Depuis le début de l’intervention armée déclenchée par le gouvernement russe en Ukraine en 2022, le sport est devenu un levier pour le pouvoir ukrainien afin de faire valoir son statut de victime et celui d’agresseur de la Russie. À cet effet, tous les fronts médiatiques et institutionnels sont utilisés, notamment en demandant l’exclusion des sportifs et équipes russes des compétitions internationales et, lorsque cela n’est pas possible, en appelant au boycott des matchs, rencontres et épreuves impliquant des Russes. Cette approche porte des fruits contrastés. Si l’Union Européenne des Associations de Football (UEFA) a exclu temporairement les équipes russes des compétitions continentales, ce n’est pas le cas de tous les sports, et force est de constater qu’il ne semble pas y avoir une règle commune dans le traitement du sport russe en Europe comme à l’international. Preuve en est le cas des Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de Paris 2024 pour lesquels l’appel à exclusion a entraîné des réactions variées, souvent contrastées et toujours prudentes des acteurs, des autorités publiques et du CIO.

Cette situation met en évidence deux éléments importants dans la géopolitique du sport qui reflètent les relations internationales contemporaines : il n’existe pas un consensus dans la communauté internationale pour condamner l’action militaire russe contre l’Ukraine, les valeurs atlantistes (européennes et nord-américaines) qui fondent l’olympisme ne sont pas ou plus hégémoniques.

La critique de la volonté de certains pays, dont l’Ukraine, de voir les athlètes russes et biélorusses exclus des Jeux de Paris 2024 est d’autant plus légitime que les autres conflits majeurs ou répressions à caractère ethnocidaire ou génocidaire ne font pas l’objet d’un même traitement. Pourquoi ne pas exclure les athlètes chinois alors que le gouvernement de la Chine fait subir aux Ouïghours un génocide connu et documenté depuis au moins la fin des années 2000 ? Pourquoi ne pas exclure les athlètes éthiopiens dans le cadre de la guerre menée contre sa province séparatiste au Tigré ? Pourquoi accorde-t-on les Jeux asiatiques d’hiver à l’Arabie Saoudite en pleine guerre au Yémen ?

La réponse est aussi simple que déroutante : les Jeux sont avant tout un outil et un instrument de la diffusion des valeurs libérales européennes, et chaque crise de l’olympisme correspond peu ou prou à une remise en cause de celles-ci. La demande d’exclusion de la Russie et de la Biélorussie met en lumière l’incompatibilité d’une telle sanction avec la volonté de promouvoir une institution sportive universaliste et neutre.

Les valeurs de l’olympisme : un cadre européen, universaliste et libéral

Lorsque les Jeux Olympiques (ils ne seront paralympiques qu’après la seconde guerre mondiale) sont réinstaurés en Sorbonne en 1894, il s’agit de promouvoir un terrain de compétition entre les nations sur la base du sport et des individualités. Les premiers compétiteurs viennent majoritairement des démocraties occidentales et tout particulièrement de France, de Grande-Bretagne (et de ses dominions), du Benelux, des États-Unis et des pays scandinaves. Les compétiteurs d’Europe Centrale puis du Japon seront rapidement intégrés aux compétitions qui sont quasi exclusivement masculines avant la première guerre mondiale.

