Alors que le sport africain est sous les feux de l’actualité, avec la conclusion ce 6 février de la Coupe d’Afrique des Nations de football, variances.eu a interrogé Michel Desbordes à l’occasion de la sortie de l’ouvrage qu’il a coordonné sur ce thème.
Variances: Michel Desbordes, vous venez de publier un ouvrage sur le sport en Afrique avec ASCI, pouvez-vous nous en expliquer la genèse ?
Michel Desbordes: Mon expertise se situe dans le marketing du sport. J’ai notamment travaillé sur l’internationalisation des clubs de football (par exemple sur le développement de clubs européens en Asie) ou l’internationalisation de la NBA en Asie et en Europe, mais l’Afrique a trop souvent été oubliée dans ces stratégies. Sans être très familier de l’Afrique, j’ai également eu l’occasion d’enseigner au Sénégal, au Maroc, en Tunisie, en Algérie ou en Afrique du Sud… Mon expérience m’a ainsi valu d’être contacté par l’AFD et la Banque Mondiale pour rédiger un ouvrage sur le sport en Afrique à destination des étudiants, pour leur présenter des options, des trajectoires de carrière et des parcours inspirants. Ma curiosité intellectuelle et mon envie d’étendre le champ de mes recherches m’ont conduit à accepter cette proposition.
Le livre comporte des éléments théoriques sur l’histoire, la gouvernance, l’économie du sport et le sponsoring; il met ensuite l’accent sur un certain nombre de réussites africaines – réussites managériales, sportives ou organisationnelles -; une troisième partie regroupe des interviews de différents acteurs africains (la Secrétaire générale de la FIFA, Didier Drogba…) ou impliqués dans le sport en Afrique (la Banque mondiale, Mazars…). L’ouvrage, qui compte ainsi près de 450 pages, a été réalisé grâce à des contacts avec plus de 600 personnes et de nombreux entretiens menés pendant 18 mois. Mille sept cents exemplaires en seront diffusés dans les universités africaines à des étudiants en management du sport attirés par le management du sport, et en particulier par des emplois dans les fédérations, au Comité International Olympique (CIO) ou dans les diverses professions liées au sport comme les agences, les médias ou les équipementiers sportifs.
Selon vous, les réussites du sport en Afrique sont parfois méconnues ?
Les succès ou les réussites africaines ne sont pas toujours mis en lumière sous nos latitudes. Par exemple, la lutte sénégalaise nous est quasiment inconnue, alors que son poids est équivalent à celui du football dans ce pays, en termes d’influence culturelle, de remplissage des stades mais aussi de montants engagés dans le sponsoring et dans les paris. De même, peu d’Européens savent que le Gabon est un pays expert dans l’organisation d’événements (en athlétisme comme en cyclisme, avec la course dite « La Tropicale »). Et si, en entendant « Rwanda », beaucoup pensent encore « guerre civile », le pays a complètement changé et diversifie son image par le sport, un peu comme le Qatar : il organisera les championnats du monde de cyclisme en 2025 et sponsorise même les clubs de football d’Arsenal et du PSG. La « Kigali Arena » est d’une grande modernité et la ligue de basket est développée localement par la NBA, pour la première fois de l’histoire en Afrique.
Par ailleurs, pour évoquer un grand événement sportif dans un passé récent, auquel nous consacrons un chapitre, la Coupe du Monde 2010 a donné une autre image de l’Afrique du Sud. Tout n’y a sans doute pas été parfait, des townships ont dû être déplacés, l’insécurité n’a pas été éradiquée, mais aucun problème majeur n’est intervenu et le pays a d’une certaine manière « changé de dimension » par la suite, pour attirer les touristes et les investisseurs étrangers.
Y-a-t-il une chance de revoir une Coupe du monde ou de voir un pays africain organiser des Jeux Olympiques dans un futur proche ?
