Lâanalyse des contributions des Français au Grand dĂ©bat National a montrĂ© quâils veulent plus de « justice fiscale », mais il est trĂšs difficile de dĂ©finir ce quâest un impĂŽt juste, a fortiori de comparer le caractĂšre plus ou moins juste des systĂšmes fiscaux de diffĂ©rents pays. En outre, il est prĂ©fĂ©rable dâexaminer simultanĂ©ment les effets des prĂ©lĂšvements obligatoires et des dĂ©penses publiques, en particulier des prestations sociales, sur la distribution des revenus. Il est alors possible de comparer lâampleur de la redistribution entre les pays et le systĂšme fiscalo-social français apparaĂźt plus « juste » que la moyenne europĂ©enne.
1)   Il est difficile de définir un « impÎt juste »
Selon lâarticle 13 de la DĂ©claration des Droits de lâHomme et du Citoyen : « pour l’entretien de la force publique, et pour les dĂ©penses d’administration, une contribution commune est indispensable : elle doit ĂȘtre Ă©galement rĂ©partie entre tous les citoyens, en raison de leurs facultĂ©s ». Deux grands principes de droit fiscal peuvent en ĂȘtre tirĂ©s : les citoyens qui ont les mĂȘmes facultĂ©s doivent payer le mĂȘme impĂŽt ; les citoyens qui ont plus de facultĂ©s que les autres doivent payer plus dâimpĂŽts. Si ces principes sont relativement faciles Ă exprimer, il en existe de multiples interprĂ©tations et leur mise en Ćuvre pratique est souvent trĂšs compliquĂ©e.
a)    Les citoyens qui ont les mĂȘmes facultĂ©s doivent payer le mĂȘme impĂŽt
Le mot « citoyen » pose un premier problĂšme, car il peut sâagir dâun individu, dâune famille ou dâun mĂ©nage au sens statistique des habitants dâun mĂȘme logement. En pratique, le droit fiscal français retient plusieurs dĂ©finitions : la CSG est due par chaque personne, la taxe dâhabitation par les habitants dâun mĂȘme logement et lâimpĂŽt sur le revenu par des « foyers fiscaux » qui ressemblent Ă des familles.
La dĂ©finition du mot « faculté » nâest pas plus simple, mĂȘme sâil est gĂ©nĂ©ralement admis quâil sâagit du revenu. En effet, il nâest pas sĂ»r quâun cĂ©libataire sans enfant et un couple avec quatre enfants ayant un mĂȘme revenu annuel aient la mĂȘme facultĂ© et doivent payer le mĂȘme impĂŽt. En France, le couple avec enfants paye un impĂŽt sur le revenu plus faible que le cĂ©libataire sans enfant ayant le mĂȘme revenu. Dans la plupart des autres pays, il paye le mĂȘme impĂŽt sur le revenu et la charge dâenfants est prise en compte seulement Ă travers les prestations familiales.
Ensuite, tous les revenus ne doivent pas nĂ©cessairement ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme une facultĂ© contributive et ĂȘtre imposables, comme le montrent les deux exemples suivants.
Imposer des prestations sociales (retraitesâŠ) revient dâune certaine façon pour lâEtat Ă reprendre dâune main ce quâil a donnĂ© de lâautre. On pourrait concevoir que ces prestations soient plus faibles et non imposĂ©es (ou plus Ă©levĂ©es et plus imposĂ©es). En France, certaines prestations sont imposĂ©es (retraites), souvent Ă un taux infĂ©rieur Ă celui de droit commun (CSG sur les retraites, et dâautres ne sont pas imposĂ©es (prestations familiales). Cette rĂ©partition des prestations entre celles qui sont imposĂ©es, au taux normal ou Ă un taux infĂ©rieur, et celles qui ne le sont pas varie beaucoup dâun pays Ă lâautre.
Le produit de la vente dâun bien ne peut pas ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un revenu car si ce bien a Ă©tĂ© vendu moins cher quâil nâa Ă©tĂ© achetĂ©, le contribuable a en rĂ©alitĂ© vu sa facultĂ© contributive diminuer. Câest la plus-value rĂ©alisĂ©e qui doit ĂȘtre imposĂ©e et, logiquement, les moins-values devraient donner lieu Ă une rĂ©duction dâimpĂŽt. Le traitement fiscal des plus et moins-values est en pratique souvent diffĂ©rent dâun pays Ă lâautre.
