Le nouvel ouvrage d’Augustin Landier et David Thesmar « Le prix de nos valeurs, quand nos idéaux se heurtent à nos désirs matériels » paraît curieux à plusieurs titres. Curieux parce qu’il commence, non pas par la présentation du vaste sondage à son origine, mais par plusieurs chapitres critiquant la posture quelque peu décalée des économistes par rapport à la population générale. Le problème ne serait pas que la population ne comprenne pas les travaux économiques et les économistes, mais bien que ces derniers n’écoutent pas suffisamment les aspirations profondes de la population. Cela paraît d’autant plus curieux que cette introspection provient, non pas des fervents opposants à l’économie, mais bien au contraire de deux économistes éminents : l’un est professeur à HEC et lauréat du prix du meilleur jeune économiste en 2014, l’autre est professeur d’économie au MIT.

Les auteurs commencent par poser un constat qui fait plutôt l’unanimité parmi les économistes : la science économique est basée sur des modèles avec des hypothèses plus ou moins fortes. Cela veut dire qu’un modèle robuste sous certaines hypothèses peut le devenir moins si les hypothèses changent. Il en résulte qu’un modèle, qui pourrait être particulièrement pertinent pour expliquer une situation, est rarement transposable à une autre situation constituée d’autres paramètres.

Voilà pourquoi, malgré la rigueur dont la science économique fait preuve, les modèles sont parfois basés sur des hypothèses plus ou moins spécifiques, reflets de la compréhension par les économistes du monde qui les entoure.

Parmi les facteurs susceptibles d’influencer la conviction des économistes, il y a d’abord leurs opinions politiques. Les auteurs reconnaissent volontiers que les économistes ont une sensibilité politique qui sous-tend leurs travaux. Par exemple, les universitaires français en sciences sociales ont tendance à être de gauche, même si les économistes ont  actuellement adopté une position modérée, c’est-à-dire compatible avec l’économie de marché et la globalisation, à l’image des propositions de la Fondation Saint Simon[1].  Cet ancrage idéologique de la majorité des économistes français, qu’on pourrait qualifier de centre-gauche   , est parfaitement résumé par Olivier Blanchard : « La droite de la gauche accepte l’idée que seule une économie de marché peut assurer l’augmentation de la richesse du pays dans son entier. Le rôle de l’État est d’aider au fonctionnement des marchés, et de redistribuer, sans détruire le moteur de la croissance. »[2]

Un deuxième facteur d’influence possible est l’hypothèse fondamentale de la théorie économique selon laquelle les individus sont égoïstes et maximisent leur utilité personnelle, ce qui est une croyance idéologiquement pessimiste. Par exemple, un rapport de Jean-Jacques Laffont sur la réforme de l’État (1999)[3] qualifie les fonctionnaires de « mammouths » qui voudraient trop longtemps maintenir le statu quo, qui ne sont là que pour maximiser leur profit individuel. Il s’agit ici d’une position idéologique, sans démonstration objective.

D’autres éléments, comme les préjugés et le lobbying, sont aussi de nature à biaiser les jugements des économistes.

Les auteurs tâchent de montrer ensuite que cette perméabilité des modèles économiques aux convictions personnelles des économistes se confirme dans bien des débats politiques actuels. Plusieurs exemples sont donnés, tels la taxe carbone, le Brexit, l’immigration,  la rente économique et le protectionnisme, mais contentons-nous de discuter des deux premiers.

Economistes et population générale : un dialogue de sourds ?

Concernant d’abord la taxe carbone, les auteurs relèvent qu’aux Etats-Unis, si la taxe carbone est plébiscitée au sein des économistes, puisque 92 % d’entre eux se disent favorables à une telle mesure, 22 % seulement de la population générale américaine y est favorable[4].  En effet, les économistes ont tendance à poser l’hypothèse, plutôt forte, qu’une augmentation de la taxe carbone pourrait être à terme compensée par des économies réalisées ou de nouvelles opportunités de croissance. Or, la population générale la prend généralement comme un impôt supplémentaire.

Le Brexit est décrit par les économistes comme un moment d’égarement, ils vont jusqu’à réclamer un second référendum. Or, malgré l’impact négatif du Brexit sur l’économie britannique (tarif douanier augmenté, relocalisation du secteur de la finance sur le continent, fuite des cerveaux affaiblissement de la recherche et de la diplomatie etc.), aucune étude n’arrive à prédire les effets à long terme de l’événement. Pour la population générale, le Brexit a le mérite de résoudre d’autres problèmes : l’événement est satisfaisant pour la population qui veut retrouver la souveraineté et stopper l’immigration. Il implique aussi une plus grande liberté en termes de politique diplomatique, fiscale etc.

