Le mot « régulation » a deux sens. Le premier sens est global. On dit qu’une économie est plus régulée qu’une autre si, dans la première, le pouvoir politique dispose de plus de moyens d’action sur l’économie que dans la seconde, notamment à travers la réglementation. Le deuxième sens désigne l’action spécifique, souvent sectorielle, d’institutions spécialisées telles que, en France, l’Autorité de la concurrence, la Commission de régulation de l’énergie, l’Autorité de régulation des communications électroniques et des Postes (ARCEP[1]) ou l’Autorité de régulation des transports. Je ne traiterai que de celles-là.

Une brève histoire des autorités de régulation

Les États-Unis furent le premier pays à se doter de telles institutions. L’Europe suivit quelques décennies après la deuxième guerre mondiale. La Commission Européenne joua un rôle actif d’impulsion et de coordination. Il y a une grande variété de telles institutions car leurs histoires, leurs organisations, leurs rôles, leurs degrés de réussite sont très variables. Le plus souvent, une autorité de régulation est consacrée au fonctionnement d’un marché en principe national. Ceci exclut les biens et services pour lesquels le marché est mondial : avions, matériel informatique, matériel de transmission… Pour ces marchés, il faudrait envisager des autorités mondiales, perspective utopique pour l’instant. Il y a malheureusement des marchés mondiaux monopolistiques, tel le marché de certains services informatiques.

En Europe, les entreprises monopolistiques furent nationalisées. Par leur contrôle sur les entreprises publiques en situation de monopole, les États furent capables de limiter les rentes monopolistiques. L’évolution technologique, combinée à une analyse plus poussée, rendit envisageable l’entrée de concurrents. Les pays européens se mirent d’accord pour un cadre européen d’ouverture à la concurrence, marché par marché, et chaque pays se dota d’une autorité de régulation compatible avec ce cadre. Dans certains cas, on sépara la gestion de l’infrastructure, restée entreprise publique en situation de monopole, de la fourniture du service final ouvert à la concurrence (électricité, chemins de fer…). Dans d’autres cas, on ouvrit l’essentiel du marché à la concurrence car il était devenu possible d’avoir plusieurs infrastructures concurrentes. Le marché des télécommunications français en est un exemple que je vais examiner plus particulièrement car je le connais mieux.

Les télécoms : un marché devenu concurrentiel grâce au progrès technique

Jusque dans les années 70 il y avait un seul réseau téléphonique dédié au service de téléphonie vocale et la voix était transmise de façon analogique. Construire un deuxième réseau aurait été beaucoup trop coûteux. Sont alors apparues, tout d’abord, la téléphonie mobile qui ajoutait la composante de mobilité au service téléphonique et, d’autre part, la numérisation de la voix et sa transmission numérique, rendant potentiellement les réseaux multi-services. Il devenait beaucoup moins coûteux de construire de nouveaux réseaux et l’ouverture à la concurrence devenait possible. Pendant les années 90, la Communauté Européenne se dota d’un cadre et chaque pays européen, dont la France, installa une autorité de régulation des télécommunications.

