Stéphanie Dupays, Ensae 2002, inspectrice à l’IGAS, écrivaine et critique littéraire au Monde des livres, a publié trois romans au Mercure de France et aux éditions de l’Olivier. Elle répond aux questions de variances.eu et nous parle de l’écriture.

Stéphanie, ton troisième roman, Un puma dans le cœur, a été publié aux éditions de l’Olivier en février dernier.  Peux-tu nous décrire le parcours qui t’a menée de l’Ensae à la publication de ce roman ?

Après l’Ensae et l’ENS de lettres et sciences humaines, j’ai intégré le corps des administrateurs de l’Insee. En parallèle à mes fonctions dans la sphère statistique puis dans les administrations sociales (j’ai quitté le corps de l’Insee pour intégrer l’inspection générale des affaires sociales il y a dix ans), j’ai toujours beaucoup lu. En 2008, j’ai envoyé des critiques littéraires au Monde – l’équivalent du « manuscrit envoyé par la poste » -, j’ai fait un essai qui a convaincu et depuis, j’écris des critiques pour le Monde des livres, de façon plus ou moins régulière en fonction de mon temps libre.

Je suis venue à l’écriture par la critique littéraire, parce que je ne trouvais pas – ou pas assez ! – ce que j’avais envie de lire. J’ai ainsi commencé un roman sur le monde du travail, Brillante, dont l’écriture m’a pris quatre ans. Ça a été long car je m’arrêtais souvent, paralysée par l’ampleur de la tâche et l’insatisfaction tant que l’écriture n’avait pas atteint le degré de justesse et de précision que je visais. Au bout d’un moment, je suis parvenue à un manuscrit qu’un ami écrivain a jugé digne d’être envoyé à des éditeurs. J’ai donc envoyé ce texte, par la poste, à plusieurs maisons.

L’écriture est une activité parallèle à mon travail à l’IGAS. Si j’aspire à lui donner plus de place, je ne souhaite pas abandonner mon métier : écrire est trop difficile psychiquement pour être une activité à plein temps, il me semble important de garder le contact avec la société. Enfin mon métier à l’IGAS n’est en rien une activité alimentaire, j’ai envie d’apporter ma pierre pour évaluer et améliorer les politiques sociales.

Tu écris tout en ayant une activité professionnelle intense, comment organises-tu ton temps ? Dirais-tu qu’il existe une synergie fertile entre ces différentes facettes de ta vie ?

Le plus difficile est de produire un premier jet car pour cela j’ai besoin de me plonger entièrement dans l’atmosphère de mon livre, sinon je perds le ton, l’ambiance. Cette immersion n’est possible qu’en ayant plusieurs semaines consécutives devant moi, donc pendant les congés. De fait, la quasi-totalité de mes vacances est consacrée à l’écriture. En dehors de ces périodes, je lis, je me documente, je réfléchis à mes personnages et à l’intrigue et le texte infuse naturellement. Une fois le premier jet produit, je réécris sans cesse pour affiner le style et les personnages. Dans la phase finale où l’intrigue est en place, je peux travailler au texte par petits morceaux, le week-end. En revanche, je ne parviens que rarement à écrire le soir après une journée de travail faute de disponibilité d’esprit (sauf en toute fin, pour la relecture d’épreuves).

Il y a une certaine synergie entre les questions qui me préoccupent dans mon métier à l’IGAS et dans mon travail d’écrivaine. Brillante, publié en 2016, pose la question du sens au travail, Comme elle l’imagine (2019) celle du lien social à une époque où le virtuel déborde le réel, Un puma dans le cœur évoque la maladie psychique et sa prise en charge :  que des sujets IGAS ! Un autre point commun est l’enquête et la documentation qui me servent de tremplin à la fiction.

Brillante – prix Charles-Exbrayat -, Comme elle l’imagine, Un puma dans le cœur – prix littéraire de l’Académie de médecine -, à quels types de littérature appartiennent tes romans ? Quelles sont tes sources d’inspiration et ton intention d’autrice ?