Le Brexit est ainsi un événement douloureux pour les économistes qui ont fondé leur conviction sur deux postulats fondamentaux : d’une part, la justice sociale doit être universelle et non pas identitaire (mais la population votant « oui » au Brexit et donc appartenant à la droite identitaire est souvent aussi issue des milieux défavorisés), d’autre part, la diversité est féconde et le repli identitaire régressif. Pire, l’argument économique contre le Brexit se trouve dilué par les arguments identitaires : soudain, les économistes se rendent compte que leur chère discipline n’a pas toujours l’importance qu’ils voudraient lui donner.

Un pas vers la population générale pour comprendre ses aspirations profondes

Maintenant, que faire pour que les économistes puissent mieux comprendre la population générale ? Une première approche consiste à faire en sorte que cette dernière fasse un pas vers les économistes. S’il est très improbable que l’on oblige la population à suivre les prescriptions des économistes dans un système démocratique, certains proposent de  recourir au « nudge », méthode permettant de modifier les comportements en douceur tout en respectant la liberté individuelle. Mais les auteurs pointent aussitôt les limites de cette méthode :  non seulement le « nudge » ne fonctionne pas dans la durée, car les destinataires ont tendance à se rendre compte de l’intention de l’instigateur à moyen terme et à dévier du chemin souhaité par les experts ; mais, dans certains cas, les pouvoirs publics n’ont aucune certitude que la solution recommandée à la population lui soit réellement bénéfique ; par ailleurs, cette méthode pose des problèmes éthiques voire démocratiques, car une telle approche unilatérale ne favorise pas la réflexion individuelle et évacue la délibération coopérative entre gouvernants et gouvernés.

Les auteurs proposent plutôt une autre approche, celle consistant à demander aux économistes d’aller vers la population générale, en écoutant ses véritables aspirations. Pour ce faire, ils proposent d’intégrer la dimension non pécuniaire dans la compréhension du choix des individus. Concrètement, il leur semble important d’inclure dans les paramètres d’analyse économique les considérations morales suivantes afin de comprendre comment les citoyens arbitrent entre leurs désirs matériels et la morale :

  • Liberté: elle est souvent abordée par les économistes comme un cadre et non pas une valeur en soi. La distinction classique entre les utilitaristes (peu regardants des libertés individuelles) et les libéraux comme Hayek (école autrichienne) qui prônent une intervention étatique minimale (car la population sait mieux que le gouvernant ce dont elle a besoin) montre ses limites, car même les libéraux n’hésitent pas à recourir aux interdictions pour garantir les libertés, en présence notamment d’externalité négative. Plus récemment, les contestations contre les pass sanitaires ou la vaccination montrent qu’au-delà de l’ignorance, certains défendent la liberté comme une valeur en soi. Cela justifie de le considérer comme un paramètre à part entière dans l’analyse économique.
  • Identité: si les milieux universitaires et scientifiques, convaincus des vertus de l’universalisme, ont beaucoup de mal à accepter le localisme, les communautés et l’identité, la population a parfois des préférences pour le maintien d’une solidarité communautaire, aspiration qu’il ne faut pas balayer d’un revers de main.
  • Plaisirs élevés : pour reprendre les termes de John Stuart Mill[5], « il vaut mieux être un homme insatisfait qu’un porc satisfait ». La population exprime des aspirations au-delà du simple accomplissement matériel, par exemple pour la culture et l’art, soit pour satisfaire un besoin d’hédonisme individuel sophistiqué, soit pour préserver un patrimoine commun.
  • Équité: les auteurs soulignent l’existence de compréhensions divergentes de la notion d’équité dans la société, expliquant l’opposition entre l’égalité des chances théorisée par John Rawls[6] et l’affirmative action. Selon eux, la pure méritocratie, bien qu’efficace pour la société, a plusieurs failles qui l’empêchent d’être considérée comme le seul système juste : 1) elle favorise la reproduction des personnes douées et bien éduquées, 2) elle cristallise les gagnants et les perdants de la méritocratie et fait accepter l’inégalité comme une fatalité[7]. Les auteurs invitent les économistes à prendre en compte toute la diversité des interprétations que la population générale peut avoir de la notion de justice et à ne pas trancher cette question selon leur propre compréhension au préalable.
  • Altruisme : les auteurs constatent que les économistes ont longtemps considéré la théorie économique et la vie en société comme deux sphères différentes : dans la sphère marchande, il faut inciter à l’égoïsme au nom de l’efficience économique. Mais les sociologues et une partie des économistes prennent progressivement conscience du caractère déshumanisant de cette vision. Certains économistes ont entrepris des recherches pour comprendre les élans altruistes chez les individus. Il s’avère que l’altruisme n’est pas une constante chez eux, son intensité change en fonction de situations particulières, ses motifs profonds varient également. Il convient de mesurer comment les individus arbitrent entre leur égoïsme et les élans altruistes.

