Les associations de solidarité font face à la montée de la précarité et du mal-logement de différentes manières. La Fondation Abbé Pierre publie depuis presque trente ans un rapport présentant l’état du mal-logement en France ; d’autres associations se sont spécialisées dans le logement des familles en grande difficulté comme Habitat et Humanisme ou Solidarités Nouvelles pour le Logement. Le Collectif Alerte interpelle régulièrement les pouvoirs publics. D’autres agissent en créant des centres d’accueils ou d’hébergement, en faisant de la domiciliation, en tenant des permanences DALO (Droit au logement opposable) ou en soutenant les personnes en voie d’expulsion.

L’Observatoire de la précarité́ et du mal-logement dans les Hauts-de-Seine (OPML92), créé en 2012 par Michel Castellan et Pierre Maréchal, est né du terreau de ces associations déjà actives dans les Hauts-de-Seine. Mais il a fallu un élément déclencheur pour qu’elles estiment nécessaire de travailler davantage ensemble. C’est une intervention de l’évêque de Nanterre, Gérard Daucourt, s’interrogeant « sur la place des pauvres demain dans les Hauts-de-Seine » qui a été à l’origine d’une campagne de sensibilisation à la question du mal-logement et pour le droit au logement. Au cours de cette période, la question de savoir comment connaître le nombre de personnes « mal-logées » dans chaque commune du département a émergé. D’où l’idée de se doter d’un observatoire. L’OPML92 a été constitué en association en 2015, réunissant à la fois des citoyens (comme le Collectif des citoyens fraternels) et des associations de solidarité. Son originalité est de s’appuyer sur ces associations et de se mettre à leur service en travaillant avec elles, liant ainsi observation et actions d’information et de sensibilisation aux questions de précarité et de mal-logement. Sa première mission est de rassembler chaque année des données relatives à la question du mal-logement, de la précarité et de la pauvreté pour chacune des 36 communes et chacun des 4 territoires – établissements publics territoriaux de la métropole du Grand Paris – du département, suivre leur évolution et mettre à disposition ces résultats sur son site : http://www.precaritelogement92.fr.

Les données de l’Insee et de la statistique publique sont utiles mais insuffisantes

Pour alimenter son site et produire ses analyses, l’Observatoire a cherché à mobiliser en premier lieu les données de l’Insee et plus largement de la statistique publique. Le recensement de la population fournit de nombreuses données, actualisées chaque année, sur le parc de logements et les caractéristiques socio démographiques et professionnelles de ses occupants. Par ailleurs, progrès majeur, le dispositif sur les revenus localisés sociaux et fiscaux (Filosofi) de l’Insee permet de disposer désormais d’un ensemble d’indicateurs sur les revenus disponibles (après impôts et transferts sociaux) ainsi que de taux de pauvreté monétaire par commune. De son côté le SDES, service statistique du ministère du logement, a constitué depuis 2011 un répertoire du parc locatif des bailleurs sociaux (RPLS) dont l’objectif est de dresser l’état global du parc de logements locatifs de ces bailleurs sociaux au 1er janvier de chaque année.

Malgré ces progrès, la statistique publique couvre encore assez mal le champ d’observation que s’est donné l’Observatoire. Le mal-logement recouvre en effet plusieurs dimensions : l’absence de logement, les difficultés d’accès au logement, l’absence de confort et la dégradation de l’habitat, le surpeuplement, les difficultés financières pour se loger. Or la plupart des enquêtes portent sur les ménages vivant dans un logement ordinaire et couvrent peu ou mal les personnes sans domicile qu’elles soient hébergées par des tiers ou dans des chambres d’hôtel ou vivant dans des structures (Centres d’hébergement et de réinsertion sociale, Centres d’hébergement d’urgence, Pensions de famille, Centres d’accueil des demandeurs d’asile) sans parler des sans-abris qui vivent dans la rue même si le recensement s’efforce d’évaluer leur nombre régulièrement. La prochaine enquête sur les personnes sans domicile est prévue en 2025 et ne fournira comme les précédentes que des résultats nationaux.