Je me reconnais dans l’appellation de romancière « du réel », terme que je préfère à celui de « réaliste » qui entretient l’illusion d’une transparence du texte au monde. La fiction qui m’intéresse est celle qui aide à penser les questions contemporaines, qui donne une forme et une esthétique à ce qui nous arrive. Pour moi, le roman est un moyen privilégié d’explorer des lieux auxquels l’essai ne donne pas accès : l’intériorité, la vie psychologique, avec en plus le plaisir qu’il y a à raconter des histoires et à en lire.

Mon intention, lorsque j’écris, est de mettre en récit une part du réel. Le travail principal de l’écrivain est de nommer, de trouver l’expression la plus juste pour rendre compte d’un aspect du réel. La littérature redonne du poids et du contenu à la langue que l’usage politique, commercial ou communicationnel a vidée de sa substance.

En termes de forme, je crois que chaque texte fait naître sa propre forme. Mes deux premiers romans se coulaient très bien dans une narration classique, pour le troisième j’ai dû inventer une forme hybride, mais l’expérimentation formelle n’est pas mon but, c’est un moyen. Il me semble qu’entre l’hermétisme qui s’affiche novateur et la littérature complaisante et simpliste, il y a tout un champ pour une littérature exigeante et lisible, qui ne va pas nécessairement inventer une forme, mais trouver la juste forme et la juste expression pour dévoiler un morceau du réel.

Parlons de l’édition, comment as-tu procédé et quels enseignements tires-tu de ton expérience d’autrice publiée ?

J’ai envoyé mon premier roman, Brillante, par la poste, à un petit nombre de maisons d’édition que j’estimais et dont la ligne éditoriale correspondait à mon texte. J’ai eu plusieurs réponses positives et j’ai choisi le Mercure de France. J’y suis restée pour mon deuxième. Pour mon troisième roman, j’étais en quête d’un accompagnement plus poussé, et je me suis beaucoup renseignée sur la façon dont les maisons travaillent avec leurs auteurs. La réception de mes deux premiers romans par la critique, les librairies et les lecteurs m’a permis de rencontrer des éditeurs potentiels, afin de voir si nous étions sur la même longueur d’ondes, avant de leur donner mon manuscrit. J’ai envoyé mon texte à quatre maisons qui publient peu et donc défendent chaque titre. J’ai eu plusieurs réponses positives et j’ai choisi les éditions de l’Olivier, ce que je n’ai pas regretté : le travail sur le manuscrit a permis une nette amélioration du texte, il y a eu un très bon bouche-à-oreille chez les libraires, ce qui me permet d’être invitée dans toute la France pour rencontrer mes lecteurs.

Pour conclure, peux-tu nous dire quelques mots de ton dernier roman publié ? et de tes projets à venir ?

Un puma dans le coeur est né d’une sidération et d’une « colère de vérité ». Quand j’étais enfant le destin tragique de mon arrière-grand-mère, Anne Décimus, avait enflammé mon imagination, c’était presque un personnage de conte : dans ma famille paysanne, tous mes ancêtres étaient modestes, obscurs et sans histoire, je le croyais du moins. Selon ma grand-mère, Anne Décimus, sa mère, était « morte de chagrin, le cœur brisé » après la perte de son mari et de ses deux fils, telle une héroïne tragique. Cette légende a volé en éclats il y a dix ans quand j’ai retrouvé le certificat de décès d’Anne Décimus : la date ne correspondait pas à ce récit, elle avait survécu près de 40 ans à la mort de son mari. L’adresse sur le certificat était celle de l’hôpital psychiatrique de Bordeaux. Cette découverte a été un choc et a suscité beaucoup de questions : cette femme a-t-elle passé tout ce temps à l’asile ou y a-t-elle seulement fini ses jours ? De quoi souffrait-elle ? Pourquoi a-t-on raconté l’histoire du cœur brisé à ma grand-mère, sa fille ?  Qui savait ? J’ai essayé d’enquêter dans les archives mais toutes les portes étaient fermées et dans la famille je me suis heurtée à un silence.

