Cet article a initialement été publié sur le blog de la Caisse des Dépôts, le 24 février 2023.
Selon le sixième rapport du GIEC de 2021, l’espace méditerranéen figurera parmi les régions les plus affectées par le changement climatique, en raison notamment de la sécheresse et de la hausse des températures. Le risque de désertification est prégnant sur près de 70% du territoire espagnol. Or, l’Espagne est la plus grande consommatrice d’eau par habitant en Europe bien qu’elle soit parmi les pays les moins dotés en ressources hydriques. 23% seulement de la surface cultivée du pays est irrigué mais cette partie du territoire joue un rôle essentiel puisqu’elle est responsable de 65% de la production agricole espagnole.
Ce texte se rattache à une série d’articles issus d’une recherche soutenue par l’Institut pour la recherche de la Caisse des Dépôts sous la direction de François Bafoil et Gilles Lepesant sur les enjeux de l’adaptation au changement climatique. Ces travaux feront l’objet de la publication d’un rapport disponible sur le site de l’Institut pour la recherche.
Concurrence entre agriculteurs, conflits d’intérêt entre zones urbaines et zones rurales, rivalités entre régions autour du partage de l’eau, détérioration de la qualité des eaux : le modèle agricole espagnol tourné vers l’exportation est fragilisé par le réchauffement climatique. Le remettre en cause reviendrait néanmoins à contester un mode de gouvernance de l’eau qui repose sur plusieurs siècles de pratiques jugées pérennes par les acteurs des régions concernées.
Une agriculture compétitive mais fragilisée par le stress hydrique
Depuis l’adhésion de l’Espagne à l’Union européenne, le secteur agricole et agroalimentaire fournit une contribution précieuse à la balance des paiements du pays. Le nombre d’exploitations a chuté de près de 30 % en 10 ans mais le pays compte toujours deux fois plus d’exploitations que la France (935 000 exploitations) sur une SAU (Surface agricole utile) d’une taille comparable. À côté de 200 000 exploitations spécialisées, intégrées et tournées vers l’exportation, plus de 700 000 exploitations de très petite taille sont gérées par des agriculteurs pluri-actifs ou des retraités. L’Espagne est aujourd’hui la quatrième puissance agricole européenne avec pour principaux points forts les fruits et légumes, l’huile d’olive, les olives de table, le vin et la viande de porc.
Entre 1980 et 2016, l’Espagne a néanmoins été le cinquième pays européen le plus affecté par les pertes économiques occasionnées par le changement climatique[1]. La raréfaction de l’eau, ajoutée à l’usage massif d’intrants, génère une pollution de la ressource qui place l’Espagne en porte-à-faux par rapport au droit communautaire. L’erreur consisterait ici à assimiler pénurie d’eau et sécheresse. Le défi auquel est confronté l’Europe du Sud et notamment l’Espagne est bien celui de la pénurie d’eau, à savoir un déficit d’eau quasiment permanent et non un événement épisodique requérant des solutions provisoires.
Or, le modèle hydrologique espagnol repose pour l’essentiel sur le stockage et l’alimentation des bassins déficitaires par les bassins excédentaires, les eaux de surface et les eaux souterraines ne suffisant pas. Le taux moyen de remplissage des retenues baissant fortement d’année en année, les politiques publiques centrées sur l’offre s’avèrent de moins en moins efficaces.
Des réponses politiques caduques ?
La tradition d’irrigation dans la péninsule ibérique remonte probablement aux premières migrations depuis la Méditerranée orientale mais connut un développement important durant la période arabe. Au cours de celle-ci, de nouvelles techniques furent introduites ainsi que des méthodes de gestion collective qui sont loin d’avoir totalement disparu. Ainsi, la Cour d’arbitrage des conflits de l’eau de Valence remonte au Califat de Cordoue. Elle existe toujours (Tribunal de las Aguas) et est constituée de personnalités choisies ou élues parmi les exploitants agricoles qui se réunissent chaque semaine pour résoudre des conflits autour de la rivière Turia.