A mon avis, oui, et ce pour plusieurs raisons. On peut certes toujours se demander quelles sont les retombées et ce que donne l’analyse coût-bénéfices de tels événements : combien la construction de stades ou d’aéroports a-t-elle coûté, combien de gens sont venus, combien ont-ils dépensé ? Mais les infrastructures sportives, de transport, etc, sont très difficiles à valoriser : quel horizon, quel taux d’actualisation retenir ? Il faut donc probablement quitter le domaine des chiffres pour penser en termes d’image. Dans le cas de l’Afrique du Sud, les recettes touristiques ont été excellentes pendant la période 2011-2015, et la Coupe du monde y est certainement pour beaucoup. La même observation a été faite en Russie en 2018, d’autant que la politique d’octroi de visas touristiques a alors été assouplie par les autorités. Les JO, la Coupe du Monde, ce sont des marqueurs, ils changent la dimension et la perception d’un pays. L’Egypte et le Maroc rêveraient ainsi d’imiter le Qatar et son opération de communication à travers l’investissement effectué dans le PSG, et de travailler eux aussi leur image internationale par le sport.
De plus, avec la récurrence des événements, et après leur répétition dans certaines villes ou pays (Pékin par exemple avec les JO de 2008 puis 2022, la Russie avec les JO en 2014 et la Coupe du Monde en 2018), on manque parfois de candidats. Le cahier des charges est lourd, l’investissement onéreux, et dans beaucoup de pays occidentaux l’opinion publique demande des comptes sur les retombées effectives. Certains pays africains peuvent alors se dire « Et pourquoi pas nous ? ». Le sport est un vrai moyen de se valoriser. Dans les faits, je crois beaucoup à la possibilité de collaborations et aux ponts entre pays. On parle d’une candidature transméditerranéenne Maroc-Portugal-Espagne pour une Coupe du monde. De même un double ticket Egypte-Arabie Saoudite serait envisageable. En dehors du continent africain, une Coupe du monde de football pourrait aussi être co-organisée par le Mexique avec le Canada et les États-Unis.
Quelles sont les instances sportives (voire les individus…) les plus influentes en Afrique ?
Outre les stars internationales en football qui ont à la suite de leur carrière sportive pris des fonctions officielles (Didier Drogba, Samuel Eto’o ou George Weah élu Président du Liberia), il y a Eliud Kipchoge en athlétisme, et surtout Fatma Samoura, récemment nommée secrétaire générale de la FIFA. On peut également citer Sadio Mané et Mohamed Salah, les deux attaquants du club de football de Liverpool. L’influence culturelle de Salah est énorme, trans-nationale et très spontanée : il bénéficie d’une image de modestie et de sympathie sans la cultiver à dessein et sans politisation. Une étude récente[1] a montré qu’il a même contribué à changer la perception des musulmans en Angleterre.
Mais c’est peut-être désormais l’Afrique tout entière qui va être influente, car c’est le continent où tout est à gagner en terme d’image ou de business. Tout joue pour l’Afrique, notamment sa croissance démographique et la frontière numérique et digitale qu’elle représente.
Prenons le cas de la lutte actuelle (pas si) larvée entre la FIFA et l’UEFA, l’Afrique va sans doute y jouer un rôle majeur. L’UEFA a pour elle le contrôle des compétitions qui réunissent les plus grands clubs. Mais la FIFA a la main sur les lois du jeu et sur les autres continents, ceux du futur du football : Moyen-Orient, Asie, et Afrique qui constitue un enjeu essentiel en termes de votes mais aussi de développement du produit « football ». La FIFA devrait jouer à plein sur ce décalage géographique, elle fera donc tout pour promouvoir le football africain, de même que le football féminin – autre enjeu très important pour l’avenir de ce sport – et … le football féminin en Afrique !
Le football est le sport roi, et la Coupe Africaine des Nations s’achève en ce moment au Cameroun, avec une large audience en Europe. Il semble aussi que cet événement ait pu être maintenu grâce à l’action d’éminents sportifs africains face à l’intérêt des clubs européens. Faut-il y voir un tournant en termes de rapport de force ?
Un tournant certainement car si la CAN est un événement réussi avec de belles infrastructures, la vraie révolution est l’investissement patriotique des grandes figures sportives. Les joueurs, y compris binationaux, n’hésitent plus à accepter de rejoindre leur sélection nationale et à tenir tête à leur club pour s’y rendre. On voit ainsi l’émergence de nations jusque-là mineures (Mali, Comores, Malawi, Burkina Faso) avec un vrai projet et des joueurs investis.
Comment faire en sorte que l’Afrique bénéficie de la réussite de ses sportifs, en termes économiques et financiers ?
