Pour une Paulina Garcia ou une Julianne Moore – les excellentes « Gloria » des deux films éponymes successifs de Sebastián Lelio – combien d’actrices disparaissent de l’écran passés 55 ans, ou même 40 ?

Les Décodeurs du Monde se sont penchés l’année dernière sur la carrière des actrices en France, en s’appuyant sur Wikipédia et la base IMDB. Ils ont constaté que les carrières des femmes étaient beaucoup plus courtes que celles des hommes, et rapporté que la proportion de rôles féminins était plus faible dans les tranches d’âge supérieures. Mais cette situation est-elle la même dans tous les pays ? Evolue-t-elle dans le temps ? Ce sont les questions auxquelles nous essayons de répondre ici[1] avec les données de l’Internet Movie DataBase  (IMDB).

Les données : l’IMDB est[2] la plus grande base de données collaborative du monde, qui donne des informations sur plus de 5 millions d’œuvres et plus de  9 millions de personnes dans le monde entier. La base recense aussi bien des séries TV que des films, de fiction ou documentaires, courts ou longs métrages ; des fonctions d’acteur, de réalisateur, de scénariste.. ; et les personnes tenant ces différentes fonctions. Nous nous sommes attachés ici aux oeuvres de cinéma de fiction long métrage (hors animation et film X) et aux fonctions d’actrices et d’acteurs dans ces films. La base est très fournie dans les périodes récentes, avec une quantité décroissante en remontant le temps jusqu’au début du 20ème siècle. Nous nous sommes attachés ici principalement aux 30 dernières années.

  • Pyramide des âges

Voici, à gauche, la distribution des âges des actrices et acteurs visibles au cinéma dans les films de fiction tournés depuis 1990  (du moins ceux recensés dans la base IMDB), en format « pyramide des âges ».

Pour donner un élément de comparaison, on a fait figurer à droite la pyramide des âges actuelle aux USA (le pays le plus représenté dans la base IMDB).

Lecture : à gauche, on a indiqué la quantité de rôles dans tous les longs métrages de cinéma de fiction de la base depuis 1990 pour un âge donné, en vert pour les hommes, en bleu pour les femmes. L’âge retenu est celui de l’actrice ou acteur au moment de la sortie du film. Ainsi l’âge le plus représenté (mode) parmi les actrices est 29 ans, et 36 ans pour les acteurs.    

On remarque :

  • La dissymétrie au cinéma entre hommes et femmes (dessin de gauche) : les hommes sont plus nombreux, les femmes souvent jeunes, alors que dans la « vraie vie » (par exemple ici la pyramide des âges de la population américaine en 2017 à droite) les populations d’hommes et de femmes sont équilibrées dans chaque classe d’âge (sauf chez les personnes très âgées).
  • L’absence d’enfants et de personnes âgées : d’une certaine façon c’est attendu. Acteur, c’est un métier, pas étonnant qu’il soit plutôt exercé par des adultes en âge de travailler. Mais au cinéma la retraite semble arriver bien tôt pour les femmes !

En France aussi ?

Mais notre échantillon de films est hétérogène : mondial, et s’étendant sur 100 ans. En se limitant à un univers plus homogène et plus proche, les films français tournés depuis 1990, peut-être le jeunisme et le sexisme s’estompent-ils ?

Manifestement, en France aussi, dans la période récente, comme l’indiquait les Décodeurs, le biais de représentation des genres est présent[3]. Les rôles masculins sont typiquement interprétés  par des hommes de 40 ans environ et les rôles féminins par des femmes d’à peine 30. Les rôles d’hommes sont plus nombreux que les rôles de femmes, spécialement après la trentaine. L’invisibilité au cinéma des femmes de plus de 50 ans, dénoncée par les actrices, est bien réelle.

Un emploi comme un autre ?

Mais il est vrai qu’actrice ou acteur, c’est aussi un métier. Peut-être les disparités d’âge à l’écran sont-elles le reflet d’un phénomène présent dans toute la population active ?

Pour le vérifier, nous avons comparé cette fois la répartition par classe d’âges des rôles de cinéma de la base, cette fois depuis 2000, en France, avec celle de la population active française (source Insee).

Les chiffres sont les suivants (hors moins de 15 ans) :

Lecture : 20% de la population active a moins de 30 ans, tandis que 19% des rôles dans les films de fiction français référencés depuis 2000 ont été attribués à des acteurs de moins de 30 ans à la sortie du film. 

En sommant par genre, on observe que la répartition des rôles par classes d’âges des acteurs est assez comparable à celle d’autres activités professionnelles. Même si les 50/59 ans sont moins représentés que dans la population active en général (15% contre 24%), le « jeunisme » du cinéma apparaît tout relatif, puisque 14% des rôles adultes sont interprétés par des acteurs de plus 60 ans, tandis que les seniors ne représentent que 6% de la population active dans la société. La forte présence d’acteurs âgés tient au fait… qu’ils jouent des personnages âgés. Quoiqu’il en soit, au total, les plus de 50 ans sont proportionnellement aussi nombreux à l’écran que dans la population active.

La similarité avec la population active s’évanouit cependant lorsqu’on examine les chiffres par genre. Le « sous-emploi » des 50-59 ans concernent essentiellement les femmes (4% des rôles pour les 50-59 ans). Le phénomène les concerne dès la quarantaine (seulement 8% des rôles pour cette catégorie).

Lecture : 10% des rôles au cinéma, depuis 2000, en France, sont tenus par des hommes de plus de 60 ans.  Dans la vie professionnelle « normale », un quart des actifs sont des femmes de 40 à 60 ans. Les actrices de cette catégorie d’âge n’occupent en revanche que 12% des rôles dans les films français sortis depuis le début du XXIe siècle.