Enfin, deux citoyens ayant le mĂȘme revenu nâont pas vraiment la mĂȘme facultĂ© contributive si lâun dĂ©tient un patrimoine beaucoup plus important que lâautre. Le patrimoine devrait donc ĂȘtre pris en compte pour apprĂ©cier la facultĂ© contributive rĂ©elle. Cependant, le patrimoine a dĂ©jĂ Ă©tĂ© taxĂ© puisquâil rĂ©sulte soit dâun hĂ©ritage soumis aux droits de succession soit de lâĂ©pargne de revenus eux-mĂȘmes dĂ©jĂ imposĂ©s. En outre, la valeur de ce patrimoine est toujours plus ou moins hypothĂ©tique tant quâil nâest pas vendu. Les impĂŽts gĂ©nĂ©raux sur le patrimoine, comme lâĂ©tait lâISF en France, nâexistent que dans de rares pays alors mĂȘme que les droits de successions Ă lâĂ©tranger sont souvent plus faibles quâen France.
b)    Les citoyens qui ont plus de facultĂ©s doivent payer plus dâimpĂŽts
A supposer que les facultĂ©s des citoyens contribuables puissent ĂȘtre mesurĂ©es par leurs revenus, il faut encore prĂ©ciser ce que peut signifier une « rĂ©partition Ă©gale en raison de ces facultĂ©s ». LâimpĂŽt peut en effet ĂȘtre proportionnel, progressif ou dĂ©gressif.
En janvier 2019, un Ă©chantillon reprĂ©sentatif de Français a rĂ©pondu Ă un sondage en ligne de lâinstitut Harris Interactive Ă 68 % ĂȘtre dâaccord avec lâaffirmation selon laquelle « plus un français dispose de revenus Ă©levĂ©s, plus son taux dâimposition doit ĂȘtre important » et Ă 38 % ĂȘtre dâaccord avec « il faut appliquer le mĂȘme taux dâimposition Ă tous les Français, quel que soit leur niveau de revenus »[1]. Si dâautres questions de ce sondage montrent que le concept de taux dâimposition est diversement compris, il apparait que les Français sont plutĂŽt favorables Ă un impĂŽt progressif mais aussi que lâimpĂŽt proportionnel a beaucoup de dĂ©fenseurs.
Les Ă©conomistes sont trĂšs majoritairement favorables Ă des impĂŽts progressifs. Dâune part, ils considĂšrent que prĂ©lever 1 % des revenus dâun mĂ©nage rĂ©duit moins son bien-ĂȘtre quand ce mĂ©nage a un revenu plus important. Dâautre part, seuls des impĂŽts progressifs peuvent contribuer Ă redistribuer les revenus et corriger les inĂ©galitĂ©s.
Le degrĂ© global de progressivitĂ© dâun impĂŽt est toutefois difficile Ă mesurer. En effet, la progressivitĂ© est une propriĂ©tĂ© locale de la fonction qui relie le taux moyen dâimposition au revenu. Un impĂŽt peut ĂȘtre progressif sur un intervalle de revenu et dĂ©gressif sur un autre.
De plus, lâapprĂ©ciation de la progressivitĂ© ne doit pas se limiter aux impĂŽts sur le revenu. Les effets de leur progressivitĂ© sur la distribution des revenus disponibles peuvent en effet ĂȘtre compensĂ©s par les effets opposĂ©s dâimpĂŽts qui pĂšsent plus lourdement sur les mĂ©nages les plus pauvres, comme les impĂŽts indirects (TVA, taxes sur les carburantsâŠ).
En consĂ©quence, il faut examiner la progressivitĂ© globale de lâensemble des prĂ©lĂšvements obligatoires, impĂŽts et cotisations sociales, quâils soient perçus par lâEtat, les collectivitĂ©s locales ou les organismes de sĂ©curitĂ© sociale et quâils soient payĂ©s par les mĂ©nages ou les entreprises.