Il s’agit bien là du fil conducteur de notre livre, il ne faudrait tout de même pas reproduire le « modèle » de l’exploitation des matières premières africaines par les pays développés. Nous abordons un exemple édifiant, celui du maillot de l’équipe de football nigériane. En 2018, ce maillot, aux accents « ethniques », a été l’un des produits Nike les plus vendus au monde. Les ventes se sont appuyées sur l’engouement de l’immense diaspora de ce pays de plus de 200 millions d’habitants, et cela a été un succès sans précédent. L’histoire aurait pu être idéale si le maillot n’avait pas été fabriqué en Chine et si la fédération nigériane avait bénéficié des retombées, ce qui n’a quasiment pas été le cas ! Mais qu’un maillot africain puisse représenter un bien culturel désirable est déjà une rupture en soi. Les maillots du Sénégal, de la Côte d’Ivoire ou de l’Algérie sont d’autres exemples d’éléments de mode dans l’histoire récente, mais il est important que l’Afrique s’approprie la valeur ajoutée dans toute la « supply chain » quand le succès commercial est au rendez-vous.
La vraie révolution aura eu lieu lorsque les sportifs africains n’auront plus besoin de passer par l’Europe ou les Etats-Unis pour marquer leur réussite. Ou, pour évoquer des exemples proches de nous, lorsque Canal+ retransmettra le championnat de football sénégalais, ou qu’Eiffage construira un stade dans un pays africain. Et n’oublions pas que c’est sur le continent africain, à Alger, que l’Olympique de Marseille a ouvert sa première boutique à l’étranger : c’est pour un club une stratégie sans doute plus pertinente que d’accepter d’être un nain sur un marché asiatique.
Infrastructures et formation sont pour vous les facteurs clés du développement du sport en Afrique ?
Je pense effectivement que le futur se jouera autour de la qualité des infrastructures et de la formation. Il faut que celle-ci soit bien davantage effectuée localement ; les clubs occidentaux peuvent d’ailleurs contribuer à son financement pour permettre aux jeunes joueurs africains de talent de rester sur place. La Banque mondiale a également bien identifié cet enjeu et son appui financier aux pays africains dans le domaine sportif prend avant tout la forme d’un soutien à la pratique des amateurs. Je pense que c’est une excellente chose car c’est parier sur les infrastructures, la jeunesse et le « vrai » sport. L’AFD, notre autre partenaire sur cet ouvrage, fait de même pour favoriser la pratique sportive des jeunes, sans oublier les femmes. L’importance du sport à l’école est colossale, et il ne faut pas négliger son impact sur la santé, notamment dans le cadre de la lutte contre le développement de l’obésité. Mais les infrastructures restent primordiales : des infrastructures solides pour les cerveaux comme pour les athlètes !
Quant au sport professionnel, c’est aux acteurs privés de le financer. L’Afrique ne manque pas de mécènes pour cela : quelques milliardaires, notamment nigérians ou marocains, sont actifs. Le groupe Bolloré s’implique aussi, ainsi que certains grands groupes de médias.
Comment envisagez-vous l’avenir économique du sport en Afrique ?
Je pense que la clé pour comprendre le développement médiatique du continent est la digitalisation. L’on est passé d’une situation où peu de foyers disposaient de la télévision à une époque où la plupart des jeunes ont des smartphones dernier cri. Conjuguer croissance démographique, jeunesse, digitalisation et déficit d’infrastructures classiques ouvre la porte à un autre type de consommation et une domination probable de grands investisseurs tels Twitch, Netflix, DaZn. Le cycle de développement sera peut-être très idiosyncratique, sans forcément passer par une phase mécènes-télévisions mais en sautant directement à la case « digital + consommation sur son smartphone » via des acteurs nouveaux tels ceux évoqués plus haut.
Propos recueillis par Guillaume Simon et Eric Tazé-Bernard
Mots-clés : Afrique – économie du sport – football – impact des grands événements sportifs – RSE – digital – internationalisation du sport
Cet article a été initialement publié le 3 février 2022.
[1] Can Exposure to Celebrities Reduce Prejudice? The Effect of Mohamed Salah On Islamophobic Behaviors and Attitudes?, Ala’ Alrababa’h, William Marble, Salma Mousa, and Alexandra Siegel, 2019, IPL Immigration Policy Lab, Stanford University and ETH Zürich, Working Paper No. 19-04
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