À l’occasion des débats autour de la réforme des retraites a parfois émergé le rôle important de la croissance de la productivité dans l’évolution du revenu des retraités par rapport à celui des actifs. Plus cette croissance est forte, plus le niveau de vie des retraités se dégrade par rapport à celui des actifs. Les retraites sont en effet, dans tous les scénarios envisagés, indexées sur les prix alors que les salaires réels (déflatés par les prix) augmentent à moyen-long terme comme la productivité. Les questions éventuelles posées par la soutenabilité de telles évolutions n’ont guère été abordées. On peut d’ailleurs se demander s’il est politiquement plausible d’accepter, à moyen terme, une dégradation de la situation relative des retraités et, de prévoir, en même temps, une croissance de leur proportion dans l’électorat…

Les progrès de productivité ont été à la source de progrès sociaux considérables au cours des deux derniers siècles. Cela a été en particulier remarquablement décrit par Angus Deaton[1]. Mais ils peuvent avoir quelques effets potentiellement problématiques.…

Le spectacle vivant est affecté par la « maladie de Baumol ».

Il y a un domaine dans lequel de tels effets se manifestent depuis très longtemps : celui du spectacle vivant, en particulier de l’opéra où les moyens engagés sont très importants. De nombreuses maisons d’opéra rencontrent actuellement des difficultés financières et de fréquentation qui conduisent à des annulations de spectacles. Ces difficultés ont probablement été accrues par la période de pandémie dont nous sortons. Les spectateurs rechignent parfois à revenir et les finances publiques, très sollicitées au cours de la crise, peinent à délivrer les subventions qui seraient nécessaires à la poursuite inchangée de ces activités. Cependant, il ne s’agit fondamentalement que de l’aggravation d’une pathologie connue sous le nom de « maladie de Baumol ».

William Baumol, mort en 2017, était un professeur de Princeton dont le nom a souvent été évoqué pour le Nobel d’Économie. Il a été un économiste particulièrement créatif aussi bien pour la compréhension du fonctionnement du spectacle vivant que pour celle des mécanismes concurrentiels en introduisant les notions de marché contestable et de concurrence potentielle.[2]

Pour ce qui nous intéresse ici, il a illustré ce qu’il a appelé « maladie des coûts » par l’exemple de l’exécution d’un quatuor de Beethoven qui demande a priori le même effectif et la même quantité de travail aujourd’hui qu’au moment de sa création (entre 1801, pour le premier quatuor, et 1827 pour le dernier). Depuis, à cause du progrès technique et de l’augmentation corrélative des salaires, le coût relatif de cette exécution a évidemment explosé.

Bien sûr ce phénomène n’est pas un monopole du spectacle vivant. Il affecte toutes les activités, en général de services, où les gains de productivité sont structurellement faibles voire inexistants. Avant Baumol, Jean Fourastié avait donné l’exemple de la coupe de cheveux. Et les retraités sont probablement potentiellement plus lourdement affectés par la dérive du prix des services à la personne et du séjour dans les EPHAD que par celui des places d’opéra.

Il reste que les effets sont spectaculaires pour l’opéra qui mobilise des effectifs beaucoup plus importants que l’exécution d’un quatuor. 116 musiciens, par exemple, pour l’orchestre de l’Elektra de Richard Strauss qui ne dure qu’un acte et à peu près deux heures. 107 musiciens d’orchestre, 135 choristes et 23 solistes réclamés par Wagner pour Parsifal dont la durée avoisine les 5 heures. Sans parler des décors, des costumes et de la mise en scène. Et il n’est pas sûr que l’usage croissant de la vidéo soit un réel facteur d’économie !

Comment les maisons d’opéra soignent-elles cette maladie ?

Leur réponse consiste à augmenter le prix des places dans une politique classique de discrimination de prix visant à exploiter les différences de consentement à payer des divers segments de la clientèle. C’est certes regrettable, en particulier pour les retraités dont on a décrit l’inexorable appauvrissement relatif, mais c’est rendu possible par l’accroissement mondial des inégalités vers les très hauts revenus. Il y a en effet de plus en plus de gens très riches potentiellement intéressés par une offre de quantité à peu près constante. Le même phénomène explique d’ailleurs que le prix d’une bouteille de Romanée-Conti puisse dépasser 30 000 euros. Ainsi peut-on observer que le prix du fauteuil d’orchestre frôle les 300 dollars au Metropolitan Opera pour Tannhauser, 220 livres à Covent Garden pour Rigoletto et même 220 euros à l’Opéra de Paris pour Lohengrin. Davantage encore au festival de Salzbourg.

Il ne s’agit là que d’un cas particulier d’un phénomène général. L’indice de prix des riches calculé par Forbes, le CLEWI (Cost of Living Extremely Well Index) comprend d’ailleurs les meilleures places d’opéra dans le panier de biens qu’il suit depuis 1982 et il augmente sensiblement plus vite que l’indice général des prix à la consommation.

L’existence d’une classe croissante d’amateurs très riches permet aussi de les solliciter, parallèlement aux grandes entreprises, dans un appel au mécénat. Les grandes maisons y ont largement recours. Cela leur permet d’ailleurs, avec des prix de place très élevés, de nettement moins recourir proportionnellement aux financements publics que les maisons moins prestigieuses. On peut donc s’inquiéter pour ces dernières qui ne peuvent mobiliser ni des spectateurs très riches ni d’aussi fastueux donateurs. La part des subventions publiques dans leur financement est pour cette raison très supérieure à ce qu’elle est pour les grandes maisons. Ainsi, la part des subventions publiques dans les ressources est d’environ 40 % pour l’Opéra de Paris et 80 % dans les opéras de province. Et elles n’en sont donc que plus exposées à la crise des finances publiques et à la nécessité de contenir les dépenses publiques.

La poursuite des gains de productivité, voire leur accélération, pourrait donner lieu à une accélération du revenu des salariés qui pourraient ainsi accepter des augmentations de prix. Et cela allégerait la contrainte pesant sur les dépenses publiques et pourrait autoriser ainsi l’accroissement des subventions. Mais il y a bien d’autres candidats à la distribution de ces éventuels dividendes du progrès : défi climatique, santé, éducation…

Au total, même si leur problème peut paraître futile, l’avenir n’est donc pas radieux pour les retraités amateurs d’opéra. Ceci dit, le regretté Henri Queuille, ancien président du Conseil célèbre pour ses citations lapidaires, leur aurait probablement fait remarquer que, compte tenu de leur espérance de vie, une absence de solution à ce problème devrait, comme toujours, finir par le résoudre…

 

Cet article a été initialement publié le 26 octobre 2023.

 


[1] La grande évasion, PUF, 2013

[2] On the Performing Arts: Anatomy of their Economic Problems, American Economic Review, 1965; Contestable Markets : An Uprising in the Theory of Industry Structure, American Economic Review, 1982

 

Alain Chappert
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