Il faut donc faire appel à d’autres éléments pour essayer de mieux cerner le nombre et la situation de ces personnes au niveau local fin. Les informations existantes sont souvent partielles et entachées de doubles comptes : par exemple pour les personnes sans logement personnel, on dispose des demandes de domiciliation auprès des Centres communaux d’action sociale (CCAS) ou des associations, des situations décrites par les demandeurs de logements sociaux, des informations provenant de la veille effectuée par les services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO)  et les associations d’accueil et d’accompagnement des personnes mal logées, en particulier du 115 et des maraudes. Autant d’éléments qui ne donneront pas un chiffre unique mais essaieront d’éclairer les situations et de fournir des ordres de grandeurs.

Aller au-delà en s’appuyant sur les sources administratives et les associations de terrain

Pour rendre compte de la situation des plus précaires à l’échelle communale, l’OPML92 a donc recouru aux données de gestion des organismes sociaux ou des organismes publics en charge des différents dispositifs d’aide aux personnes en situation de précarité ou de mal-logement. Des conventions ont été ainsi signées avec la Caisse d’allocations familiales (CAF) des Hauts-de-Seine pour obtenir des données détaillées par commune sur les foyers allocataires à bas revenu, dont les allocataires de minima sociaux et de l’allocation logement, ainsi qu’avec l’agence départementale de la DRHIL (Direction régionale de l’hébergement, de l’insertion et du logement) pour des données détaillées sur les structures d’hébergement et les personnes hébergées. L’inconvénient de ces données administratives est qu’elles ne couvrent pas tous les publics (par exemple les moins de 25 ans et les plus de 65 ans pour la CAF) et ne prennent pas en compte les personnes qui ne recourent pas aux dispositifs, ce qui conduit à sous-évaluer de manière parfois importante le nombre de personnes concernées. À cela s’ajoutent les réticences fortes de certaines administrations à diffuser les données qu’elles considèrent comme sensibles :  domiciliations effectuées par les communes, expulsions locatives, données sur le décompte des logements sociaux au sens de la loi Solidarité et Renouvellement Urbains (SRU), données d’activité des services sociaux territoriaux. Ces problématiques s’appliquent également aux autres données de gestion mobilisées par l’OPML92, comme celles du Système national d’enregistrement (SNE) des demandes de logements sociaux, de Pôle Emploi (suivi des demandeurs d’emploi) ou de la Caisse nationale d’assurance maladie (bénéficiaires de la Complémentaire Santé Solidaire, ex CMU).

L’OPML92 a aussi travaillé en 2017 avec le Secours populaire sur les données collectées auprès des personnes qu’il accueille dans ses permanences. Ces informations, malgré leur fragilité car déclaratives et recueillies par des bénévoles, renseignent sur des populations qui ne sont pas ou mal couvertes par les statistiques publiques disponibles. L’étude montrait ainsi que « plus on était en situation de précarité et de mal-logement, plus il était difficile d’accéder aux prestations sociales et plus on se trouvait en situation d’exclusion des droits ».

Grâce aux données rassemblées, les travaux de l’Observatoire permettent d’avoir une représentation des conditions de logement des populations à faible revenu pour chaque commune du département et d’identifier les obstacles à l’accès à un logement digne. Ces travaux ont depuis dix ans mis en évidence d’importantes fractures territoriales au sein du département des Hauts-de-Seine : sept communes, presque toutes localisées dans le nord du département, concentrent la moitié des populations en situation de précarité et de mal-logement avec des poches de pauvreté clairement localisées dans les quartiers de la politique de la ville. Cette tendance n’est pas près de s’inverser, la plupart des communes du département développant une offre de logements neufs accessibles aux plus aisés au détriment de leur parc de logements sociaux et surtout très sociaux (PLAI) accessibles aux plus pauvres, ce qui garde toute son actualité à l’interrogation sur la place des pauvres demain dans les Hauts-de-Seine.

