Vive, passionnée, engagée. Marie Brière, Head of Investor Research Center d’Amundi, a grandi auprès d’un père psychologue et d’une mère au foyer. L’humain, les sciences sociales et de nombreuses pratiques artistiques (violoncelle, piano, écriture, sculpture….) définissent alors son univers. Après un bac scientifique obtenu avec mention très bien au lycée Montesquieu du Mans, et bien qu’admise à Louis-le-Grand en classe préparatoire, elle choisit le Prytanée militaire de La Flèche, en internat, pour y préparer les grandes écoles. Ce sera l’ENSAE qui aura finalement sa préférence, par l’offre d’enseignements mêlant sciences exactes, sciences sociales et économie.

 « J’ai toujours aimé, et j’aime encore, apprendre, comprendre, lire, étudier, remettre en question, me laisser surprendre » nous déclare Marie, dans un grand sourire accompagnant un débit verbal frôlant les 300 mots-minutes !

 Marie, peux-tu nous rappeler brièvement ton parcours, notamment tes choix à la sortie de l’Ensae ?

Après l’ENSAE, j’ai souhaité me lancer dans une thèse, et j’ai choisi la formule CIFRE afin de combiner ce projet de recherche avec une insertion dans une entreprise. Passionnée par le fonctionnement des marchés financiers, je voulais être sur le terrain pour l’étudier et j’ai choisi de rejoindre l’équipe de trading pour compte propre de BNP Paribas. Enthousiasmée par les travaux d’André Orléan que je venais de découvrir, je lui ai demandé de diriger ma thèse que j’ai consacrée à l’analyse de la formation des « représentations collectives » sur les marchés de taux. Mon idée était d’utiliser des techniques quantitatives pour mettre en évidence l’impact sur les cours de la communication des banques centrales, ou l’évolution de la réaction des marchés aux annonces macroéconomiques en fonction des modèles économiques dominants, etc…

Après la thèse, j’ai décidé de m’orienter vers le métier de la gestion d’actifs, plus adapté à mon souhait de m’impliquer dans des réflexions de long terme, et j’ai rejoint l’équipe de Stratégie de CLAM, devenue CAAM puis Amundi suite à des fusions successives. Responsable de la stratégie taux, change et volatilité, j’ai commencé en parallèle à écrire des papiers de recherche pour approfondir des sujets d’investissement à long terme : comment concevoir une allocation d’actifs stratégique pour un investisseur institutionnel, comment définir une politique de couverture de certains grands risques, par exemple l’inflation ? Ceci m’a conduite à proposer à Amundi de me confier en 2010 la responsabilité d’un centre de recherche aux investisseurs institutionnels au sein de l’entreprise.

Tu parviens à concilier un travail opérationnel dans une grande société du secteur financier et des responsabilités de recherche et d’enseignement ?

J’ai constamment voulu maintenir cette cohabitation entre les travaux de recherche et leurs applications concrètes, et ma fonction actuelle au sein d’Amundi me permet d’enseigner en parallèle à l’Université Paris Dauphine, et d’être associée comme chercheuse à l’Université Libre de Bruxelles. Ceci donne un ancrage académique à mes travaux de recherche et aux articles que je publie dans des revues académiques ou professionnelles comme par exemple le Journal of Banking and Finance, le Financial Analyst Journal, etc. Ces travaux sont souvent conduits en collaboration avec des chercheurs (par exemple de l’Université de Boston, Columbia, Tilburg, TSE, etc.) ou étudiant.e.s en thèse dont j’encadre les travaux. Ils sont également publiés sous forme de « working papers » sur le site de recherche d’Amundi, et je les présente régulièrement lors de conférences académiques ou professionnelles, auprès d’organisations internationales comme le FMI ou la Banque Mondiale, la Commission Européenne, et bien sûr à nos clients institutionnels, dont les commentaires constituent un clair enrichissement et me permettent de donner une dimension appliquée aux problèmes étudiés.

Il m’arrive également d’être sollicitée par les décideurs publics – commission des finances de l’Assemblée nationale, Conseil d’Orientation des Retraites – car les travaux que je mène ont souvent une interaction avec les politiques publiques et la régulation, et je pense que cette démarche combinant approche scientifique et connaissance des implications opérationnelles, les intéresse.

Enfin, je participe activement à plusieurs instances qui cherchent à développer les interactions entre chercheurs, professionnels et décideurs publics. Je suis par exemple membre du comité scientifique de l’European Capital Market Institute du Center for Economic Policy Studies (ECMI-CEPS), think-tank bruxellois très actif sur les sujets liés au développement des marchés de capitaux en Europe, également membre du board et du conseil scientifique de l’Observatoire de l’Epargne Européenne, qui finance des travaux de recherche passionnants sur les questions d’épargne et d’investissement des ménages. A l’Institut Louis Bachelier, je suis membre du directoire scientifique et je préside le comité scientifique du « Financial Risks International Forum », une conférence annuelle qui réunit chaque année plus de 300 participants, académiques et professionnels.[1] Cette année, nous l’organisons sur le thème des fintechs et celui du Covid.