En téléphonie mobile, il y eut bientôt trois concurrents : SFR, Bouygues Télécom et, bien sûr, France Télécom, devenue Orange, que je continuerai à appeler France Télécom. Les concurrents de cette dernière purent acquérir, sous la supervision de l’ARCEP, des fréquences indispensables pour faire fonctionner un réseau mobile national. Par ailleurs, les technologies numériques offrirent de nouvelles possibilités avec le développement des technologies DSL sur ligne de cuivre permettant le transfert de données à haut débit. La ligne téléphonique partant d’un poste fixe aboutit à un premier nœud du réseau appelé répartiteur. Les répartiteurs regroupent de quelques centaines de lignes en campagne à quelques dizaines de milliers de lignes en ville. Il y en a environ 10 000 sur le territoire national. L’opération qui consiste à dériver à partir du répartiteur les lignes dont les propriétaires ont choisi un autre opérateur que France Télécom vers un autre réseau que celui de France Télécom est appelée dégroupage. Evidemment, l’opérateur concurrent de France Télécom doit construire un réseau reliant les répartiteurs du territoire. Mais ce réseau numérique est beaucoup moins couteux que le réseau complet de France Télécom. D’autre part, il est possible d’entrer sur le marché sans avoir un réseau qui couvre complètement le territoire. Trois opérateurs se lancèrent avec succès dans le dégroupage : outre SFR et Bouygues, il y eut Free. Ce dernier, le quatrième opérateur français, construisit également un réseau mobile. S’il semble que la concurrence sur le marché mobile, avant l’entrée du quatrième opérateur Free, resta modérée, puisque les trois opérateurs présents furent sanctionnés pour entente par le Conseil de la concurrence, le marché français était, après l’entrée de Free, concurrentiel et, ainsi, les tarifs du téléphone et de l’accès à internet haut débit, fixe et mobile, se situent chez nous parmi les plus bas du monde.

Le rôle de l’autorité de régulation a été essentiel

Plusieurs facteurs ont permis cette évolution favorable. Tout d’abord l’existence d’entreprises désireuses d’entrer sur le marché de la téléphonie et capables de faire les investissements nécessaires. Le marché de la téléphonie était rentable. L’interaction entre ces entreprises étant nécessairement complexe, une régulation était souhaitable et c’est ce que prévoyait le cadre européen. Le Parlement français vota en 1996 une loi organisant la régulation et instituant l’ARCEP. Celle-ci est dirigée par un conseil, avec un président nommé en Conseil des Ministres. L’ARCEP est indépendante, en particulier des ministres, possède un budget propre et dispose de pouvoirs spécifiques à l’égard des opérateurs téléphoniques. Il est crucial que les personnalités composant le Conseil soient pleinement indépendantes de toutes les entreprises régulées ou susceptibles de l’être. Les autorités de régulation dont les conseils comprenaient des représentants plus ou moins officieux des entreprises régulées ont mal fonctionné, oscillant entre paralysie et décisions inappropriées.

Quelles sont les tâches du régulateur des télécommunications ? La première est le suivi statistique détaillé des réseaux et de leurs caractéristiques. En conséquence, le régulateur apprécie et publie le degré de couverture de chaque réseau. Un opérateur qui développe son réseau a intérêt à commencer par les zones les plus denses, les villes, et à repousser à plus tard les zones les moins denses. Un objectif de couverture minimale a donc été associé à l’acquisition de fréquences par les opérateurs. Il appartient au régulateur de suivre l’extension de la couverture de chaque opérateur. Il se trouve ainsi placé entre ceux-ci et les innombrables politiciens qui réclament une couverture complète. Le problème se renouvelle avec la succession des technologies mobiles : deuxième génération tout d’abord, puis troisième et quatrième, en cours de déploiement massif, et enfin, nous en sommes au début de la mise en œuvre, la cinquième.

La couverture de la 4G est maintenant suffisamment avancée pour que l’objectif de couverture complète soit à portée. On ne sait encore rien de la façon dont évoluera la couverture de la 5G. Autrefois, la téléphonie mobile ne transmettait guère que la voix. Aujourd’hui elle transmet de gros paquets de données. Il en est de même pour la téléphonie fixe. La ligne, autrefois purement téléphonique, débouche dans l’appartement non seulement sur le téléphone mais aussi sur de multiples appareils électroniques tels la télévision et l’ordinateur. Ainsi, pour chaque nouvelle technologie, le régulateur doit fixer des objectifs de couverture et suivre l’avancement vers ces objectifs.