Les Jeux de cette première phase mettent en valeur la culture européenne, en promouvant la démocratie libérale et l’héritage grec antique et mythifié, l’individualité et son expression dans un cadre national puisque chaque compétiteur est sélectionné sur des critères individuels ou par équipe, mais dans le cadre d’une représentation nationale. La modernité industrielle et militaire est aussi sur le devant de la scène, avec des épreuves à destination des corps de pompiers et secouristes, ou encore de tir au canon. Cette modernité occidentale est aussi à la base de la constitution d’une bourgeoisie qui s’adonne à ce que nous appelons aujourd’hui le sport, et qui à cette époque prenait la forme de pratiques ludiques teintées d’hygiénisme. Les débuts des Jeux sont marqués par une tentative de définition et de redéfinition de ces pratiques, de leur institutionnalisation en parallèle à d’autres sports comme le cricket, le football, le rugby, le tennis, etc. Jusqu’aux Jeux de Paris 1924, les règles sont floues, tout comme les conditions d’organisation. Les sports et épreuves dépendent de chaque organisateur et des moyens disponibles. Cette phase de stabilisation passe aussi par un renforcement de l’image des Jeux contemporains. À Paris en 1900, les Jeux sont organisés en parallèle à l’Exposition Universelle afin de tirer profit de l’image de ce qui était le premier méga-événement de l’époque industrielle. Mais, quatre ans plus tard, le choix d’organiser les premiers Jeux américains au sein de l’Exposition coloniale de Saint-Louis (en lieu et place de Chicago qui avait été initialement choisie) amène à associer l’événement a une volonté de démontrer la supériorité de la race blanche sur les races colonisées.

Ce rappel historique montre que depuis sa réapparition, l’olympisme n’a jamais été dissocié de son environnement institutionnel. Dans une société européenne et américaine patriarcale, raciste et coloniale, il est tout à fait évident que les premiers Jeux contemporains mettent en valeur l’humanité blanche, dont les représentants masculins sont à la fois les compétiteurs désignés et les organisateurs d’un simulacre de conflits entre nations conduit par des individus parfois regroupés en équipe.

De crise en crise, l’olympisme apparaît à la fois fragile et particulièrement agile

Les Jeux de Saint-Louis associés à l’Exposition coloniale n’ont pas été accueillis avec un grand enthousiasme. L’événement, bien qu’encore faiblement médiatisé, donne lieu à des critiques notamment dans les milieux socialistes européens et américains. Cependant, la page est rapidement tournée et les Jeux sont ensuite organisées à Londres en 1908, puis à Stockholm en 1912. La guerre interrompt l’événement, le siège du CIO déménage de Paris à Lausanne pour assurer une forme de neutralité et, à la sortie de la Grande Guerre, des Jeux dits de la Reconstruction seront organisés à Anvers en Belgique. Ces Jeux marquent l’empreinte de l’atlantisme, dans le sens de la configuration d’une alliance entre démocraties et empires coloniaux de l’Ouest européen avec les Etats-Unis d’Amérique. Les pays vaincus en 1918 sont absents, tout comme l’URSS. Les éditions suivantes sont l’occasion d’institutionnaliser les Jeux en codifiant et en pérennisant les sports afin de les faire coïncider avec les pratiques de l’époque et de les mettre en spectacle. Paris en 1924 construit le premier village des athlètes et, la même année, les premiers Jeux Olympiques d’hiver sont organisés en France à Chamonix. Le nombre de pays participants à Paris, puis Amsterdam en 1928 est de plus en plus important. Les Jeux de Los Angeles seront moins prisés du fait de leur situation géographique et des moyens de transports à disposition en 1932. Cependant, l’événement prend une toute nouvelle envergure en 1936, tout en sombrant dans les bras du nazisme à Berlin. La dérive du CIO est alors d’autant plus marquée que les Jeux de 1940 sont attribués au Japon sous un gouvernement impérialiste, en guerre avec une grande partie de l’Asie de l’Est et sous un régime proche des gouvernements fascistes européens qui deviendront son allié. Les Jeux de Tokyo et Sapporo sont finalement annulés en 1938, et le CIO est contraint d’annuler les Jeux attribués à Londres pour 1944. De nouveau, l’image de l’événement et de ses acteurs est nettement dégradée par cette séquence.

