Tu arrives à l’ENSAE en 1974 : qu’est-ce qui t’a le plus surpris ?
Ce qui m’a le plus surpris, c’est qu’on pouvait y étudier ! A la fac de maths de Jussieu, trouver un livre à la bibliothèque était une gageure, trouver une salle pour travailler était impossible, le contact avec les enseignants inexistant. A la porte de Vanves où venait de s’installer l’ENSAE, les livres à la bibliothèque étaient disponibles en plusieurs exemplaires, de nombreuses salles de cours étaient ouvertes aux étudiants, on pouvait échanger avec les professeurs, d’autant plus que l’école jouxtait l’INSEE.
Alors que l’Université croulait sous son gigantisme, qu’on s’entassait à plusieurs centaines dans les amphis, que les locaux se dégradaient à vue d’œil, l’ENSAE était un havre, un écosystème protégé.
Manifestement l’école était comme un refuge douillet…
C’était effectivement un cocon où il faisait bon être. Il y avait même des ordinateurs (avec et sans cartes perforées) tandis que le « temps machine », ressource rare à l’université Paris 7, était réservée en priorité aux labos. Mais on y travaillait beaucoup : l’économie, qu’elle soit descriptive, micro, macro, publique, internationale, les statistiques de haut vol, l’analyse des données, la sociologie (quantitative, bien entendu), le groupe de travail de 3e année… A l’époque la coopération entre élèves était peu encouragée, mais cela ne m’a pas empêché de rencontrer des personnes qui, 50 ans après, sont toujours mes amis. Précieux !
Quelle a été la matière dominante à ton entrée dans la vie professionnelle ?
Pendant les quatre premières années de ma vie professionnelle, j’ai fait des statistiques. Enfin, n’exagérons pas : j’ai compté. Il s’agissait de recenser les agents de l’Etat : combien sont-ils, d’où viennent-ils, que font-ils, quel est leur statut, combien gagnent-ils ? Qu’est-ce qu’un agent de l’Etat, jusqu’où s’étend l’Etat ? Pas de statistiques de haut vol, uniquement les quatre opérations ou peu s’en faut. Une myriade de nomenclatures, des constellations de codes, des centaines de fichiers, des milliers de lignes de codes, une multitude de tableaux.
C’est la découverte de la data !
Tout à fait, j’ai appris ce qu’était une donnée, la méticulosité pour la fabriquer, repérer les données aberrantes, effectuer les contrôles de cohérence. Les données n’arrivent pas toutes propres, elles sont construites avant d’être analysées et je ne saurais trop conseiller de les vérifier avant toute interprétation. C’est d’autant plus vrai aujourd’hui avec leur profusion : il convient de jeter un regard critique sur elles et savoir comment elles ont été fabriquées. On est alors étonné de la fragilité de certaines.
Dominique Quarré et moi suions vraiment pour collationner les diverses sources de données, les mettre en forme, produire des tableaux et la publication dans la revue Économie et Statistique était comme le Graal ! Cela ne s’est pas tout à fait passé comme nous l’avions rêvé : après l’envoi de notre projet, la rédactrice en chef nous convoque pour nous dire « Les lecteurs se fichent de votre sueur, ils veulent lire les résultats ». La sueur, les années passées pour produire l’article ? Dans les encadrés, dans une petite police ! Il faut écrire pour être lu ! On a retravaillé l’article qui a été finalement publié[1] sans toutefois certaines données apparemment sensibles (les primes de hauts fonctionnaires).
Après cette première expérience, comment s’oriente ta carrière ?
Dans ENSAE, il y a le « S » de statistique mais, après quatre ans, il fallait bifurquer vers le « E » d’économique, sinon le risque était d’être bloqué dans un domaine. Loin de moi l’idée de dénigrer les comptages mais j’avais envie de voir d’autres sujets. En avant donc vers la macroéconomie, l’économétrie, la modélisation, les prévisions. Tout d’abord dans une entreprise privée, puis à la Banque de France. Bien entendu, gros investissement dans la théorie, aussi bien économique qu’économétrique (ah ! les forces de rappel !), rendu plus facile grâce aux cours de l’ENSAE que je n’avais pas totalement oubliés. J’ai retrouvé aussi la « tambouille » (le savoir-faire, autrement dit), c’est-à-dire les hypothèses qu’on est obligé de faire pour calibrer une équation, pour faire tourner un modèle, encore plus pour forger une prévision.