Oui pour défendre ses valeurs, mais non à « quoi qu’il en coûte »

Une fois le décor bien planté, les auteurs présentent l’enquête qu’ils ont réalisée. Leur démarche, expliquent-ils, consiste à sonder non pas l’opinion de la population sur les considérations morales ci-dessus prises isolément, mais plutôt à savoir jusqu’où les individus sont prêts à aller dans le sens de ces considérations compte tenu des coûts matériels que ces choix pourraient impliquer. Par exemple, au lieu de demander ce que les sondés pensent des commerces de proximité au centre-ville ou les transports en commun gratuits, les auteurs proposent de leur demander jusqu’à combien d’euros par an ils sont prêts à financer ces politiques publiques. Plusieurs paliers de coûts sont d’ailleurs proposés, afin de mettre en évidence l’arbitrage des individus entre l’économie et la morale. Le sondage prend en compte non seulement l’âge, le genre et les revenus des sondés, mais aussi deux autres paramètres : d’une part, la conviction politique (l’individu est relativement de gauche s’il a une adhésion plus forte à l’empathie et à l’équité, de droite s’il a une adhésion plus forte à la loyauté et à l’autorité), permettant de mettre en exergue l’impact de l’appartenance idéologique dans l’arbitrage économico-moral ; d’autre part, la propension au collectivisme, mise en évidence par une série de questions préliminaires mesurant l’adhésion du sondé aux valeurs de compassion, de loyauté, d’autorité et d’égalité.

Le sondage a permis de dégager trois grandes tendances : d’abord, si les individus adhèrent à une valeur morale, leur adhésion à celle-ci a tendance à s’estomper progressivement lorsque le coût matériel nécessaire pour la soutenir augmente. Autrement dit, lorsque la population adhère à une valeur, cela ne se fait pas à n’importe quel prix. Ensuite, les arbitrages économico-moraux de la population peuvent être très sensibles à la propension individuelle au collectivisme ou à la considération politico-idéologique (conviction gauche-droite). Par exemple, les individus identifiés comme relativement collectivistes ont plus de de chance de soutenir la subvention des commerces de centre-ville, quitte à distordre la concurrence, ou encore accepter une hausse de taxe à l’importation de 10 % pour les produits ne respectant pas certaines normes environnementales, quitte à devoir les payer plus cher. Enfin, le sondage étant réalisé auprès d’échantillons français, allemands et américains, permet de comparer les attitudes des sondés en fonction de leur ancrage culturel. Par exemple, il s’avère que les Français sont plus sensibles à l’identité et à la protection de la culture : ainsi, les mesures en faveur de la protection du patrimoine et des normes artistiques traditionnelles reçoivent un soutien plus fort des Français par rapport au reste des sondés.

Enfin, les auteurs reconnaissent que l’enquête présentée n’est qu’un début de travaux qui mérite d’être approfondi. Pour ce faire, ils suggèrent trois pistes d’études à venir : premièrement, le « prix de la valeur » exprimé par la population ne correspond pas nécessairement au « juste prix », son jugement pouvant être induit en erreur pour de nombreuses raisons. Il revient donc aux intellectuels de compléter l’approche descriptive des économistes par des analyses critiques et des débats éthiques. Deuxièmement, le mécanisme de décision économico-morale des individus peut être étudié de manière encore plus fine, en prenant en compte d’autres paramètres comme l’éducation, le milieu familial, l’effet de groupe, etc. Enfin, les auteurs interrogent la limite de la méthode d’agrégation des préférences des individus, qui pourrait déboucher sur la dictature de la majorité. Une nouvelle méthode plus participative  nécessite d’être élaborée afin de mieux représenter la délibération démocratique.

Cet ouvrage incite donc avant tout à une introspection des économistes qui devraient, selon les auteurs, inclure la préférence non pécuniaire ou morale des individus dans l’analyse économique. Cette idée trouve désormais son écho chez de nombreux chercheurs actuels, comme Stefanie Stantcheva[8] qui introduit des sondages dans ses travaux sur les perceptions des politiques fiscales par les citoyens.

 

Mots-clés : science économique – sondage – valeurs morales – politiques publiques – débats démocratiques

*« Le prix de nos valeurs » d’Augustin Landier et David Thesmar, aux éditions Flammarion


[1] Fondation Saint Simon a été un think tank fondé par François Furet en 1982, réunissant hauts fonctionnaires, responsables politiques et hommes d’affaires et ayant largement contribué à la conversion de la gauche de gouvernement au libéralisme économique.

[2] Olivier Blanchard,  “Lionel, revient !” Libération, 2002

[3] Jean-Jacques Laffont, Étapes vers un Etat moderne, colloque CAE, décembre 1999.

[4] Paola Sapienza et Luigi Zingales, “Economic experts versus average Americans”, American Economic Review 103(3), 2013, p636-642

[5] John Stuart Mill, L’Utilitarisme, 1863

[6] John Rawls, Théorie de la justice, 1971

[7] Point de vue développé par Michael Sandel dans The Tyranny of Merit, What’s Become of the Common Good, Macmillan, 2020

[8] Par exemple, voir Stefanie Stantcheva, “2020 taxes and Policy Survey”, 2021

Benjamin Wan