Après les deuxièmes Jeux de la reconstruction à Londres en 1948, l’image de l’événement et la marque olympique sont portées par une série de réussites : la création des Jeux Paralympiques en réponse à une demande d’inclusion de plus en plus forte (bien que les pays soviétiques refusent de participer avant les années 1970 dans un contexte de marginalisation des personnes en situation de handicap), le retour sur la scène internationale des pays vaincus en 1945 (Rome 1960, Tokyo 1964, Munich 1972), et les premiers Jeux en Asie et en Amérique Latine. Au cours de cette période, le nombre de pays participants croît fortement, mais, de nouveau à partir de 1968, plusieurs événements viennent jeter une ombre sur l’olympisme. La préparation des Jeux de Mexico est menée dans un cadre répressif très violent entraînant la mort de dizaines de manifestants. L’événement en lui-même sera utilisé comme un levier par certains athlètes pour dénoncer la ségrégation raciale aux États-Unis. Quatre ans plus tard, ce sont des activistes palestiniens qui vont utiliser le levier olympique pour mettre en lumière le conflit israélo-palestinien à travers une attaque terroriste à Munich. Les candidatures pour les JOP diminuent et cela est accentué par les boycotts successifs de Montréal par les nations africaines en réponse à l’apartheid sud-africain, puis par les pays alliés aux Etats-Unis à Moscou en 1980 et réciproquement par les pays du bloc soviétique pour les Jeux de Los Angeles en 1984. Le CIO et les Jeux souffrent alors d’une perte de crédibilité au point que seules quelques villes se portent candidates. Los Angeles n’a pas de concurrente. Séoul pour 1988 est opposée à Nagoya.

La fin de la Guerre Froide et le retour de la compétition interurbaine comme moteur de l’économie mondiale entraînent une nouvelle ère pour les Jeux. C’est entre les Jeux de Los Angeles et ceux de Séoul que de nouvelles villes entrent dans la course à l’accueil des Jeux. Ces villes sont pour la plupart des métropoles régionales qui ne sont pas au sommet de la hiérarchie urbaine selon les critères établis par le GaWC (Globalization and World Cities) à la suite des travaux de Saskia Sassen[1], mais prétendent à une place au sein de la bataille pour l’attractivité et le rayonnement international. Il s’agira dans un premier temps de Barcelone qui bat Paris pour l’obtention des Jeux de 1992, puis d’Atlanta, Sydney, Athènes et Pékin en 2008. Chacune de ces villes porte une transformation de l’image de l’olympisme. Barcelone et Sydney incarnent un projet de rénovation et de requalification urbaine mettant en valeur la ville dans la continuité de taux de croissance économique et démographique forts depuis plusieurs décennies. Athènes devait s’inscrire dans la lignée de ces deux événements, mais l’ambition trop élevée ainsi qu’une mauvaise anticipation de l’utilisation de sites et de leur coût après les Jeux ont mis en lumière la fragilité et l’incompatibilité de son projet urbain olympique avec les besoins locaux. Enfin, les Jeux d’été de Pékin reflètent aussi bien l’ouverture du CIO à la Chine et de la Chine au monde, que les difficultés de faire coïncider les valeurs de l’olympisme avec un régime autoritaire conduisant un nettoyage culturel violent dans la région du Tibet, et une politique ethnocidaire envers les populations Ouïghours plus au nord du pays. Ces critiques envers le gouvernement chinois et le CIO n’ont pas empêché l’attribution des Jeux d’hiver à Pékin pour 2022 dans un contexte encore plus illégitime au regard de l’impact environnemental de ces derniers.

Les mêmes causes produisent les mêmes effets, et l’histoire des crises de l’olympisme bégaie. Depuis le début des années 2000, les instances olympiques et les organisateurs sont critiqués successivement pour le détournement des valeurs de l’olympisme au bénéfice de régimes autoritaires (Pékin 2008 et 2022, Sotchi 2014, Arabie Saoudite 2029) et ou de pays fortement inégalitaires comme avec Rio 2016. Ce phénomène n’est cependant pas propre aux Jeux puisque la FIFA et l’UEFA sont aussi sous le feu des critiques pour avoir organisé la Coupe du Monde de Football au Brésil en 2014, en Russie en 2018, au Qatar en 2022, et  pour avoir noué des partenariats avec des entreprises russes comme Gazprom. D’autres critiques réémergent comme celles relatives aux dépenses publiques engendrées par la préparation de l’événement renvoyant au fiasco budgétaire de Montréal 1976, ou à un accroissement des politiques sécuritaires au détriment des libertés individuelles. Seule la critique de l’impact environnemental des Jeux est nouvelle au sens où ce sujet n’était pas encore suffisamment ancré dans l’agenda public avant les années 2000 pour être appliqué à l’olympisme et au sport professionnel en général.