Ce fut également la période des premiers contacts « commerciaux ».
Qu’entends-tu par contacts commerciaux ?
Vendre une prévision d’origine privée alors que le « produit » est disponible gratuitement via plusieurs institutions s’est révélé trop ardu.
Même à la Banque de France, il fallait « vendre » ses analyses et prévisions à la hiérarchie qui, à l’époque, n’y avait pas beaucoup d’appétence.
J’ai passé le reste de ma carrière – une trentaine d’années – dans le groupe de la Caisse des dépôts et consignations (CDC), d’abord comme économiste dans deux filiales, une société de gestion et une banque d’investissement, puis en tant que financier à la maison-mère.
Peux-tu nous décrire ton rôle d’économiste dans la société de gestion ?
C’est assez différent du rôle d’économiste dans une institution. Dans une société de gestion, on travaille pour les « opérationnels » et on le devient par la force des choses. Il s’agit de fournir des arguments pour orienter la gestion (les taux vont-ils monter ?), réagir aux statistiques conjoncturelles[2], et elles sont nombreuses, accompagner les commerciaux qui rencontrent les clients qui ont confié leurs fonds en gestion. J’étais toujours surpris lorsque, à l’issue d’une de mes présentations, il était décidé d’agir dans le sens que j’avais indiqué, décision prise par le client ou par le gérant. Enfin, ce n’était pas toujours le cas !
Ces années ont été l’occasion de multiples interventions orales (ce n’avait pas été le cœur de la formation à l’ENSAE…) : j’ai pu noter qu’elles étaient bienveillantes, les auditeurs n’étaient pas là pour critiquer l’orateur. Ce fut aussi l’utilisation des tableurs, nouveaux venus dans la panoplie des outils informatiques. Et le début des fonctions de management puisque l’équipe économique s’étoffait. Management vers l’équipe, mais ne pas oublier de manager également la hiérarchie !
Bien entendu, l’économiste dans une société de gestion est amené à s’intéresser à la… gestion. Le fonctionnement des marchés financiers, les théories du portefeuille, l’allocation d’actifs, les problèmes d’horizon de gestion, etc. Domaines qui m’étaient très largement étrangers puisque les cours de finance n’existaient pas à l’école de mon temps. Pour autant, il est difficile de promouvoir une approche multi-actifs lorsque l’entreprise est structurée en silos, gestion/commercial/services supports et, au sein de la gestion actions françaises/européennes/internationales/obligations françaises/internationales/taux de change/… Beaucoup de forteresses ou silos à défendre.
Peux-tu nous raconter tes débuts de financier ?
En 2000, j’ai beaucoup de chance d’être contacté par un ancien collègue qui me propose de m’occuper de la gestion financière de l’Etablissement public de la CDC, suite à la création de ce qui devait devenir Natixis. Il s’agissait de garder la « vieille maison » (dite « Section générale »). Sacrée aventure : des équipes à constituer, une politique de gestion à définir.
Fini l’économie ? Bien sûr que non, la période 2000-2017 a été remplie de secousses, de cataclysmes économico-financiers : éclatement de la bulle Internet, le 11 septembre 2001, la crise des surprîmes et la faillite de Lehman Brothers, la crise grecque et celle de l’euro, la déconfiture du secteur bancaire, notamment Dexia, etc. Et il s’agissait de voir comment ces événements touchaient le portefeuille, de mettre en place des procédures pour minorer les risques, de rendre robustes les différentes poches du portefeuille, de diversifier mais jusqu’où ?, de s’interdire des classes d’actifs.
Le patrimoine de la CDC est, à la base, risqué. Il a été constitué au fil des décennies par des réserves accumulées, en grande partie grâce aux fonds déposés chez les notaires. Il s’agit, in fine, de l’argent de la nation et il n’est pas question de spéculer avec. Alors, oui, on a privilégié une gestion classique, peu risquée, reproductible année après année, en n’étant pas très sophistiqué, en n’investissant pas dans des produits sophistiqués qui nous étaient proposés. De fait, la quasi-totalité des portefeuilles est gérée en interne par des équipes aguerries et plutôt stables.