Peux-tu justement nous donner des exemples de sujets sur lesquels tu travailles ?

J’ai évoqué le sujet de la couverture des risques d’inflation, en fonction des régimes macroéconomiques, sujet important pour les fonds de pension. Je me suis aussi intéressée au cas des investisseurs souverains (fonds souverains, banques centrales, etc.), et dans le cadre d’une collaboration avec Zvi Bodie, Professeur à Boston University, nous avons étudié la couverture des grands risques auxquels fait face un Etat en fonction de ses engagements implicites. Ces travaux[2], qui ont été récompensés par l’attribution du prix Harry Markowitz en 2015 et ont été présentés dans diverses instances de la Banque mondiale ou du FMI, nous ont conduits à estimer le bilan d’un Etat, un peu à l’image de celui d’une entreprise, à partir du modèle de Merton, et à déterminer l’allocation optimale en fonction de paramètres macroéconomiques. L’application de ce cadre d’analyse au cas de pays dont les revenus sont très dépendants des prix d’une matière première a suscité l’intérêt de plusieurs fonds souverains, notamment norvégien et chilien, avec lesquels j’ai pu discuter des implications concrètes de ce travail.

Je me suis également penchée ces dernières années sur les fonds de pension, à travers notamment l’impact de la démographie ou de la régulation sur leurs choix d’allocation d’actifs. Ces dernières années ont été marquées par un mouvement d’individualisation des systèmes de retraite et une évolution depuis des régimes de retraite à prestations définies vers des régimes à cotisations définies. Ceci conduit à faire porter les risques (longévité ou marché) sur les individus, qui doivent définir eux-mêmes leur allocation d’actifs. Cette individualisation a des avantages, car elle permet de personnaliser les choix et de construire des allocations correspondant parfaitement aux caractéristiques des individus concernés. Mais est-on sûr dans ce cas de correctement mesurer leur aversion au risque ou leurs préférences inter-temporelles? Ces sujets de retraite soulèvent également des questions relatives à l’équité dans les transferts de richesse inter-générationnels, et les choix sont souvent éminemment politiques.

Aujourd’hui, je m’intéresse à de nouveaux champs d’investigation qui concernent le comportement d’investissement des particuliers. J’étudie par exemple l’impact de l’utilisation des robo-advisors. Avec Milo Bianchi, professeur à l’Université de Toulouse, nous avons montré que les individus sont prêts à prendre davantage de risques lorsqu’ils s’appuient sur un robot, et que l’introduction de ce type d’outils favorise l’inclusion financière.[3] Je me suis également penchée plus généralement sur les questions d’interaction humain-machine (par exemple dans le cadre de tests de véhicules automatisés), afin de mieux comprendre comment paramétrer les algorithmes pour que s’établisse un lien de confiance entre les êtres humains et les robots, un sujet passionnant !

Tu t’intéresses également au sujet de l’investissement responsable en matière environnementale et sociale. L’engouement actuel du monde financier pour ces thèmes est-il sincère ou relève-t-il de la cosmétique ?

Les investisseurs institutionnels et les gérants d’actifs tels qu’Amundi sont très engagés sur ces sujets, et ces acteurs ont un rôle important à jouer dans la réorientation des flux de financement vers les énergies renouvelables et plus généralement vers une économie plus responsable. Leur influence se manifeste également à travers l’exercice de leurs droits de vote dans les assemblées générales des entreprises dans lesquelles ces acteurs investissent. Une influence qui peut d’ailleurs s’exercer en amont de l’Assemblée générale, à travers ce que l’on appelle une politique d’engagement qui permet de discuter avec l’entreprise concernée de ce qu’elle devrait faire pour mener une politique plus verte ou plus sociale. Lorsque l’on est un gros investisseur, on peut ainsi avoir un impact important, mais on assume également une lourde responsabilité.

Par ailleurs, il y a aujourd’hui une réelle demande de produits d’investissement verts par les particuliers. Dans un récent article[4], nous avons analysé l’impact de l’introduction de fonds actions « solidaires » sur les choix de placement de plus de 900 000 salariés dans le cadre de leur épargne salariale. Nous montrons que l’introduction de cette offre, contrairement aux fonds actions traditionnels, a conduit les employés à placer significativement plus en actions, un résultat que nous expliquons par le fait que l’offre de placements responsables rend les marchés boursiers plus attractifs pour certaines catégories d’investisseurs qui, pour des raisons culturelles ou sociales, n’auraient pas investi. Ce résultat pourrait s’avérer très encourageant pour la participation des particuliers au marché actions, généralement très faible dans la plupart des pays européens.

