesquelles l’Autorité a publié un avis.
Pourquoi la transition climatique fait-elle partie des priorités de l’Autorité de la concurrence ?
L’objectif de neutralité carbone s’impose aux politiques publiques. Sa mise en œuvre va profondément modifier la structure de notre appareil productif – et si elle ne le fait pas, c’est qu’elle aura échoué. Les autorités de concurrence doivent accompagner ces mutations et anticiper leurs conséquences pour le fonctionnement des marchés.
D’une part, nous pouvons sanctionner des comportements qui s’opposent à la transition écologique, comme nous l’avons fait en 2017 dans l’affaire du cartel des revêtements de sol ; d’autre part, nous voulons accompagner les entreprises qui souhaitent coopérer pour mieux participer à cette transition. De nouvelles lignes directrices européennes encadrent cette démarche et j’invite les entreprises et les organisations professionnelles à nous contacter lorsqu’elles ont des projets précis à discuter. En parallèle, dans le cadre de notre rôle consultatif, nous allons poursuivre l’exploration des enjeux concurrentiels de la transition climatique. Une étude sectorielle a ainsi été lancée en février 2023 sur le déploiement des bornes de recharge des véhicules électriques, enjeu central pour la transition vers un transport décarboné. Nous menons également une étude sur les transports terrestres de personnes afin d’analyser l’évolution du secteur, qui a fait par le passé l’objet de multiples recommandations de l’Autorité de la concurrence, sous l’angle nouveau de l’intermodalité et de la soutenabilité.
Et pour revenir en conclusion à une note plus personnelle, dans quelle mesure l’enseignement reçu à l’ENSAE t’a-t-il été utile au cours de ta carrière, et quelles leçons aimerais-tu partager avec les alumni ?
L’ENSAE m’a donné une formation solide en économie et en économétrie qui m’a convaincu de l’importance de toujours confronter ses intuitions aux données, et de l’utilité des modèles pour tester la cohérence des raisonnements. Mon conseil aux alumni : étudiez, travaillez en Europe et dans le monde ! Quand on rentre de l’étranger, les débats français paraissent souvent très picrocholins.
Questions par François Lequiller et Eric Tazé-Bernard
Cet article a été initialement publié le 22 juin 2023.
Mots-clés: Concurrence, Régulation, Europe, GAFAM
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