Au-delà des instances et des pratiques héritées, la gestion de la ressource en eau s’opère dans un environnement institutionnel complexe. L’Espagne dispose en effet d’une structure fédérale s’appuyant sur 17 Communautés autonomes, 2 villes autonomes, 50 provinces et plus de 8 000 municipalités auxquelles il convient d’ajouter les agences de bassin et les Communautés d’irrigation. Au cours de la période contemporaine, la politique nationale de l’eau s’est focalisée sur l’aménagement d’importantes infrastructures destinées à assurer une offre abondante. C’est dans cette logique que de nombreux réservoirs, canaux de dérivation ou encore systèmes d’irrigation ont été conçus. La mise en œuvre du Plan National des Ouvrages Hydrauliques en 1933 marqua ainsi un choix clair effectué en faveur d’une politique hydraulique basée sur les grands travaux.
Figure 1. Bassins hydrographiques et connections établies ou projets pour les transferts d’eau
Deux déséquilibres présidèrent à la conception de ce plan : le déséquilibre hydrographique entre la façade atlantique et méditerranéenne d’une part et le déséquilibre économique entre régions du nord et celles du sud d’autre part. Émergea alors l’idée de transférer l’eau des bassins considérés comme excédentaires vers les bassins méditerranéens déficitaires. Un « nouvel ordre hydrologique » s’imposa alors[2].
Illustration de cette modernisation économique adossée à la maîtrise de l’eau, un aqueduc reliant le Tage au Segura sur plus de 270 kms fut achevé en 1979. Il permet de mobiliser 250 hm3 par an depuis le nord du pays vers Valence et la Murcie. Simultanément, de nombreux réservoirs ont été construits afin que les régions confrontées à des pénuries récurrentes ne soient pas pénalisées[3]. Le transfert Tage/Segura devait régler de façon définitive le déficit hydrique du sud-est de l’Espagne. Avec un peu de recul, chacun peut mesurer les illusions d’une telle approche. Loin de solutionner les difficultés d’approvisionnement en eau, le projet a contribué à une forte croissance de la demande en eau et a suscité de nouvelles revendications, cette fois-ci depuis le bassin de l’Èbre.
Le projet a en outre contribué à la détérioration des milieux, en renforçant la pression sur les eaux souterraines et la salinisation des aquifères[4]. Plus largement cette conviction largement partagée dans les régions du sud de l’Espagne selon laquelle l’eau abonde et ne demande qu’à être transférée depuis les régions du nord alimente les tensions entre Communautés autonomes. Autre instrument déployé, celui du réservoir (bassine). Le modèle hydrologique espagnol repose ici sur un niveau élevé de précipitations stockées (50 % des précipitations annuelles contre environ 5 % en France[5]). Au cours des cinq décennies passées, le pays a construit plus d’un millier de grands barrages et est devenu le pays le mieux doté en Europe en la matière.
Figure 2. Manifestation d’agriculteurs opposés à une réduction du débit du transfert Taje-Segura en 2021*
* Sur la banderolle, on peut lire : « Adieu au potager de l’Europe ».
La conviction (ou le mythe) que l’Espagne « est un pays humide, ou du moins disposant d’eau »[6] demeure aujourd’hui répandue et une grande partie des acteurs politiques et socio-économiques du sud du pays adhère encore à l’idée que le sud du pays dispose d’un droit sur le nord, celui de capter une partie de ses ressources en eau. D’où les projets inscrits dans le Plan hydraulique de 1993 pour connecter entre eux les principaux bassins. Les oppositions provenant d’ONG et de partis politiques aboutirent à la remise en cause de ce projet. Le Plan hydraulique de 2001 adopta néanmoins la même approche, tout en affichant une ambition moindre. Ce projet suscita une nouvelle mobilisation de la part d’ONG environnementales ainsi que des Communautés situées sur le bassin de l’Èbre.
Le plan AGUA (Programa Actuaciones para la Gestión y Utilización del Agua) mis en œuvre après la victoire des socialistes aux élections de 2004 remit en question les projets inscrits dans les stratégies de 1993 et de 2001. Plus que jamais, les pouvoirs publics mettent désormais l’accent sur une réduction de la demande. Ainsi, pour Teresa Ribera, Ministre de la transition écologique, l’écosystème ne saurait résister à davantage de développement, qu’il soit agricole ou urbain. « Il n’y a pas d’autre solution que de réduire l’alimentation en eau de l’activité agricole (…). Nous devons être extrêmement prudents et responsables au lieu de fermer les yeux », souligna la Ministre, disant anticiper des « épisodes de tension maximale »[7].