Mais pour être pleinement efficace, il faut aussi favoriser la compréhension, l’appropriation et la diffusion de ces données

Le logement et les politiques du logement restent par essence un domaine difficile à appréhender compte tenu de la multiplicité des intervenants et de la complexité du cadre législatif et de la réglementation. Si le système statistique du logement décrit une large part des événements concernant le logement (construction, valeurs foncières, prix des transactions, observation des loyers), il reste largement perfectible notamment pour mieux exploiter la finesse des données afin de mieux ancrer les possibilités d’analyse au niveau local. Les politiques du logement s’appliquent en effet aujourd’hui largement à l’échelle des communes, dont plusieurs restent dans les Hauts-de-Seine en deçà de l’obligation prévue par la loi SRU de 25 % de logements sociaux dans leur parc résidentiel, mais aussi à l’échelle des territoires avec la mise en place de commissions intercommunales du logement.

Dans ce cadre, il faut souligner l’importance du travail d’explication et d’accompagnement effectué par l’OPML92 auprès des utilisateurs des données rassemblées. Pour les militants associatifs, la statistique est souvent difficile à appréhender : interpréter un tableau, comprendre les concepts, savoir que les données statistiques sont des estimations et doivent être considérées avec un regard critique n’est pas chose aisée. De plus, bien souvent ce sont des données de stocks qui ne retracent pas des évolutions et des flux. Il reste donc beaucoup à faire pour vulgariser, accompagner et commenter, même des choses simples.

L’OPML92 est ainsi devenu un centre de ressources pour les associations pour agir sur le terrain non seulement par la mise à disposition de données, de synthèses mais aussi en termes de suivi de l’évolution des politiques et des réglementations. L’OMPL a ainsi répondu à une demande du Secours Catholique qui souhaitait obtenir une analyse localisée des phénomènes de précarité et disposer d’indicateurs de cumul et de suivi, travail soulignant le cumul des difficultés sur certains territoires : pauvreté des enfants, niveau d’études, chômage, espérance de vie, les territoires les plus fragiles allant au-delà des seuls quartiers de la politique de la ville (QPV).

La dernière mission de l’OPML92 est de diffuser, partager les informations, expertises, outils, pratiques sur la précarité et le mal-logement en développant un réseau d’échanges, en animant des ateliers thématiques, en contribuant au dialogue sur ces sujets auprès des professionnels, des décideurs, de l’opinion publique et des personnes concernées. C’est ainsi qu’en 2018, l’Observatoire a produit un état des lieux de la précarité et du mal-logement dans les Hauts-de-Seine qui a été présenté lors d’un colloque organisé par les associations de solidarité réunies dans un collectif : celles-ci y ont apporté leurs propres observations et la parole des personnes concernées a pu utilement compléter la « sécheresse » des statistiques. L’OPML92 accompagne ainsi les associations quand elles interpellent les candidats aux élections (municipales, départementales, législatives) en leur fournissant des données de terrain. Par ailleurs, les associations étant généralement consultées lors de la définition de dispositifs et de leur mise en œuvre, l’expertise fournie par l’Observatoire leur est utile pour argumenter.

Pour conduire ses travaux, l’OPML92 s’appuie sur une équipe d’animation réunissant des bénévoles aux compétences diverses : anciens des services des affaires sociales et de la politique de la ville, statisticiens et chargés d’études (comme les trois ENSAE alumni auteurs de l’article), informaticiens, ainsi que sur des équipes locales (Meudon, Colombes…). Elles ne demandent qu’à être renforcées ! Cette expérience pourrait être reproduite ailleurs avec la même méthodologie, partout où acteurs associatifs et citoyens sont prêts à travailler ensemble.

Michel Castellan, Pierre Maréchal & Patrick Pétour
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