Que signifie le débat actuel sur l’intégration des athlètes russes et biélorusses ?

Que nous apprend ce rappel des péripéties des Jeux et des villes olympiques ? Tout d’abord, la capacité de contorsion et de flexibilité dont fait preuve l’olympisme doit nous mettre en garde contre tout jugement hâtif sur son devenir. Régulièrement acculés face à leurs contradictions, soumis aux critiques de leurs contemporains, et malmenés par les frasques des relations internationales comme des contextes locaux, les Jeux Olympiques et Paralympiques sont en mutation permanente et l’institution a toujours rebondi.

L’histoire de l’olympisme montre aussi qu’un incident international peut toujours avoir une influence sur les Jeux. La tension apparue avec les demandes  d’interdire aux athlètes russes et biélorusses de venir concourir à Paris en 2024 est la suite d’une longue série de tentatives d’utiliser les Jeux comme un levier de médiatisation et de pression d’une partie sur une autre.

Dans ce cadre, pourquoi devrait-on exclure les athlètes russes et biélorusses ? Si on se réfère à l’argument du gouvernement ukrainien, à savoir que la Russie et la Biélorussie possèdent le statut d’agresseur, la question retour serait de savoir pourquoi ne pas généraliser cette demande pour tous les pays agresseurs ? Il ne resterait plus beaucoup de compétiteurs une fois la liste dressée, et il est fort probable qu’une partie de la scène internationale pourrait considérer le prochain pays hôte, la France, comme un agresseur à divers titres, depuis ses opérations en Afrique à celui de pays colonisateur en Nouvelle-Calédonie.

Un autre argument allant à l’encontre de l’exclusion est celui qui est aux fondements des Jeux, à savoir que l’engagement des athlètes se fait au sein d’un cadre national, mais à titre individuel. C’est pour cela qu’il existe une bannière pour les athlètes non-affiliés et ou réfugiés/exilés. Lors des Jeux précédents, la bannière russe n’avait pas été autorisée du fait du dopage systématique pratiqué par les autorités, mais les athlètes russes étaient autorisés à intégrer l’équipe du Comité Olympique Russe. Ainsi, le CIO pouvait appliquer une sanction à l’égard de l’État russe sans entraver la liberté individuelle. Mais cette solution s’appliquait à une problématique sportive (bien que politique) liée au dopage.

Enfin, le dernier argument est que depuis les Jeux de Mexico en 1968, le CIO et les institutions sportives internationales ont largement encadré la prise de parole et de position des sportifs dans les arènes de compétition. Un athlète qui souhaite exprimer une opinion politique en est largement empêché et risque l’exclusion à titre individuel.

Il y a ainsi peu de raisons pour que la Russie et la Biélorussie soient totalement privées des Jeux. Cependant, le CIO reste une institution profondément marquée par son origine européenne et le fait que les Jeux aient lieu à Paris et que cette guerre soit menée sur le continent, rend la situation d’autant plus complexe et instable. Rien n’indique pour l’heure que l’exclusion soit actée, mais tout indique que, quel que soit le résultat de ce bras de fer entre les gouvernements russes et ukrainiens, l’olympisme en sera marqué et, de toute évidence, qu’il trouvera (encore) une nouvelle façon de rebondir.

 

Cet article a été initialement publié le 25 mai.


[1] Saskia Sassen, 1991, The Global City: New York, London, Tokyo, Princeton University Press