Les analyses globales de la progressivitĂ© des prĂ©lĂšvements obligatoires en France sont rares et anciennes (une des plus approfondies a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e par lâinstitut des politiques publiques en 2012). Elles ne permettent pas dâen tirer des indicateurs de progressivitĂ© globale pouvant ĂȘtre comparĂ©s Ă ceux dâautres pays.
2)Â Â Â Il faut examiner lâensemble du systĂšme fiscalo-social
Les analyses des prĂ©lĂšvements obligatoires qui ont Ă©tĂ© menĂ©es en France montrent nĂ©anmoins quâils sont progressifs jusquâen haut de lâĂ©chelle des revenus oĂč ils deviennent dĂ©gressifs pour les trĂšs hauts revenus. Cette dĂ©gressivitĂ© rĂ©sulte cependant surtout du plafonnement des cotisations sociales aux rĂ©gimes de retraite et dâassurance chĂŽmage. Or, les prestations versĂ©es par ces rĂ©gimes sont elles aussi plafonnĂ©es et il faut donc soit prendre en compte soit exclure Ă la fois les cotisations et les prestations. Comme ces rĂ©gimes dâassurances sociales nâont en principe pas vocation Ă faire de la redistribution, il est prĂ©fĂ©rable de les exclure.
Comme indiquĂ© plus haut, les charges de famille peuvent ĂȘtre prises en compte par le systĂšme fiscal et/ou par des prestations sociales. Plus gĂ©nĂ©ralement, les aides aux mĂ©nages peuvent prendre la forme de prestations sociales ou dâallĂšgements dâimpĂŽts. Par exemple, pour redistribuer du pouvoir dâachat aux mĂ©nages les moins aisĂ©s, on peut aussi bien repousser le seuil dâimposition des revenus quâaugmenter les prestations sous condition de ressources. Les pratiques nationales sont Ă cet Ă©gard trĂšs diverses. En comparaisons internationales, il faut donc examiner lâensemble du systĂšme fiscalo-social.
Les instituts statistiques retiennent en pratique une liste limitĂ©e de prĂ©lĂšvements et prestations sociales qui est harmonisĂ©e au niveau international de façon Ă permettre les comparaisons. LâInsee, lâOCDE et Eurostat retiennent ainsi pour la France :
– sâagissant des prĂ©lĂšvements obligatoires, lâimpĂŽt sur le revenu, la taxe dâhabitation, les cotisations sociales de la branche famille, la CSG, la CRDS et les autres contributions sociales (prĂ©lĂšvements sociaux sur les revenus du capitalâŠ) ;
– sâagissant des dĂ©penses publiques, les prestations familiales, les aides au logement, lâallocation personnelle dâautonomie, la prime dâactivitĂ© et les minima sociaux (RSA, minimum vieillesse, allocation aux adultes handicapĂ©sâŠ).
Il est ainsi possible de comparer des niveaux de vie (revenu par unitĂ© de consommation) avant et aprĂšs redistribution par fractile et dâen tirer des indicateurs tels que les taux de redistribution par fractile. Le rĂ©sultat est diffĂ©rent suivant la nature des fractiles (dĂ©ciles, centilesâŠ), suivant quâon examine le premier ou le dernier fractile et quâon les compare entre eux ou avec la mĂ©diane ou la moyenne.
Le coefficient de Gini ayant lâavantage dâĂȘtre synthĂ©tique, il est privilĂ©giĂ© dans les comparaisons internationales. Lâampleur de la redistribution peut ainsi ĂȘtre comparĂ©e dâun pays Ă lâautre en retenant lâĂ©cart entre les coefficients de Gini avant et aprĂšs redistribution.
3)   La redistribution est plus forte en France que dans la moyenne européenne
Selon Eurostat, cet Ă©cart entre les coefficients de Gini avant et aprĂšs redistribution est Ă©gal Ă 6,4 en France en 2017 (un coefficient de 100 correspond Ă une distribution totalement inĂ©galitaire), contre une moyenne de 4,9 dans la zone euro et de 5,3 dans lâUnion europĂ©enne. Lâampleur de la redistribution en France est donc plus importante que les moyennes europĂ©ennes. Elle est plus faible quâen SuĂšde (8,7) et au Royaume-Uni (7,8). Elle est nettement plus forte quâen Italie (2,2) et en Espagne (4,0) et un peu plus forte quâen Allemagne (5,9).