Tout ce que je n’arrive pas à comprendre appelle l’écriture, car c’est avec ce qui résiste qu’on écrit. Avec ce qui insiste aussi, et ce mystère insistait comme si le fantôme de cette femme me disait quelque chose de moi. Des années après, je me suis donc lancée pour la première fois dans un roman à la première personne, je dis bien « roman » car ce qui m’intéresse c’est d’ouvrir la focale et de sortir de l’anecdote intime pour ouvrir sur quelque chose de plus ample. À partir d’une histoire personnelle, dire des choses sur le monde, ici sur la prise en charge de la folie, sur l’hôpital, sur le tabou de la maladie mentale et aussi sur la transmission entre les générations, sur ce qu’on fait de cet héritage de douleur et de silence. Je craignais d’avoir écrit un livre sombre mais ce n’est pas l’impression qu’en ont les lecteurs, ce qui m’a beaucoup étonnée lors des premiers retours de lecture :  bizarrement les lecteurs trouvent la lecture « douce » et le roman « consolant » ou « réparateur ». On ne sait jamais vraiment ce qu’on écrit et quelle impression le livre va produire…

Quant à mes projets, ce roman a ouvert une nouvelle voie/voix pour moi et je crois que je reviendrai à ce type d’écriture à la frontière entre le récit, la fiction, le document, mais pas tout de suite. Il faut que s’impose un sujet qui s’y prête.

J’ai commencé à construire mon quatrième roman qui est un roman social, en milieu rural cette fois-ci, et je vais m’y atteler cet été. L’écriture est le moment de vérité : comme tout le monde j’ai plein d’idées de roman, mais ensuite, sur la page, il faut voir si ça prend ou pas, si le monde recréé existe ou demeure un décor en carton-pâte !


Bibliographie :

 

Romans :

Brillante, Mercure de France (2016)

Comme elle l’imagine, Mercure de France (2019)

Un puma dans le cœur, Éditions de l’Olivier (2023)

Anthologie littéraire :

Le goût de la cuisine, Mercure de France (2016)

 

Extrait de Un puma dans le cœur

Le lendemain, parmi les livres, dans le silence de mon bureau, je me reconnecte au site des Archives. Faute de pouvoir donner un visage et une histoire à mon arrière-grand-mère, je dépose des signes sur le papier. Je prends un carnet et je note :

Anne Décimus 1875-1964

Ce tiret qui sépare les deux dates me bouleverse. Il condense la totalité de son passage sur Terre, la petite fille qu’elle a été, la femme amoureuse de son mari, la mère de quatre enfants, la vieille femme évaporée. Un petit tiret pour dire la somme des pensées, des émotions, des choses vues et entendues, des liens, des événements. C’est très peu pour résumer une existence dont la longévité défie l’espérance de vie de sa génération et, plus encore, de sa condition. Même si Jeanne Calment avait le même millésime qu’Anne Décimus, une femme née en 1875 ne vivait en moyenne qu’une quarantaine d’années.

Le tiret dit le vide, l’absence. Entre les deux dates qu’il relie, deux guerres sont survenues, la République s’est construite, a vacillé, s’est relevée, l’État s’est fait protecteur et a trahi certains de ses enfants, les plus pauvres ont gagné le droit de s’instruire, le travail a cessé d’épuiser complètement les gens, l’espérance de vie a progressé d’une trentaine d’années, la tuberculose a été vaincue, le cinéma est apparu, l’automobile s’est développée, l’avion a conquis le ciel, le téléphone s’est popularisé, le jazz est né, l’art abstrait a révolutionné les formes. Mais qu’est-ce qu’Anne Décimus a su des bouleversements du monde, là où elle était ?

Je tape dans le moteur de recherche l’adresse indiquée sur le certificat de décès : 121 rue de la Béchade, Bordeaux. Là se dresse le Centre hospitalier Charles-Perrens, l’hôpital psychiatrique de la ville. À l’époque, on disait « asile d’aliénées » et l’établissement se nommait Château-Picon. Il n’a pris le nom de l’un de ses médecins-chefs, Charles Perrens, qu’en 1970.

 

Plutôt que mourir
Anne s’est éclipsée
de la réalité
On ne meurt d’amour qu’au
cinéma
chante-t-on dans un vieux film de Jacques Demy
Dans la réalité on croupit
à l’asile

Stéphanie Dupays