Qui leur vole la vedette ? Autrement dit, qui est sur-représenté par rapport à la population active ? Sans surprise, des hommes de 30 à 50 ans, mais aussi de plus de 60 ans vieux mâles : les seniors trustent 10% des rôles masculins, une catégorie marginale dans la vie active « normale ».

C’est confirmé : il existe bel et bien un « jeunisme » propre au cinéma, mais qui s’exerce tout spécialement à l’encontre des femmes

Au vu des chiffres, on peut présumer que les causes du phénomène sont pour une part un certain appétit pour la chair fraîche féminine (qui pourrait d’ailleurs être plutôt le fait des réalisateurs que du public[4]), mais une attribution importante de rôles « mûrs » à des hommes qui serait retraités dans une autre profession.

Pour lutter contre ce phénomène, la « Commission du Tunnel de l’actrice de 50 ans » des Actrices et Acteurs de France Associés (AAFA) préconise de ne pas genrer à l’avance dans les scénarios les rôles qui ne l’exigent pas, en particulier les rôles d’autorité de personnages mûrs. Les chiffres confirment la pertinence de cette proposition.

Certains témoignages d’actrices suggèrent que les difficultés à trouver un rôle seraient particulièrement importantes pour les actrices dans la cinquantaine, mais seraient moindres ensuite. Les chiffres semblent au premier abord contredire ces affirmations puisqu’on voit que 3% seulement des rôles concernent des actrices de plus de 60 ans tandis que 4% concernent des actrices de 50 à 60 ans. La contradiction n’est qu’apparente : l’offre de rôles est effectivement un peu plus faible pour la tranche des plus de 60 ans, mais on peut supposer, par analogie avec le reste de la population active (où la baisse d’emploi est très forte après 60 ans), que la demande des actrices est probablement nettement plus faible aussi à cet âge, d’où une moins grande difficulté à trouver un rôle pour celles qui le souhaitent. Pour la plupart, au bout du fameux « tunnel de l’actrice de 50 ans » se trouve… la retraite.

Un phénomène universel ?  

Nous nous doutons que la sous-représentation des femmes moins jeunes à l’écran n’est pas un phénomène seulement français. Livrons-nous à quelques comparaisons internationales, sur les pays les plus représentés dans la base IMDB qui sont, dans l’ordre décroissant, les Etats-Unis (de loin le premier), l’Inde, la Grande-Bretagne, la France, le Brésil et le Japon. Examinons les « pyramides des âges » des rôles dans les différents pays[5].

Données imdb, calculs hauteur, lissage sur classes d’ages de 5 ans, fenêtre triangulaire

A l’évidence les faits stylisés repérés (plus de rôles masculins, faiblesse de la représentation des femmes de plus de 40 ans) sont présents partout, mais avec des intensités variables, qui témoignent de différences marquées entre pays : dissymétrie par sexe très marquée dans les cinémas indien et japonais, moins au Brésil ; âge médian des hommes nettement plus élevé en Inde qu‘ailleurs, plus faible « érosion » des femmes avec l’âge dans le cinéma brésilien.

Ces différences marquées traduisent probablement, dans des proportions difficiles à déterminer, à la fois des systèmes de production de films différents entre Hollywood, Paris, Bollywood, etc. et des goûts de public différents.

Et dans le passé ?

Comparons les pyramides des âges des rôles aux Etats-Unis (pays le plus fourni de la base) sur les 3 dernières périodes de 20 ans :

Les rôles masculins semblent avoir un peu rajeuni (la distribution des rôles masculins se déplace vers le bas avec le temps. Les différences dans le temps semblent ici plutôt moins significatives que celles observées entre pays de production.

  • A new hope ? Examinons finalement les tendances sur la répartition des rôles entre hommes et femmes par catégorie d’âges (plus ou moins de 50 ans) :
  • Dans le monde (du moins dans la base IMDB, où le cinéma américain prédomine):

Données imdb, calculs auteur (moyennes mobiles sur 5 ans, fenêtre triangulaire)

On observe une nette hausse de la proportion d’hommes moins jeunes dans les années 70 et 80, au détriment des plus jeunes, et un phénomène récent de diminution de la part des hommes jeunes au profit des plus âgés, principalement hommes, mais aussi femmes.

  • En France[6]:

Données imdb, calculs auteur (moyennes mobiles sur 5 ans, fenêtre triangulaire)

Même si le plus faible nombre de données dans l’échantillon rend les courbes plus hachées et la lecture moins facile, les tendances paraissent comparables à celles observées dans les autres pays, avec une hausse de la part des moins jeunes, y compris femmes.

Les femmes de plus de 50 ans seraient-elles en train de devenir un peu plus visibles ?

Mots-clés : cinéma – actrices – IMDB – inégalités de genre


[1] Les calculs détaillés sont disponibles sur GitHub : https://github.com/ljmdeb/IMDB

[2] Source Wikipédia

[3] Le caractère d’apparence « dentelé » de l’échantillon français récent (par rapport au profil plus lisse de l’échantillon mondial depuis 1990) est la conséquence de ce que les données sont moins nombreuses dans le second échantillon que dans le premier.

[4] Cf. « Cachez ces rides qu’on ne saurait voir » Télérama 3618 du 18 mai 2019 https://www.telerama.fr/festival-de-cannes/2019/les-femmes-de-plus-de-50-ans,-ces-grandes-invisibles-du-cinema-francais,n6249010.php 

[5] Les données étant moins nombreuses sur ces durées plus courtes, les âges sont pris ici en moyenne sur des fenêtres triangulaires de 5 ans.

[6] Moyennes mobiles 5 ans sur fenêtres triangulaires