À la suite d’un nouvel épisode de sécheresse, celui de 2022, le Secrétaire d’État pour l’environnement invita à la lucidité. « La réalité est incontestable. Nous manquons d’eau »[8]. Il ajouta que le pays devait compter avec 25 à 40% de moins d’eau pour les années à venir et que les citoyens devaient se préparer « à payer le vrai prix pour l’eau qu’ils consomment afin de pleinement mesurer le prix et la rareté de cette ressource ». Il qualifia « d’erreur majeure » l’idée consistant à présenter l’irrigation comme la solution à privilégier.
Pour les partisans de l’agriculture irriguée, celle-ci doit toutefois être d’autant moins fragilisée qu’elle contribue au maintien des populations en zone rurale et permet par conséquent de contrer les risques de désertification ainsi que les risques de multiplication des incendies de forêt. Dans ce contexte, la mise en place de nouvelles techniques de gestion de l’eau est préférée à la remise en cause du modèle agricole.
Vers de nouveaux modes de gestion de l’eau ?
Les épisodes de sécheresse répétés ont ainsi conduit à la mise en place de solutions centrées sur une réduction de la demande. L’irrigation goutte à goutte se diffuse[9]. Les 7 000 Communautés d’irrigation jouent ici un rôle clef dans les transferts de savoir-faire et des technologies innovantes mais la diffusion de la technologie du goutte à goutte implique des investissements qui sont davantage accessibles à de grandes fermes axées sur la monoculture. Différents systèmes numériques sont notamment à prévoir, comme des capteurs pour mesurer l’humidité de la terre ainsi que des systèmes sophistiqués de suivi et de pilotage. Le déploiement d’un mode d’irrigation plus économe en eau implique en somme un changement de paradigme dans le mode d’agriculture, un pas que des petites exploitations hésitent à effectuer.
Le dessalement de l’eau de mer fait par ailleurs figure de solution idoine dans plusieurs régions. La première usine de dessalement fut construite sur l’île de Lanzarote en 1964, fruit d’une initiative privée destinée à soutenir l’essor du tourisme. D’autres îles ont adopté la même approche ainsi que quelques grandes villes (dont Barcelone en 2009). Avec 700 usines désormais en fonctionnement, l’Espagne est le quatrième utilisateur des technologies de dessalement au monde, derrière l’Arabie Saoudite, les Émirats arabes unis et les États-Unis. Les capacités devraient doubler en Espagne au cours des cinq décennies à venir[10].
Les inconvénients de cette technologie sont connus. Outre son coût élevé, le traitement de la saumure n’est pas systématique et des résidus salés sont par conséquent rejetés dans les écosystèmes. Les pollutions locales sont d’autant plus problématiques que les littoraux sont le plus souvent des écosystèmes fragiles. La technologie de l’osmose inverse est en outre forte consommatrice d’électricité alors que l’Espagne est déjà déficitaire dans ses échanges en la matière avec ses voisins. Si cet invonvénient peut être surmonté grâce au déploiement d’énergies renouvelables, un dernier inconvénient de cette technologie doit être relevé : elle peut donner à l’usager le sentiment d’une eau désormais disponible à l’infini et préserver ainsi des modèles agricoles qui ont par ailleurs des effets nuisibles sur l’environnement et notamment sur la biodiversité.
Dans ce contexte, le recyclage de l’eau, pratiqué dans plusieurs États-membres de l’UE, devrait connaître une forte dynamique dans les années à venir, notamment dans la perspective de l’entrée en vigueur du Règlement européen sur l’eau recyclée (en juin 2023). Si l’Espagne figure parmi les leaders en Europe en la matière, les volumes traités sont encore très insuffisants et les disparités régionales sont significatives (le taux de recyclage ne dépasse pas 10 % à l’échelle nationale). Certaines régions atteignent néanmoins des niveaux largement supérieurs et plusieurs villes s’équipent. Les principaux freins au déploiement du recyclage à grande échelle restent le coût de la technologie et la perception négative que peuvent en avoir les usagers (notamment pour l’irrigation de cultures alimentaires).