La fin de carrière approche, quelles sont les dernières responsabilités qui te sont confiées ?
En sus de la gestion financière, j’ai eu en fin de carrière la responsabilité de la trésorerie, de la gestion actif-passif, du middle-office, de l’intermédiation financière et du secrétariat financier. Encore et toujours apprendre ! Il me faut comprendre ce qui se fait et expliquer ce qu’on fait à la hiérarchie, aux risques, à l’audit, à l’ACPR, à la Cour des comptes, aux agences de notation. Porter les projets, moderniser les outils, contrôler les process. Et chaque matin apporte son lot de sujets à traiter rapidement…
J’ai aussi contribué à la prise en compte de ce qu’on appelle les critères « extra-financiers » dans la gestion. Ce sont évidemment des sujets qui ont des implications financières, surtout pour un investisseur de long terme. Gros travail donc dans l’investissement socialement responsable, le développement durable. L’ESG (environnement/social/gouvernance) devient une musique persistante. Pour la gestion actions, cela se traduit par les rencontres avec le management des sociétés[3], les votes systématiques aux Assemblées générales, la formation des gérants, la participation à des initiatives internationales… Cette approche a été étendue à la gestion obligataire, au capital-investissement et à l’immobilier. En espérant que ce sillon continuera d’être creusé, surtout par les temps qui courent. La responsabilité vis-à-vis des conditions de vie sur la planète inclut la responsabilité fiduciaire.
Quelles leçons aurais-tu envie de partager avec les élèves, actuels et anciens ?
Je retiens de tout cela qu’il est nécessaire d’affirmer ce qu’on pense. Bien sûr, il arrive qu’on avale des couleuvres mais être explicite ne nuit pas. Il est cependant utile de définir le diamètre maximal des couleuvres…
A l’heure de la retraite, tu te lances dans l’aventure Variances
Effectivement, je souhaitais continuer à être actif mais bénévole. Alors, ce sera tout d’abord et bien entendu, l’aventure de variances.eu ! Des rencontres enrichissantes avec les membres du comité éditorial, avec les auteurs, quelques travaux d’écriture, beaucoup de sollicitations d’articles, de relectures. Longue vie à variances.eu !
Le souhait d’être utile – et peut-être un peu d’atavisme – m’a amené à participer activement à l’intégration des jeunes migrants non accompagnés (MNA) à travers l’association Droit à l’Ecole dont je suis devenu le trésorier (on est toujours rattrapé par les chiffres !). Encore des rencontres avec des personnes enthousiastes, engagées auprès de jeunes motivés. L’accueil des MNA se dégrade et mérite notre attention.
Le dérèglement climatique me terrorise. En fait, pas vraiment pour moi et ma proche famille, nous avons les moyens de vivre avec. Mais quid des générations futures ? Alors, je me suis engagé dans carbones-factures.org (qui a publié plusieurs articles dans variances.eu) qui propose des mesures non clivantes pour réussir la transition. Mais que c’est dur d’avancer dans un monde dans lequel la consommation, la production, le « bonheur » se mesurent en monnaie et pas en CO2 !
Propos recueillis par Priscilla Cournède
Mots-clés : ENSAE – statistiques – économie – finances – CDC – Gestion d’actifs – MNA – CO2
[1] https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1980_num_125_1_4391
[2] Lors de la publication d’une statistique sur les mises en chantier aux Etats-Unis, un gérant m’appelle : « Tu as vu la stat ? 1,3 ! Qu’en penses-tu ? ». Euh…
[3] Lors d’une rencontre avec une grande société cotée en 2006, le gérant, après avoir posé les questions habituelles sur les résultats et les perspectives de la société, a demandé au PDG ce qu’il en était des ambitions en termes de lutte contre le réchauffement climatique. La personne en charge des relations avec les investisseurs a alors pris des notes. Visiblement, c’était la première fois que ce type de question était abordé.
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