Les inĂ©galitĂ©s de niveau de vie aprĂšs redistribution dĂ©pendent de lâampleur de la redistribution mais aussi des inĂ©galitĂ©s avant redistribution. Le coefficient de Gini du niveau de vie aprĂšs redistribution est Ă©gal Ă 29,3 en France en 2017 contre des moyennes de 30,5 dans la zone euro et de 30,7 dans lâUnion europĂ©enne. La France est donc finalement un peu plus Ă©galitaire que la moyenne europĂ©enne. Câest aussi le cas de lâAllemagne (29,1).
Le Royaume-Uni est bien plus inĂ©galitaire avant redistribution et le reste aprĂšs (33,1) malgrĂ© une forte redistribution. LâItalie et lâEspagne restent plus inĂ©galitaires aprĂšs redistribution (32,7 et 34,1). La SuĂšde (28,0), la Belgique (26,0) et les Pays-Bas (27,1) sont plus Ă©galitaires que la moyenne.
Le coefficient de Gini nâapprend toutefois rien sur les extrĂȘmes de la distribution des revenus (taux de pauvretĂ©, concentration des revenus sur le dernier centileâŠ) et un pays peut avoir un faible coefficient de Gini tout en ayant un fort taux de pauvretĂ©. Il doit donc ĂȘtre complĂ©tĂ© par des indicateurs tels que le taux de pauvretĂ© ou la part des revenus perçue par le dĂ©cile ou le centile de mĂ©nages les plus aisĂ©s.
Les revenus du dernier centile sont souvent trĂšs mal connus mais il semble quâil concentre une part de plus en plus importante des revenus dans certains pays (cf. rapport sur les inĂ©galitĂ©s mondiales). Aux Etats-Unis, cette part serait ainsi passĂ©e d’environ 10% Ă environ 20% entre le milieu des annĂ©es 70 et aujourd’hui. Il semble toutefois que ce phĂ©nomĂšne soit beaucoup moins marquĂ© en France, mais les donnĂ©es disponibles manquent de prĂ©cision pour le confirmer.
Selon Eurostat, le taux de pauvretĂ© est de 13,3 % en France en 2017, contre une moyenne de 16,9 % dans la zone euro et lâUnion europĂ©enne. Il figure parmi les plus bas (6Ăšme rang) de lâUnion europĂ©enne et il est le plus faible parmi les grands pays (hors Pays-Bas ; 13,2 %). Les taux de pauvretĂ© sont de 16,1 % en Allemagne, de 17,0 % au Royaume-Uni, de 20,3 % en Italie, de 21,6 % en Espagne, de 15,9 % en Belgique et de 15,8 % en SuĂšde. A cette aune, le systĂšme fiscalo-social est plus juste en France que dans la plupart des autres pays europĂ©ens.
Il reste enfin que ces indicateurs ne donnent quâune photographie de la redistribution et des inĂ©galitĂ©s Ă un moment donnĂ©. Or la France se singularise surtout par une inĂ©galitĂ© des chances de monter dans « lâascenseur social ». Elle devrait ĂȘtre corrigĂ©e surtout par le systĂšme Ă©ducatif mais elle lâest beaucoup moins en France que dans les autres pays.
[1] Certains sondĂ©s sont dâaccord avec les deux propositions.
- Les finances publiques et l’action pour le climat - 21 octobre 2024
- Les finances publiques en 2023 - 15 avril 2024
- Cinquante ans de dépenses publiques en France (1972-2022) - 16 novembre 2023
Merci pour cet article trĂšs clair et nourri. Je regrette juste l’absence de cible sur les indicateurs de Gini et taux de pauvretĂ©. Entre combien et combien (fourchette) pour chacun, on pense que c’est un bon niveau, et sur quoi on se base pour le dire. Bien Ă©videmment un indicateur de Gini Ă 100 semble un niveau Ă Ă©viter absolument mais Ă 0 aussi. Donc oĂč aller ?
Bonjour et merci pour le commentaire, l’Ă©conomiste ne peux pas dire quel est le bon niveau ; c’est un choix politique ; il peut seulement Ă©clairer ce choix par des comparaisons internationales ou en rappelant qu’il peut y avoir un arbitrage Ă faire entre Ă©quitĂ© et efficacitĂ©