Conclusion
Avec le réchauffement climatique, l’Espagne voit deux piliers de son économie fragilisés : son secteur agricole en raison des pénuries d’eau d’une part, le secteur du tourisme en raison de l’érosion des littoraux d’autre part. Inversement, ces deux secteurs portent une lourde responsabilité dans la détérioration des milieux naturels intervenue au cours des dernières décennies écoulées. En absorbant près des trois-quarts de l’eau consommée, l’agriculture contribue à dramatiser les conséquences de la raréfaction de la ressource.
Compte-tenu des enjeux économiques et de l’attachement des agriculteurs de certaines régions aux pratiques séculaires, une remise en question du modèle agricole est néanmoins difficile à imaginer. Une approche alternative consisterait à voir dans l’aridité, non pas un obstacle à surmonter pour générer toujours plus de développement agricole et touristique mais un élément caractéristique du climat méditerranéen avec lequel composer. Comme l’écrit Narcis Prat, Professeur d’écologie, « Pour incorporer les sècheresses à notre planification, nous devons au préalable définir quel type de société nous voulons. La société actuelle, basée sur la consommation de l’énergie et des ressources, est celle du siècle passé »[11].
Mots-clés : Climat – Changement climatique – Agriculture – Eau
Du même auteur
– Les Pays-Bas face au risque de submersion
– Quelle stratégie européenne face au changement climatique ? (article à venir)
Notes
[1] Cammalleri C., Naumann G., Mentaschi L., Formetta G., Forzieri G., Gosling S., Bisselink B., De Roo A., and Feyen L., 2020, Global warming and drought impacts in the EU, JRC PESETA IV project – Task 7, Centre de Recherche Commun, Commission européenne.
[2] Martinez Gil, 2000 MARTINEZ GIL F.-J., 2000, Los trasvases en las políticas españolas, in Segundo Congreso Ibérico sobre la gestión y planificación de agua « una cita europea con la nueva cultura del agua. La directiva marco. Perspectivas en Portugal y España », 9 – 12 de Noviembre de 2000, Oporto, 9 p. (Site des Congrès Ibériques). Cité in Marie François, Marie François, « La pénurie d’eau en Espagne : un déficit physique ou socio-économique ? », Géocarrefour, vol. 81/1 | 2006.
[3] Conseil Scientifique du Comité de bassin Rhône-Méditerranée – Avis et recommandations sur l’intérêt économique de la substitution des prélèvements par stockage ou par transfert de l’eau, mars 2020.
[4] Martinez, 2000, Los trasvases entre cuencas : una forma polémica de gestión del agua, in Segundo Congreso Ibérico sobre la gestión y planificación de agua « una cita europea con la nueva cultura del agua. La directiva marco. Perspectivas en Portugal y España, 9 –12 de Noviembre de 2000, Oporto. (Site des Congrès Ibériques). In : Marie François, op. cit.
[5] Hugo Struna, Stockage de l’eau pour l’agriculture : les limites du « modèle » espagnol, Euractiv, 8 novembre 2022.
[6] Sermet J., 1961, Revue Géographique des Pyrénées et du Sud-Ouest, tome 32, fascicule 2.
[7] Ministère néerlandais de l’agriculture, Spain: The false myth of the bottomless pit of irrigation, Nieuwsbericht, 16.09.2021, https://www.agroberichtenbuitenland.nl/actueel/nieuws/2021/09/20/spain-the-false-myth-of-the-bottomless-pit-of-irrigation. Consulté le 3.03.2022.
[8] Ministère néerlandais de l’agriculture, « Spain: Agriculture drought losses to reach 10 billion Spain »: Nieuwsbericht, 29.08.2022, https://www.agroberichtenbuitenland.nl/actueel/nieuws/2022/08/29/spain-agriculture-drought-losses-to-reach-10-billion. Consulté le 3.10.2022.
[9] César González-Pavón, Jaime Arviza-Valverde, Ibán Balbastre-Peralta, José Miguel Carot Sierra, Guillermo Palau-Salvador, Are Water User Associations Prepared for a Second-Generation Modernization? The Case of the Valencian Community (Spain), Water, Mi 2020.
[10] Agence européenne de l’environnement, 2021, Water resources across Europe — confronting water stress: an updated assessment, n°12.
[11] Narcis Prat, « La sequía no es una maldición », El Periódico, 06/05/2005. Cité par Marie François, 2006, op. cit.
Intéressant article.
Attention, je crois que Connections est anglais et que le français est Connexions.