Cette réorientation générale des placements est facilitée par le fait qu’être « vert » n’a pas nui à la performance financière, au contraire même si l’on en juge par les résultats observés depuis 10 ans. La question qui se pose est toutefois de déterminer si cette performance favorable des entreprises « vertes » s’explique par l’incorporation d’informations « fondamentales » sur les risques environnementaux, ou simplement par les flux de « verdissement » de portefeuilles des investisseurs. Les travaux que je mène actuellement avec Stefano Ramelli[5], chercheur à l’Université de Zurich, semblent indiquer que les deux explications sont à l’œuvre, dans des proportions équivalentes. A l’équilibre cependant, une fois achevé le grand mouvement de réallocation des portefeuilles vers les thèmes environnementaux, les entreprises les plus polluantes et donc les plus sujettes aux risques environnementaux, devraient offrir une rentabilité attendue plus élevée, si l’on en croit la théorie financière standard.

Le monde scientifique, et particulièrement celui de la finance, est très majoritairement masculin. Comment imagines-tu que cela puisse évoluer ?

Personnellement, je n’avais pas vraiment ressenti de discrimination envers les filles avant d’intégrer la classe préparatoire aux écoles scientifiques du Prytanée de La Flèche. Là, j’ai découvert que dans une classe dans laquelle moins de 10 % des élèves étaient des filles, leur vie était forcément en butte à de nombreux comportements et stéréotypes auxquels elles étaient quotidiennement confrontées.

Aujourd’hui, dans le monde professionnel qui est le mien, j’observe que si les femmes sont plus nombreuses en gestion d’actifs qu’en trading, elles restent néanmoins minoritaires en finance en général et sont plus naturellement engagées sur des sujets sociétaux comme le financement des retraites ou la santé par exemple. Et il est incontestable que les voix des femmes dans le monde financier sont souvent moins écoutées, moins appelées à témoigner comme expertes… Chaque femme qui « prend » la parole, doit avoir conscience qu’elle doit effectivement « la prendre » parce qu’elle ne lui sera pas offerte comme elle le serait à un homme.

Pour lutter contre cet état de fait dommageable pour les femmes mais aussi pour les entreprises, j’essaie d’encourager à titre personnel une solidarité active envers les femmes, et je suis favorable à la mise en place d’actions concrètes favorisant leur présence au sein des comités opérationnels ou des comités scientifiques. Je dirais que la prise de conscience d’une telle nécessité progresse chez les femmes mais aussi chez de plus en plus d’hommes. Un exemple très simple que j’applique et qui, par petites touches, permettra de réduire le déséquilibre actuel en faveur des hommes : pour toute mobilité, ou tout recrutement, se demander s’il existe une femme répondant au poste. Et, si en première idée un homme apparaît, se demander si en cherchant un peu plus, il n’existerait pas une femme qui ferait aussi bien.

Et pour terminer, quelques mots sur tes projets ?

A titre professionnel mais aussi comme citoyenne engagée, je suis très consciente que nous sommes une génération charnière, dont les choix peuvent lourdement impacter les générations futures, qui affronteront un monde de très grandes incertitudes fondamentales. Il me semble important, et c’est ce que je m’efforce de faire à travers mes travaux, d’éclairer ces choix futurs dans lesquels la finance a un rôle important à jouer par sa capacité à gérer les risques – à condition de savoir les évaluer, ce qui n’est pas toujours simple, on le voit dans le cas du changement climatique ou de la pandémie actuelle – et à guider les flux de financement.

Enfin, à titre plus personnel, j’ai 45 ans, une famille, une petite fille de 9 ans et un métier qui me passionne, mes journées sont donc bien remplies ! Mais je serais ravie d’avoir un peu plus de temps pour retrouver le chemin de la création artistique. Et pourquoi pas renouer avec les soirées qu’il y a quelques années je passais à sculpter !

Propos recueillis par Catherine Grandcoing et Eric Tazé-Bernard

 

Cet article a été initialement publié le 1er mars 2021.


[1] https://www.risks-forum.org/

[2] Bodie Z. and M. Brière, “Sovereign Wealth and Risk Management: a Framework for Optimal Asset Allocation of Sovereign Wealth », Journal of Investment Management, 2014.

[3] Bianchi M. and M. Brière, « Robo Advising for Small Investors », SSRN Working Paper N°3751620, 2021. 

[4] Brière, M., and S. Ramelli, 2021, “Responsible Investing and Stock Allocation”, Amundi Working Paper.

[5] Brière, M., and S. Ramelli, 2021, “Green Sentiment”, à paraître.

Marie Brière