Le régulateur a pour deuxième tâche de réguler le dégroupage. Le dégroupage est une offre de service de gros par l’opérateur historique à ses concurrents. La régulation a pour but d’ordonner la construction d’une telle offre et faire que celle-ci soit techniquement et financièrement attractive. Cela s’est révélé possible et France Télécom joua correctement le jeu même s’il aurait souhaité un tarif de dégroupage plus élevé. Le dégroupage est à peu près achevé depuis une dizaine d’années mais une surveillance reste nécessaire car le réseau bouge, notamment du fait de l’évolution technique. L’appelant et l’appelé n’ont pas nécessairement le même opérateur. Si tel est le cas, il y a deux opérateurs concernés par une communication. Il faut donc choisir l’itinéraire de la communication. Il faut également répartir le tarif de la communication payée intégralement par l’appelant. Ce fut réglé dès le début de l’ouverture à la concurrence au travers des règles d’interconnexion.

La surveillance des tarifs, tâche aujourd’hui dépassée

La surveillance des tarifs, ce que payent au total les usagers, est une autre tâche du régulateur. Cette surveillance était importante au début de l’ouverture à la concurrence. Maintenant que la concurrence est bien installée, elle n’implique plus d’intervention de la part du régulateur. De même, le régulateur devait veiller à ce qu’existe partout une offre de service téléphonique abordable, notamment sous la forme de cabines téléphoniques de France Télécom bien réparties sur le territoire. C’est devenu largement inutile. Enfin l’ARCEP joue le rôle de tribunal de premier instance pour le règlement de différends entre les opérateurs. Si l’une des parties du différend n’est pas satisfaite par le règlement, elle peut faire appel auprès de la Cour d’appel de Paris.

Le rôle de l’autorité de régulation évolue avec le temps. Certaines tâches sont derrière nous et deviennent secondaires. Ce rôle est moins crucial aujourd’hui qu’il ne l’était il y a vingt ans. Ceci dit, le progrès technique renouvelle les problèmes. Du coup l’ARCEP reste confrontée à un ensemble de tâches très significatif. Ainsi, elle a eu plus de relations avec la Chambre des députés qu’elle ne l’imaginait à sa création. En effet, l’Assemblée Nationale a tendance à se méfier des autorités indépendantes dont le pouvoir s’exerce au détriment de celui du pouvoir exécutif. Du coup, l’ARCEP a dû suivre de près les activités de la Chambre et expliquer patiemment et longuement son organisation et ses décisions.

Un marché qui aurait dû être régulé : les autoroutes

Je n’évoquerai pas les autres autorités de régulation. Je me contenterai de donner l’exemple d’un secteur qui aurait dû en être doté et ne l’a pas été. C’est le secteur des autoroutes. Celles-ci ont été privatisées en 2005. Elles ont été vendues le plus souvent à des entreprises de travaux publics. Celles-ci se sont trouvées en situation monopolistique sur les trajets des autoroutes qu’elles possédaient. Elles se sont réservé les travaux à effectuer. Les conséquences ne se sont pas fait attendre : péages élevés et bond de la valeur boursière des sociétés propriétaires. Il aurait fallu accompagner la privatisation de la mise en place d’une régulation des péages et d’une obligation de mise en concurrence pour les travaux. Une telle régulation aurait pu être réalisée soit par une autorité de régulation à créer soit, à la rigueur, par l’administration. Les contrats de vente ne prévoyant pas cela, il est extrêmement difficile de revenir en arrière.

Les tarifs d’entreprises privées en situation de monopole naturel doivent être contraints. Ces entreprises, non disciplinables par la concurrence, doivent faire l’objet d‘une régulation publique spécifique assise sur une bonne information. Un ancien élève de l’ENSAE n’aura pas manqué à la lecture de ce texte de constater l’importance du raisonnement microéconomique dans la régulation des télécommunications. Ma connaissance de la théorie microéconomique m’a beaucoup aidé. Evidemment ce n’était pas suffisant et j’ai énormément apprécié l’apport des ingénieurs télécom.


[1] L’ARCEP couvre, comme son nom l’indique, la Poste. Mais le sujet étant complètement différent, je n’en parlerai pas.

Paul Champsaur
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